089 La justice des "sans-dents"

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   Bob Lemon en était à sa huitième rotation de la journée. Des chantiers, il en avait fait déjà pas mal, mais aucun n'avait été aussi pourri que celui-là : des camions déglingués, en surcharge permanente, des routes défoncées, des horaires à rallonge, et, pour couronner le tout, une paye misérable. Sans oublier ce chef de chantier hystérique. Celui-là, le jour où quelqu'un lui fera la peau, il n'y aura pas beaucoup de monde pour le pleurer.

Enfin le principal était que, ce soir, il allait fêter son anniversaire avec ses potes. L'alcool allait couler à flot, et ils finiraient tous beurrés, comme d'habitude. Ce n'était pas grave, le lendemain était jour de repos. Il repensa à son meilleur ami, Lien, et son inimitable accent asiatique lorsqu'il s'écriait :

« On m'appelle face de citron, mais grâce à toi je ne suis pas le seul représentant de cet agrume sur cette planète! ».

En effet, la langue utilisée ici était dérivée du français pour lequel, contrairement au galactic standard dérivé de l'anglais, lemon n'avait aucune signification particulière. Mais comme tout le monde comprenait aussi le galactic, la plaisanterie avait été savourée de tous. Du coup, « citron » était devenu son surnom, d'une manière aussi indélébile que le Bob marqué sur ses papiers.

Il tourna à droite à un carrefour et jura : une camionnette en double file lui bloquait le passage. Il écrasa le frein et s'arrêta, non sans mal, à moins de deux mètres de l'obstacle. Il klaxonnait pour marquer son impatience, lorsqu'il vit surgir trois hommes cagoulés pointant des armes sur lui. L'un d'eux ouvrit la portière du camion, et lui fit signe de descendre, ce qu'il fit, les jambes flageolantes. Deux hommes montèrent dans la cabine. Le troisième le traîna jusqu'à la camionnette puis, tout en le tenant en respect avec son arme, se mit au volant. En quelques secondes, ils avaient disparu au coin de la rue. Bob, commotionné, s'assit sur le bord du trottoir. Il venait de se faire braquer ! On lui avait pris son camion ! Il réalisa que son patron allait piquer une crise, l'accuser d'être de mèche avec ses agresseurs. Il avait beau n'y être pour rien, il fallait un lampiste, et il était tout désigné. D'un geste las, il composa le numéro de la police sur son oreillette.




L'homme au volant du camion éclata de rire et appliqua une grande claque sur l'épaule de Redo.

   — Du gâteau, ça a été du gâteau !

Redo ronchonna.

   — Ne t'excite pas trop Ralf : le plus dur reste à faire.

La camionnette, conduite par Neja, tourna à droite à un carrefour. Eux continuèrent tout droit vers le chantier. Redo ouvrit la fenêtre de la portière coté passager et, alors qu'ils arrivaient à destination, il s'accroupit devant le siège pour ne pas être vu de l'extérieur. Le camion s'arrêta en brinquebalant devant le contrôle d'entrée. Celui-ci était à gauche du portail, coté conducteur, alors que le repère de l'irrascible Tarlado se trouvait à droite. Ralf tendit le formulaire que Bob avait laissé sur le tableau de bord. L'homme de faction le prit et lui fit signe d'avancer. Mais la boite de vitesse se mit à craquer et le klaxon se déclencha. Tout ce ramdam eut l'effet escompté : Alberto Tarlado jaillit de son bureau, écumant de rage. Ralf cria : « maintenant ! ». Redo se redressa et brandit son pistolet. Tarlado fut atteint en pleine tête. La deuxième balle fut pour l'un des deux vigiles, puis il se recroquevilla dans la cabine alors que le deuxième vigile faisait feu. Le camion bondit en avant et s'élança dans le chantier en soulevant un nuage de poussière. Ralf le dirigea vers le fond du terrain, apparemment un cul de sac. Arrivé à cinquante mètres de la clôture, il fit le signal : trois coups de klaxon rapides. La barrière explosa, lui livrant un passage au dernier moment. Ils roulèrent durant quelques centaines de mètres avant de stopper, suivis par la camionnette que conduisait Neja. C'était lui qui avait placé les charges d'explosif. Il prit ses complices à son bord et ils se fondirent dans le dédale des rues. Quelques kilomètres plus loin, une voiture les attendait, et c'est avec ce véhicule qu'ils disparurent définitivement.




Arthur Nitzer relut le rapport sur l'attentat du chantier de construction. Il n'en croyait pas ses yeux. Derrière son bureau Simon Temton semblait, lui, très satisfait.

   — Alors mon cher ami, qu'en dis-tu ?

Arthur Nitzer explosa.

   — Nous ne pouvons plus cautionner les agissement de ce Tenos. Il a complètement perdu la tête. Tu te rends compte ? Un assassinat en plein jour, devant des dizaines de témoins.

   — Ne t'en fais pas, il ne s'en trouvera pas beaucoup pour aider la police.

   — Enfin, tu as l'air de trouver ça normal ! N'oublie pas que c'est avec notre argent qu'il fait ça. Il est temps de le lâcher sinon il nous entraînera dans sa chute. C'est inévitable.

   — L'homme est malin, et ses acolytes sont fidèles. Le risque est limité.

   — Mais à quoi cela sert-il de mettre en difficulté une société de construction. Elle ne porte aucune ombre à l'économie de Solera.

Simon Temton fronça les sourcils.

   — Voyons Arthur, tu es censé être mon conseiller et tu me sors une réflexion pareille ? Suis-je encore président de Solera ? Non, je suis député au conseil galactique.

Il soupira.

   — Je crois que je vais devoir donner des conseils à mon conseiller. Ma préoccupation n'est plus seulement de défendre ma planète, mais d'influer sur la politique globale de la galaxie. C'est la stratégie ultra-capitaliste des grosses entreprises que j'essaie d'enrayer, ou plutôt que je souhaite calmer. Si l'agitation sociale croit, il sera facile de désigner des responsables. Et ce ne sera pas seulement les « terroristes », mais aussi les entreprises qui les poussent au désespoir. Tenos me prépare le terrain. Je dois reconnaître qu'il est très fort. Cet assassinat ressemble à l'action d'un groupe isolé. Mais si tu as correctement lu le dossier, tu as constaté que cet événement intervient au milieu d'une situation conflictuelle entre la direction du chantier et les syndicats. Ceux-ci profitent de l'occasion pour remettre sur le tapis leurs revendications. Tout cela est parfaitement organisé. Le jour où j'ai « embauché » Tenos j'ai fait une très bonne affaire.

   — Mais il ne se rends pas compte que tu le manipules ?

   — Si, mais il s'en fout. C'est un idéaliste. Tant que je le laisserai gérer ses petites affaires, en me contentant d'alimenter sa caisse noire, il jouera le jeu. Et puis -Simon Temton avait un sourire ironique en regardant son mentor - il n'est pas question de le livrer aux autorités, il sait trop de choses sur moi. Toi qui t'inquiètes de la mort de ce nervi, serrais-tu prêt à organiser l'assassinat de Tenos ? Parce que ce serrait la seule solution pour nous de le neutraliser sans nous compromettre. Qu'en penses-tu ?

Arthur Nitzer qui s'était mis à faire les cent pas eu un geste désabusé.

   — Tu joues avec le feu depuis longtemps, fais gaffe à ne pas te brûler.

Simon Temton croisa ses mains et se pencha, les avants-bras appuyés sur le bureau.

   — Tu ne croyais pas que la politique pouvait être si...salissante ?

   — Je savais qu'il faudrait faire des compromis avec ma conscience, mais avoir du sang sur les mains ! Je suis dépassé Simon, ou plutôt tu m'as dépassé. Homme charismatique en public, comploteur sans scrupule en privé, comment fais-tu pour vivre cette dualité ?

   — J'ai un but. Rappelle-toi, c'est toi qui me l'a mis en tête. Je place mes pions patiemment, et au jour « J » personne ne pourra m'arrêter. Tenos est un détail dans ma stratégie. Un détail qui a son importance mais un détail quand même. C'est l'ensemble des détails qui forme le tout, tu verras.

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