4 [Un craquement : le passé, et une symphonie d'émotions]
Comme je l'imaginais, l'air est froid. Je me pelotonne dans mon blouson, fourre mes mains dans mes poches et rentre la tête dans les épaules. Je ne peux pas m'empêcher de regarder les jambes nues de Clymnestra, de songer combien elle doit être frigorifiée. Les yeux braqués sur le sol, je réalise que nos pas sont étonnement bien coordonnés. Nous marchons côte à côte et avançons les mêmes jambes en même temps, pareilles à une escadrille de deux soldats traçant résolument vers une ultime bataille. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas peur. Une illustre inconnue m'a contrainte à sortir de chez moi et à présent j'évolue avec elle en terrain hostile. Le monde, la ville, les gens, tout cela me terrifie. Alors pourquoi n'ai-je pas cette boule au ventre, ce nœud à l'estomac, comme avant ? C'est que Clymnestra m'apparaît de plus en plus comme une sorte de garde du corps, voire d'ange gardien. Pourtant, dans le fond, je devrais plutôt voir en elle une folle psychopathe bien informée sur moi qui me fait du chantage !
Je lève les yeux sur l'étrange jeune fille. Pas de dents serrées, pas de grelottement, ni le moindre frisson : elle est véritablement insensible au froid. Un pas de plus. Je sens quelque chose sous ma chaussure. Je baisse les yeux et me stoppe instantanément. C'est une feuille morte. Elle est en miettes, à présent. Le craquement des feuilles, c'est une chose que je n'ai jamais entendue non plus.
Je me souviens de l'époque où je marchais avec ma petite voisine jusqu'à son école, chaque matin. Et, en automne, elle s'amusait à écraser les feuilles mortes pour les faire craquer. Ça semblait lui plaire. J'aurais voulu savoir pourquoi. Mya, c'est ainsi qu'elle s'appelait. C'était simple à comprendre, sur les lèvres, comme prénom. Pendant de nombreuses années, elle a été la seule personne dont j'ai apprécié la compagnie, parce qu'elle était gentille et innocente. Je lui apprenais le langage des signes. Elle trouvait ça amusant. Elle était en quelque sorte ma confidente, ma petite sœur de substitution. Mais les petits grandissent et oublient ce que c'est que l'innocence. Mya a grandi, est entrée dans une plus grande école et s'est entichée d'une bande d'amis idiots. Mon manque de conversation est devenu handicapant et je n'ai plus apprécié la compagnie de personne.
Ah ! Tous ces fichus souvenirs qui resurgissent du plus profond de ma mémoire, là où ils étaient sagement enfouis, juste à cause d'une feuille morte et d'un craquement inaudible ! Les doigts de Clymnestra glissent sur mon omoplate, me ramenant au présent. Combien de temps suis-je restée plantée là, à fixer stupidement le sol en remuant le passé ? Assez longtemps pour paraître mal à l'aise, je suppose, puisque Clymnestra me propose de m'asseoir avec un air inquiet que je ne lui connaissais pas jusqu'alors. J'accepte sans hésiter.
Nous voilà assises sur un banc, au milieu du jardin public, côte à côte, silencieuses. Je pourrais lui parler, maintenant que je sais que nous maîtrisons le même langage. Seulement, je n'ai pas d'idée, je ne sais pas quoi lui dire. Ça m'a toujours ennuyé de devoir signer. À l'époque où j'étais scolarisée avec des tas de personnes comme moi, j'aurais pu me faire des amis, sans doute. Mais ça n'avait pas d'attrait. Je voulais seulement côtoyer des personnes ordinaires, des individus qui m'auraient arrachée au monde du silence.
Enfin, après un long moment, j'ose m'adresser à Clymnestra. Je lui demande si elle est sourde ou muette. Ni l'un, ni l'autre, m'assure-t-elle. Elle prend même la peine d'ajouter qu'elle est un vrai moulin à paroles et qu'elle adore la musique symphonique. Qu'est-ce que ça peut me faire ? Je n'ai même pas idée du son que peut produire une symphonie ! Clymnestra me dévisage. Je lis sur ses lèvres :
— En fait, ça t'indiffère ce que je raconte.
Je hoche la tête. Elle éclate de rire. Une personne ordinaire aurait été vexée. C'est quoi, son problème, à la fin ? Elle pose sa main sur la mienne et me sourit. C'est sincère, ça se voit. C'est ça le plus étonnant. Elle ne feint pas sa gaieté. C'est une vraie muraille, intouchable, impénétrable.
— Toi au moins, rit-elle, tu es honnête !
Si elle pouvait en faire autant et enfin me dire ce qu'elle attend de moi, ça m'arrangerait !
— Ce qui t'embête le plus, en fait, c'est que je te parle de choses dont tu ignores tout.
Que veut-elle dire par-là ?
— Tu peux l'admettre, tu sais. Ça t'ennuie que je te parle de musique parce que la musique, ça n'existe pas dans ton monde. Est-ce que tu as au moins déjà essayé d'aller à un concert ? D'allumer la radio ? Est-ce que tu pourrais me citer un groupe, sans réfléchir, ou le titre d'une chanson ?
Je la regarde, incrédule et hausse les sourcils. Elle est bouchée ? Je suis sourde ! La musique, ce n'est pas mon affaire.
— C'est bien ce que je pensais !
Je me tourne dos à elle et m'accoude sur le dossier du banc. Pourquoi cette fille est-elle si exaspérante ? Soudain, je vois Clymnestra bondir devant moi et me tendre la main. Elle m'annonce joyeusement :
— Il y a un orchestre qui joue, en ce moment, à deux pas d'ici. Allons voir ça !
Non, je refuse, qu'est-ce que je vais aller faire là-bas ? Ce n'est pas comme si je risquais d'entendre une seule note ! Mais Clymnestra ne tient pas compte de ce que j'en pense. Elle me tire par le bras et me force à me lever.
L'orchestre se produit sur la scène d'un vieil opéra, juste à l'autre bout du parc. En nous pressant, nous parvenons à la salle juste avant l'ouverture des portes. Clymnestra sort deux tickets de la poche de son long manteau. Quoi ? Elle les avait depuis le début ? Elle avait déjà la ferme intention de m'emmener ici avant notre conversation ! Mais dans quel but ?
Je ne sais pas ce que je dois croire, si je dois lui faire confiance. Elle est à la fois la chose la plus inattendue et la plus dérangeante qui me soit arrivée depuis des années ! Puisque je n'ai pas d'autre option, je la laisse me guider jusqu'à mon siège. Elle prend place à côté de moi. Bien sûr, je pourrais lui fausser compagnie, je pourrais partir et prendre un taxi ou un bus pour retourner jusque chez moi, où je retrouverais mon existence paisible et solitaire. Mais Clymnestra sait tout aussi bien que moi que j'en suis incapable. Ça doit faire cinq ans que je n'ai pas mis un pied dehors. Je serais perdue, dans cette ville où tout m'effraie. Elle m'a piégée, cette garce ! Quelle sera la prochaine étape de son plan diabolique ?
Je n'ai pas le temps d'y réfléchir. Déjà le rideau s'ouvre et la lumière s'estompe. Il y a tellement d'instruments sur cette scène que mes yeux ne parviennent pas à tous les distinguer. Je ne connais même pas le nom de certains. Je peux reconnaître des violons, des violoncelles, que je sais être un peu plus imposants, des contrebasses. Il y a aussi des flûtes, des clarinettes, de gros bassons, des trompettes et des trombones. Tout au fond, je devine les formes d'un xylophone et de caisses de tambours. Machinalement, mes mains donnent les noms des objets que je décompte. Lorsque j'ai terminé, Clymnestra me fait remarqué que j'ai oublié les altos, les cors, les tubas, et un tas de percussions. Je fronce les sourcils. Quelle différence il y a entre un violon et un alto ? je lui demande. Je parie qu'elle va encore trouver ma question ridicule ! Les cordes n'émettent pas les mêmes notes, m'indique-t-elle, et le son de l'alto est plus grave.
— Mais ça, tu ne pouvais pas le savoir.
Oh ! Elle se rappelle que je suis sourde ! Comme quoi, il ne faut pas désespérer.
Les musiciens font leur entrée sur scène et se mettent en place. Le chef d'orchestre arrive lui aussi, d'un pas lent et assuré. Il brandit sa baguette et, à ses ordres, les innombrables musiciens entament le concert. Ils semblent tous si concentrés. En quelques secondes, me voilà hypnotisée. Même si aucun son ne me parvient, le moindre de leurs gestes me fascine. Peu à peu, des vibrations envahissent la salle. Elles semblent venir de partout. Elles me paralysent, me montent à la tête, cognent dans ma gorge et font s'emballer mon cœur. Lui aussi se met à battre avec force, comme s'il voulait se joindre aux instruments de l'orchestre. Le sol frémit. Les murs tremblent. Même le plafond me donne l'impression d'être saccadé. Je suis dans une autre dimension. Toutes ces secousses autour de moi, c'est une symphonie. Je n'entends pas la symphonie, pas comme le commun des mortels. Je la ressens au plus profond de moi. Elle entre dans mon être, secoue tout à l'intérieur et sème sur son passage un merveilleux chaos. Je suis toute retournée.
Je demeure figée, en transe, pendant plus d'une heure. Et quand finalement les vibrations s'atténuent, que le rideau se ferme et que la pièce s'éclaire, mon regard reste fixe. La main de Clymnestra s'agite devant mes yeux. Je reprends mes esprits. Je la regarde. Je dois encore avoir l'air ahurie, bouche béante. Elle esquisse un sourire amusé et me demande :
— Ça t'a plu ?
Encore sous le choc, je hoche la tête avec peu d'assurance.
— Je savais que tu aimerais. Tu as senti ? C'était puissant, n'est-ce pas ?
Je remue plus vivement la tête. Mon enthousiasme paraît la ravir.
— Ça me fait plaisir que tu aies accepté de venir, ajoute Clymnestra. J'espère que tu as passé une bonne journée, bien que ça ait dû te paraître un peu étrange. J'ai quelques courses à faire, et ensuite je te ramène chez toi.
Des courses. Ça me rappelle que, ce matin, j'attendais l'arrivée du livreur. De toute ma vie, j'ai dû passer trois fois les portes d'un supermarché. Sur ces trois fois, il n'y en a qu'une où je n'ai pas rebroussé chemin aussitôt entrée dans la grande surface. Je crois qu'il n'y a pas de pire endroit au monde qu'un supermarché. Et pourtant, il y a de fortes chances pour que je sois contrainte d'être à nouveau confrontée à ma plus grande peur, aujourd'hui même.
Annotations