5 [Le vrombissement des moteurs et la sirène de l'ambulance]
Le feu passe au vert, pour les piétons. Je reste plantée devant le passage protégé, aussi figée qu'un réverbère. Clymnestra me secoue le bras.
- Tu viens ?
Mon regard est braqué sur la chaussée. Les voitures sont arrêtées. J'ai toujours eu peur de ces situations. Plus jeune, lorsque je me rendais à pied au lycée, je rallongeais de dix minutes mon trajet pour n'avoir à traverser qu'un parc public et deux ruelles peu passantes. Une fois adulte, j'ai choisi de me retirer dans une maison isolée, à l'écart de tout grand axe routier et, pour éliminer complètement le danger, de ne plus mettre le nez dehors. Plus jamais. Peu de gens auraient pu se le permettre. Heureusement, un solide héritage m'en a donné le luxe.
Face à mon hésitation, Clymnestra m'agrippe le bras et me traîne de force sur le goudron. Le sol est secoué des vrombissements de tous ces moteurs. Les gaz réchauffent l'atmosphère autour de moi. Une fumée opaque stagne dans l'air et l'odeur âcre des rejets de carbone s'infiltre dans mes narines. Je tousse. Je suffoque. Je suis encerclée, cernée, oppressée. Je n'ai jamais entendu le boucan des voitures agglutinées sur la chaussée. Mais je sais qu'elles en font et, en l'imaginant, je sème en moi une profonde angoisse. Entendre un danger imminent est, pour ceux qui le peuvent, le meilleur moyen d'y échapper. Voilà pourquoi je me suis toujours sentie en position de faiblesse devant ces monstres de ferraille, au point de refuser d'apprendre à en conduire un moi-même.
Enfin, nous atteignons le trottoir d'en face. Alors seulement je réalise que mon dos s'est courbé, que mes membres se sont crispés, se sont mis à trembler et que je me suis accrochée de toutes mes forces au bras de Clymnestra, si bien que je le serre, à présent, exactement comme je serrais ma peluche favorite quand j'étais petite,, afin de me rassurer dans l'obscurité. Confuse, je m'empresse de la lâcher et de m'écarter d'elle. Ça la fait rire. Tout la fait rire. En plus d'être une muraille inatteignable, elle est la joie de vivre incarnée ! Surhumain, c'est le seul mot qui me vient à l'esprit pour décrire cette fille.
L'épreuve que je redoute le plus m'attend deux rues plus loin. À mon grand soulagement, il ne nous est plus nécessaire de traverser de route. Néanmoins, les passants se pressent sur les trottoirs et je suis bousculée de toute part. Leur nombre impressionnant m'effraie. Presque sans m'en rendre compte, je finis par me raccrocher au bras de ma protectrice. Encore une fois, je me demande pourquoi je lui accorde ma confiance. Mais nous arrivons devant les portes du supermarché avant que j'aie trouvé la réponse à ce mystère.
Clymnestra lève les bras et les écarte d'un mouvement, avec assurance et légèreté. Simultanément, les portes automatiques s'ouvrent, donnant l'impression qu'elle les contrôle par un étrange sortilège. À en juger la précision de son geste et la parfaite coordination avec les portes du supermarché, je suppose qu'elle a fait ça toute sa vie. Je ne la comprends pas. Vraiment, je n'y parviens pas. Tout chez elle me semble dépourvu de logique. Et pourtant, toutes les choses absurdes qu'elle entreprend m'intriguent et éveillent en moi une émotion encore inconnue. Ça ressemble au doute, au désir de savoir, à la satisfaction aussi. Cependant, je n'arrive pas à mettre un mot dessus. Mentalement, je revois défiler des pages de dictionnaire que j'ai maintes fois épluchées. Aucun terme ne convient !
Je fais un pas en avant, tremblante. Voilà, j'y suis. Je viens de pénétrer dans le supermarché. Les portes de l'Enfer se referment derrière moi. C'est trop embarrassant de tenir le bras de Clymnestra. Alors j'enfonce mes mains dans mes poches, en essayant de me convaincre que tout va pour le mieux. Sous ma main, je sens les aiguilles de ma montre marquer d'un battement chaque seconde. Je caresse l'objet nerveusement. Je vois d'ici la foule qui s'entasse dans les rayons. C'est une véritable marée humaine qui s'étend au loin. Et seule une rangée de caisse est là, comme une digue, pour empêcher une vague de déferler dans ma direction. Mais il va falloir que je passe de l'autre côté de la digue pour me jeter à l'eau, dans la mer déchaînée de la masse qui piétine. Je suis tentée de demander à Clymnestra si je ne peux pas simplement l'attendre à l'entrée, le temps qu'elle fasse ses courses. Pourtant, après réflexion, j'y renonce : j'ai trop peur de ne pas la retrouver ensuite.
La drôle de fille m'adresse un sourire confiant et me tend la main. Je secoue la tête en signe de refus et garde résolument mes poings au fond de mes poches. Je suis déterminée à ne plus laisser transparaître ma faiblesse. Cependant, mon attitude anxieuse doit me trahir. Je ne peux m'empêcher de mordiller mes lèvres, baissant les yeux au sol, tandis que mes jambes flageolent. Clymnestra ne peut pas le voir, mais mon cœur bat à tout rompre. Nous passons un portique et plongeons dans la foule. Aussitôt, je suis entraînée dans un courant et il m'est impossible de faire marche arrière. Clymnestra se trouve à quelques pas devant moi. Emportée dans la cohue, je m'efforce de ne pas la perdre de vue.
Soudainement, ma protectrice tourne dans un rayon. Je suis trop loin pour pouvoir la suivre. Le courant persiste à m'éloigner d'elle. J'ouvre la bouche, comme pour crier, pour l'appeler à l'aide. Mais aucun son n'en sort. Les larmes me montent aux yeux pendant que les plaintes inaudibles s'échappent de ma gorge. Les battements de mon cœur s'accélèrent. J'ai beau la chercher du regard, je n'aperçois plus Clymnestra. Perdue. Je suis perdue, bousculée, chahutée, emportée malgré moi à l'autre bout du bâtiment. Mes tremblements deviennent des spasmes de plus en plus nombreux. Je presse le pas, pour tenter de me sortir de ce pétrin. Un cadis déboule en face de moi. Un second me percute par l'arrière. Une pellicule humide recouvre toute la surface de mes yeux. Il me semble qu'une pile de boîtes de conserve commence à chanceler, juste au-dessus de ma tête. Prise d'affolement, piégée entre les deux cadis, je vacille et tombe en arrière. Des tâches noires apparaissent dans mon champs de vision. Un tonnerre de secousses : les boîtes de conserve qui dégringolent. Et puis le noir complet. Je ne ressens plus rien.
Ensevelie par la vague, écrasée par la pression, le souffle coupé, je touche le fond. Il fait si sombre. Je dois être dans les abysses. Dans un effort douloureux, je me propulse à la surface et mets la tête hors de l'eau. J'inspire autant d'air que mes poumons peuvent en contenir. J'expire tout aussitôt. Je respire. Non, je reprends seulement mon souffle. Mes yeux sont ouverts. Je me réhabitue peu à peu à la lumière du jour. Clymnestra me considère d'un air grave, penchée au-dessus de moi. Où suis-je ? Ça ressemble à l'intérieur d'une camionnette. Je suis allongée sur un lit, branchée à une machine inquiétante. Une ambulance !
Clymnestra soupire. Elle paraît soulagée. Elle saisit mes deux mains entre les siennes et les y serre. Elle baisse le visage. Je penche légèrement la tête pour essayer de le voir. C'est comme si elle évitait mon regard. Je dégage l'une de mes mains et la porte à sa joue. Elle est humide. Je tourne son visage vers moi. Qu'est-ce qu'elle a ? Elle pleure. De grosses larmes ruissellent sur sa peau mate. À cet instant, son rire incessant me manque. Je ne peux m'empêcher d'essuyer ses larmes de quelques brefs mouvements du pouce.
- Je suis désolée, articule-t-elle. Je n'aurais pas dû...
Je secoue la tête, pour lui faire comprendre que je ne lui en veux pas. Un sourire s'installe même sur mes lèvres, sans que je l'y ai invité. Ce qui s'est produit dans ce supermarché, ce n'était pas rien; c'était atroce. Mais je suis incapable de le lui reprocher. Tout ce que je veux, c'est que ce déluge cesse.
L'ambulance nous conduit jusqu'à l'hôpital. Après un bref examen, on confirme que je me suis remise. Le véhicule de Clymnestra est assez loin, à présent. Nous n'avons d'autre choix que de prendre le métro pour retourner d'où nous venons. C'est une première, pour moi. Cette fois, je laisse ma fierté au placard et accepte que Clymnestra me tienne la main. Un malaise dans la journée, c'était déjà de trop !
Ma protectrice me fait asseoir près de la fenêtre, dans un coin, de sorte que personne d'autre qu'elle ne se trouve à côté de moi. Tu m'as retrouvée, je demande, au milieu de tous ces gens, lorsque je me suis évanouie ? Elle hoche la tête.
- On ne peux pas dire que ta chute soit passée inaperçue !
Elle hésite avant d'ajouter :
- Où que tu sois, je serai capable de te retrouver.
J'ignore ce que je dois entendre par-là. Je me dis juste que c'est vrai, parce qu'elle est avec moi en ce moment, même après que je me sois fait emporter par la marée humaine, et aussi parce qu'elle est venue me débusquer chez moi, là où personne à part le livreur n'est venu depuis bien longtemps.
Mon regard s'égare de l'autre côté de la vitre, dans cet immense tunnel où file le métro. C'est comme s'il ne prenait jamais fin. Au bout d'un moment, l'engin s'arrête dans une station. Clymnestra me presse le poignet. Je l'interroge du regard.
- C'est ici qu'on descend.
Nous attendons que les autres passagers passent devant pour nous approcher des portes. Clymnestra me tire en dehors du métro juste avant qu'un troupeau de personnes amassées sur le quai ne se jettent à l'intérieur comme des fous furieux. Encore un peu et j'aurais à nouveau était embarquée par ce flux ! Je ne sais pas ce que je ferais sans elle, dans cette ville. Tout cela me rappelle pourquoi je me suis isolée loin du monde. Cependant, plus l'heure tourne, plus je descelle des aspects agréables à la compagnie humaine.
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