2.1.1
XVI
Août 1936, Londres.
Depuis qu’Alice logeait chez lui, ou plutôt, depuis son aventure avec « Carole », Theo rencontrait Baby le moins possible. Il se sentait coupable plus qu’avec n’importe qui d’autre, de lui dissimuler qu’une autre fille logeait chez lui. Certes, il s’agissait de sa sœur, mais ils avaient couché ensemble et maintenant, ils vivaient ensemble. Ce n’était plus que l’infidélité d’un soir, mais une infamie de tous les jours. Tout lui avouer aurait estompé sa culpabilité, mais voilà, il ne pouvait lui confesser qu’il hébergeait une amante sans lui confesser qu’il avait commis l’inceste, un péché bien plus grave que cette petite entorse aux bonnes mœurs et à l’éthique qu’il se reprochait. Néanmoins, après plus d’une semaine sans se voir et deux tête-à-tête refusés, Baby s’impatientait. Theo devinait que s’il déclinait encore sa prochaine invitation, elle deviendrait soupçonneuse, et comme il craignait de subir un interrogatoire, il céda à sa demande.
Il arriva chez elle en fin d’après-midi, déjà tout habillé pour la soirée, en smoking noir avec nœud papillon. La brunette l’accueillit en personne, dans sa nuisette de satin doré revêtue d’un déshabillé assorti aux manches évasées et bordées de fourrure. La comparaison lui vint d’emblée. Baby, moins obscène qu’Alice, ne lui cédait en rien en matière de séduction. Elle n’avait peut-être pas de pedigree, mais elle possédait de la classe, incontestablement, son charme se parait de mystères et de raffinements, mais peut-être observait-il un aspect trop policé ? Il y manquait une touche de sauvagerie, de jeunesse, d’imprévisibilité… Le jeune homme hocha la tête :
« Millie n’est pas là ce soir ?
— Je me mets en quatre pour te plaire, et tu me demandes où la bonne est passée ? Si j’avais su, j’aurais gardé mon pantalon. »
Theo s’empressa de lui faire les yeux doux. Ce n’était pas le moment de lui déplaire : la soirée n’avait pas commencé. Ses craintes premières, cependant, se dissipèrent bien vite. Son esprit tout captivé par les attraits de Baby oublia sa sœur et son questionnement moral pour se consacrer aux joies immédiates qui s’offraient à lui. Un verre de scotch millésimé, un peu de jazz, et il se trouva dans l’ambiance. Theo s’assit dans un énorme fauteuil club en velours de mohair vert, Baby s’installa sur ses genoux, puis elle alluma le tabac roulé au bout de son fume-cigarette dont elle offrait, de temps à autre, quelques bouffées au jeune homme. Leurs verres posés sur une console à côté, ils discutaient sur un ton badin des cancans du boulot, tout en dégustant par petites gorgées leurs boissons. Entre l’alcool, les effluves de tabac et les fragrances orientales qui émanaient de la peau dorée de Baby, Theo grisé se retrouva fort enclin aux câlineries. Il ne fallut à la belle dame qui connaissait par cœur ses points sensibles, qu’un ou deux baisers à un endroit bien choisi pour le faire craquer. Le jeune homme se rebella avec passion et voulut la prendre avec empressement, mais elle le charma comme une charmeuse de serpent et le conduisit, hypnotisé, jusqu’au nid d’amour qu’elle avait préparé pour l’occasion. Rien ne pouvait rompre la savante magie des massages sensuels de Baby et elle parvint, après l’avoir fait languir de délices, à l’apothéose de jouissance tant convoitée. Theo ressortit de là bien plus amoureux qu’il n’y était entré.
Une fois Baby mise en beauté dans sa longue robe écarlate, le jeune homme appela un taxi, et ils se rendirent pour dîner en tête à tête à La Casa. Quoique peu connu des non-initiés, ce club au nord de Soho dans lequel jouait un petit orchestre caribéen possédait à l’étage une salle de jeux privée très appréciée où se réunissaient quelques financiers de la City pour des parties à huis clos de billard, de bridge ou de poker. Baby était une habituée, Dickie Dick aussi. L’endroit constituait donc un lieu de sortie et de rendez-vous privilégié, autant pour le couple que pour tout le groupe d’amis. Le patron les accueillit lui-même et les conduit à leur table habituelle. La soirée, romantique au possible, se déroula sans l’ombre d’un nuage, bien que Baby évoquât une affaire qu’elle devait régler diligemment pour son Daddy, laquelle pourrait retarder son départ en vacances. Theo prit la chose avec une incroyable philosophie. Il en rit presque et sans la moindre fausseté. La belle Américaine, en femme indépendante, s’enchanta de cette soudaine maturité qui masquait en réalité un sentiment de culpabilité. Comme il se blâmait déjà au sujet d’Alice, il relativisait les infidélités de sa petite amie dont il ne savait en vérité rien qu’il puisse, de manière raisonnable, lui reprocher. Sa sœur sans le vouloir eut une incidence positive sur leur dîner, mais cela ne dura pas.
Après le dessert et quelques danses chaloupées, Baby proposa de monter au club se détendre à une table de bridge. Theo regarda la montre-bracelet, dépourvue de bracelet, qu’il gardait dans la poche de son smoking. La petite aiguille effleurait le onze en chiffre romain : il était tard et l’heure du coucher déjà passée. Il avait prévenu sa sœur que son rendez-vous pourrait s’éterniser, mais c’était une jeune fille seule dans un appartement, insouciante et désinvolte de surcroît. Avait-elle au moins fermé la porte d’entrée ? Certains énergumènes du voisinage avaient parfois un comportement suspect. Après un bref examen mental, il se résolut à rentrer. Il prétexta une fin de semaine éreintante pour précipiter son départ, ce sur quoi Baby se lamenta :
« Si tôt ? Ne voudrais-tu pas venir dormir chez moi ? »
Theo grinça des dents. Dans d’autres conditions, il aurait accepté tout de suite, mais là, il lui fallait inventer une excuse convaincante. Il bredouilla :
« Je dois… aller à l’université pour Jo, demain… Je dois lui ramener des documents. Ce sera plus pratique si je pars directement de mon domicile.
— O.K. Je n’insiste pas, consentit la belle brunette, mais si tu continues à me repousser comme ça, je vais finir par croire que tu as bien une baby, mais que ce n’est pas moi. »
Baby, dont l’intuition féminine était fort aiguisée, ressentait une légère altération dans le comportement de son petit ami, elle flairait la présence d’une autre femme dans sa vie, mais ne s’en alarmait pas. Elle avait toute confiance en son pouvoir de séduction pour le ramener dans ses bras dès qu’elle le souhaiterait.
Après avoir appelé un taxi à la réception, le jeune homme fit raccompagner sa bien-aimée à son domicile et retourna chez lui. Il trouva avec soulagement la porte de la cage d’escalier verrouillée à double tour et il grimpa au second d’un pas tranquille, mais lorsqu’il frappa chez lui, Alice ne lui répondit pas. Il songea qu’elle devait sans doute dormir à une heure aussi tardive et entra en tapinois. L’appartement, plongé dans le noir complet, lui sembla cependant trop paisible. Il alluma les lumières du vestibule et du salon, puis frappa à la chambre. Une fois, deux fois, trois fois. Toujours rien. Il prévint et ouvrit la porte. Pas âmes qui vivent. Les draps du lit n’étaient pas défaits, l’édredon damassé recouvrait, lisse et repassé, toute la surface du grand sommier. Theo ressortit affolé, il fouilla toutes les pièces de l’appartement sans succès et dut se rendre à l’évidence qu’il redoutait : Alice n’était pas rentrée.
Plus mort que vif, il s’écroula dans le canapé en chintz. L’horloge au-dessus de la cheminée affichait onze heures et demie, et sa petite sœur, une fille de seize ans, jolie comme un cœur, se baladait encore dehors. Le pire lui traversa l’esprit bien qu’il fût plus plausible, au vu du caractère de la demoiselle, de penser qu’elle était tout simplement sortie s’amuser. Il se rongeait les sangs, malade rien que d’y penser, et regrettait déjà la charmante soirée qu’il avait acceptée de manière inconsidérée. Elle en avait profité dès qu’il eut le dos tourné pour faire la fête de son côté. Voilà la raison pour laquelle il ne pouvait pas la laisser sans surveillance. D’une insouciance et d’une témérité à lui faire dresser les cheveux sur la tête, elle pourrait bien le tuer d’inquiétude si l’attente perdurait. Les minutes s’allongeaient plus le temps passait et s’égrenait en perçantes secondes qui, à chaque tic, le minait. Il espérait la voir arriver et se désespérait.
Un remue-ménage d'entrechoquements et des cris effroyables le fit sursauter. De l’autre côté du mur mitoyen, les voisins recommençaient à se disputer : l’homme aboyait et traitait de putain sa femme qui poussait des hurlements de douleur à chaque fois qu’il la battait. Le vacarme qui sourdait jusqu’à ses oreilles entrait dans sa tête et le rendait fou. Il tourna comme un lion en cage, frappa du poing contre la cloison, jura de colère, mais le bougre s’en contrefichait et continuait de vociférer. L’angoisse le torturait, redoublée par l’horreur des brutalités, un supplice qui ne voulait pas s’arrêter tant qu’Alice ne daignait pas rentrer. Theo éteint toutes les lumières et se servit un verre de whisky pour essayer de se calmer.
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