2.2.2

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Le jeune métis avala sa dernière gorgée de bière et sortit. Theo savait bien qu’il devrait tôt ou tard leur présenter Alice, mais il ne s’en sentait ni l’humeur ni l’envie. Elle était un problème ambulant. Rien qu’à la voir, les gens se posaient des questions. O’Neill hocha la tête :

« Tout se passe bien entre Baby et toi en ce moment ?

— Oh oui, on ne peut mieux. Je l’ai vu le week-end dernier pour un tête-à-tête à La Casa.

— Et Carole, tu l’as revue récemment ?

— Pourquoi le devrais-je ? bafouilla Theo, les yeux tout écarquillés.

— Oh ça, c’est une drôle de réaction ! s’exclama miss Kelly.

— C’était une simple question, répondit O’Neill. Je n’avais pas l’intention de me montrer indiscret. Quoi qu’il en soit, je voulais t’informer que je ne viendrais pas cette année avec vous à la plage. J’ai déjà prévenu Jo, mais je compte sur toi pour m’excuser auprès de sa femme et de sa fille.

— Mais pourquoi ? Jo adore ta compagnie ! En plus, Baby m’a dit qu’elle viendrait sûrement avec Emily cette année. Tu ne peux pas ne pas être là.

— Je rentre en Écosse la semaine prochaine. Ma mère voudrait que je rencontre une jeune femme, vingt-six ans, catholique et veuve sans enfant.

— Oh seigneur ! s’exclama la secrétaire. Penseriez-vous à vous ranger Mr O’Neill ?

— J’approche la trentaine. Il faut bien y songer.

— Tu n’es pas sérieux ! Et Emily ? » objecta le jeune homme.

O’Neill soupira et baissa la tête, d’un air accablé.

« Vous n’êtes pas très fins, Theo, lui stipula miss Kelly. Moi qui ne l’ai jamais vue, cette Emily, j’ai vite compris.

— J’ai essayé Theo, lui avoua O’Neill. Mais elle ne veut pas de moi. Je ne peux pas la forcer à m’aimer et ça fait plus d’un an maintenant, je ne peux pas continuer comme ça…

— Oh, Mr O’Neill ! s’affligea la secrétaire, en lui donnant une petite tape de réconfort sur l’épaule.

— Un an ? s’éberlua Theo. Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Vous n’êtes décidément pas malin…

— Elle en aime un autre, avoua-t-il, la mort dans l’âme.

— Qui donc ? »

O’Neill passa la main sur son visage déboussolé. Il n’était pas un grand bavard et toutes ces confessions auxquelles il n’était guère habitué le confrontaient à cette peine de cœur qui, depuis un moment déjà, le tourmentait. Il soupira encore une fois.

« Ce n’est pas à moi de t’en parler. Je lui ai dit que je la soutiendrai quoi qu’il arrive, et c’est même moi qui lui ai conseillé de se déclarer ouvertement, mais si tout venait à bien se passer pour elle, je crains de ne pas le supporter aussi bien que je le souhaiterais et de la gêner avec mes sentiments… Alors, je vais écouter ma mère pour une fois et rentrer à la maison. J’espère que tu me comprendras.

— Oui… Bien sûr. »

Theo tombait des nues. O’Neill aimait Emily, mais Emily en aimait un autre. Devant ses yeux, le géant écossais, d’ordinaire si digne, semblait anéanti comme jamais. Comme son ami ne leur en avait soufflé mots jusqu’à ce jour, Theo ne s’était jamais douté que son inclination puisse être si sérieuse. Pris au dépourvu, il bégayait dans sa tête de maladroites paroles pour le réconforter. O’Neill, bienveillant, lui épargna cette peine en parlant le premier :

« J’espérais trouver un moment pour t’en faire part. Maintenant c’est fait. Je vais remonter travailler. »

Il se mit debout comme une ombre morne planant au-dessus de sa tête et vacilla sur lui-même, déjà prêt à retomber dans sa chaise. Theo le regarda s’en aller traînant le pied et avala sans plaisir sa dernière gorgée. Il n’avait jamais vu son ami si abattu qu’il craignait de le voir s’écrouler du haut de ses six pieds six pouces.

Comme le journal végétait, en manque de travail, Theo quitta le Weekly Herald en début d’après-midi. Seulement alors, il remarqua que ces deux collègues, sans l’informer de leurs départs, étaient déjà partis. Les bureaux étaient presque tous déserts autour de lui, ceux qui répondaient encore présents se trouvaient en bas, au secrétariat de miss Kelly. La touffeur du zénith déclinait à peine avec la douceur cotonnée de quelques nuages blancs dans le ciel. La confidence d’O’Neill le perturbait et avec une pointe de curiosité non avouée, il s’interrogeait sur la personne qu’Emily aimait, mais comme l’avait souligné miss Kelly, il manquait de clairvoyance pour lire dans le cœur des gens, et malgré tous les indices dont il disposait, il était incapable de découvrir la vérité. Son âme vaniteuse s’effraya même un instant qu’il put s’agir de lui. Tandis qu’il glissait sur la chaussée et rêvassait, il remonta en direction de la blanchisserie afin de vérifier si sa sœur y était passée. Elle flânait peut-être encore dans le coin. Étant donné l’heure, il n’avait que peu de chances de la trouver sagement chez lui, et l’idée de rentrer dans son appartement vide, étrangement, le rebutait, malgré toutes ces années passées sans que cette perspective ne l’ait jamais dérangé. Il se demandait où il pourrait traînasser en attendant cinq heures et demie, l’heure du couvre-feu qu’il lui avait imposé.

Theo remarqua aussitôt Alice dans la rue de la blanchisserie, sur le trottoir d’en face, à bonne distance de lui. Coiffée d’une capeline de paille, elle portait une robe légère de lin blanc et marchait aux côtés d’un homme vigoureux, chapeauté d’un panama et vêtu d’un costume de ville dépareillé : veste rouge et pantalon blanc seyaient à merveille à son teint hâlé. Theo descendit de bicyclette. Alice était en compagnie de Dickie Dick qui transportait pour elle un grand panier d’osier. Elle lui souriait, d’un de ses sourires doux et caressants. Une gerbe blanche et mauve de freesias dormait au creux de son bras gauche. Son ami semblait gai comme un pinson et, absorbé par leur discussion, il agrémentait son discours d’une gestuelle allègre. Le regard de Theo captura en un instant le portrait d’Alice et de Dickie Dick riant ensemble. Il les observa de longues secondes, puis s’en détourna. Le vélo à côté, il le poussa, oubliant d’y remonter et erra en direction de chez lui avec cette seule image imprimée dans son cerveau. Sa sœur et son ami : il n’arrivait pas à les assembler dans son esprit. L’opération allait à l’encontre de sa propre logique. Bon sang, mais que faisait-elle avec lui ?

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