2.7.1

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XXII

À force de procrastination générale, le Weekly Herald s’était retrouvé en branle-bas de combat à la fin de la semaine pour clore l’édition hebdomadaire, avant l’envoi en presse. Le travail ajourné s’était accumulé en ce vendredi et Theo, depuis la matinée jusqu’à cette fin d’après-midi, n’avait pas levé le nez de son bureau, qui avait accueilli toute la journée quantité de papiers à corriger et d’articles de dernières minutes. De fait, il avait seulement avalé un sandwich le midi, et c’était O’Neill qui avait eu la bonté d’aller le lui chercher. Ses quelques minutes de pause lui avaient servi à appeler Baby pour la prévenir qu’il ne lui rendrait pas visite avant leur dîner à La Casa. Il aurait à peine le temps de rentrer chez lui se changer. Aussi valait-il mieux qu’elle ne l’attende pas et qu’ils se retrouvent sur place. Theo le regrettait : il pouvait tirer un trait sur ce moment câlin tant espéré. Sa culpabilité l’avait poussé à négliger Baby, mais à présent que la situation avec Alice prenait un tour compliqué, il avait grand besoin de se retrouver dans ses bras rassurants afin de se prouver à lui-même que sa petite amie l’attirait bien plus que sa sœur. Le creux dans sa vie sexuelle devait sûrement la cause de ces égarements passagers. Il n’empêche que cet empêchement le contrariait, d’autant plus qu’il avait beau achever son travail, on venait toujours à son bureau lui en porter. À cinq heures et demie, Theo sortit du Weekly Herald si éreinté qu’il songeait à se décommander. Arrivé chez lui, il pesta contre une Alice qui n’était même pas là pour l’entendre. L’heure du couvre-feu était passée, mais celle de son rendez-vous approchait. Il quitta son domicile avant qu’elle ne soit rentrée.

O’Neill dans une queue de pie parfaite attendait sous des pots de fleurs suspendus. Les dames se faisaient désirer, et Theo, déjà exaspéré, brûlait ce qu’il lui restait de patience. L’entrée se faisait par la porte double vitrée, dans une venelle où les voitures ne circulaient pas. Les automobiles s’arrêtaient dans une rue perpendiculaire pour décharger leurs passagers, en tenues habillées, qui affluaient vers le club. Baby arriva en taxi en compagnie d’Emily. Les deux amies rayonnaient d’élégance dans leurs manteaux bordés de fourrure posés sur leurs robes du soir. À peine eurent-elles salué les deux hommes que le petit groupe pénétra sans tarder à l’intérieur du club. Dickie Dick, en tant qu’habitué, les y rejoindrait sans soucis. À l’entrée, un palmier les accueillait, juste à côté de l’hôtelier qui tenait le registre. À cause de l’étroitesse du restaurant, il était périlleux de circuler dans la salle. Des cloisons en bambous compartimentaient l’espace entre les tables, autour desquelles s’agglutinaient des chaises en rotin canné. Des nappes à carreaux égayaient les tablées de couleurs exotiques. Les dames laissèrent leurs manteaux à la réception et le petit groupe suivit le patron venu les saluer.

Une fois installé, Theo se détendit. Baby en face de lui était sublime dans sa robe saupoudrée de poussière d’étoiles dorée. Elle lui souriait de ses yeux fauves aux longs cils caressants. L’arc de cupidon de ses lèvres lui décochait des flèches en plein cœur. Des perles d’ambre dansaient, miroitantes de lumière, au bout de ses oreilles. Une épaule nue exhibait sa peau hâlée, tandis que l’autre se cachait, pudique, sous sa manche. Baby était charmante, la soirée promettait de l’être aussi. La conversation évoquait les vacances, encore une échappée loin de ses soucis.

« Nous avons réservé deux chambres au Granville Hotel, lui dit la Française dans sa robe de satin bleu argenté.

— Nous partons dimanche, toutes les deux, ajouta Baby. Quand prendrez-vous la voiture pour nous y rejoindre ?

— Mercredi prochain, répondit Theo.

— Et vous Douglas ? demanda l’Américaine.

— Je prends le train demain soir pour l’Écosse. Vous m’en voyez navré, mais je ne serai pas de la partie cette année…

— Tiens, voilà… Carole ! Que fait-elle là ? » l’interrompit soudain Emily d’une voix sourde tandis qu’elle pâlissait à vue d’œil. « O’Neill, saviez-vous… »

Mais Theo n’entendit plus rien de ce qu’elle disait. C’était comme si l’on venait de l’assommer d’un grand coup sur la tête. Le monde autour de lui s’écroulait. Il cherchait au milieu des tremblements, l’épicentre de ce cataclysme, et au bord de l’effondrement, son regard hagard se raccrocha à cette figure diaphane, qui rayonnait comme un phare en pleine nuit. Ses dents grincèrent. Alice… Elle était ravissante, Theo en avait le souffle coupé : un vrai bouton de fleur dans une robe rose poudré d’une teinte aussi délicate que celle de sa peau satinée. Un chignon simple ornait sa nuque. Elle ne s’était pas faite recoiffée, et à peine maquillée, son visage conservait la tendresse juvénile de ses traits, mais sans qu’aucun artifice ne lui donne l’air plus âgé, il y avait déjà dans son allure une indéniable féminité. Outre son port de reine, sa tenue aux échancrures osées exacerbait la sensualité de son corps nubile. À peine dissimulait-elle d’un mince voile la rondeur de sa poitrine. Un décolleté avant, un décolleté arrière, Theo se demanda par quel sortilège cette robe tenait sur ses épaules sans tomber. Dickie Dick indiqua de la main la direction de la table où Theo se trouvait. Alice leva les yeux vers lui et croisa son regard. Elle recula, hésitante, mais le jeune métis l’invitait à le suivre. Alors, elle s’avança, l’aura angoissante qui l’entourait grandissait à chaque pas, et Theo devant l’effroi immense qu’elle lui causait se médusa. Quand Alice arrivait près de lui, la voix d’O’Neill retentit, il la vit bifurquer, mais ne réagit pas.

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