2.10.3
Elie prit rapidement Allie sous son aile, et sa protégée ne la quitta plus d’une semelle. Malgré leur tempérament très différent, elle se comprenait avec une rare facilité. Quelque chose semblait d’instinct les lier, et on ne vit plus l’une sans l’autre dès que la cloche sonnait.
Elisabeth Marlowe, issue d’un milieu bourgeois décadent, se trouvait dans une situation précaire. Le décès de son père endetté avait laissé sa mère et elle désargentées. Leur vie aurait été un calvaire sans le soutien financier de son oncle paternel. C’était grâce à lui que sa mère avait conservé leur maison de Cornouailles et que pour son plus grand bonheur, sa fille poursuivait ses études, mais ce généreux protecteur, loin d’être aussi saint que sa mère le croyait, avait trouvé en Elisabeth un moyen de se faire payer. À chacune de ses visites, il cherchait à demeurer seul en sa compagnie, Elisabeth l’évitait autant qu’elle le pouvait, mais trop souvent, sa mère lui demandait quand elle était contrainte de s’absenter de bien vouloir tenir compagnie à leur très cher oncle. L’animal en profitait pour lui faire son affaire. Elie avait tenté de lui résister les premiers temps, mais comme il menaçait de leur couper les vivres, elle avait fini par accepter cet odieux commerce. À présent, elle connaissait la chanson et, assise les jambes écartées pendant qu’il se déshabillait, elle se préparait elle-même, avant d’être pénétrée. Son arrivée en lui avait servi d’échappatoire, mais malgré l’éloignement salutaire, elle ne pouvait s’empêcher de se révolter contre cette scolarité qui l’enchaînait financièrement à cet homme, et au lieu de se comporter en bonne élève, elle bravait l’autorité, s’attirait les foudres de la directrice et risquait par un renvoi de retourner auprès de son oppresseur.
Elie trouva en Allie bien qu’une amie dévouée, un instant d’oubli. Peu importe les horreurs qu’elle lui confiait, ni l’effroi, ni la pitié, ni le dégoût ne troublèrent jamais la surface limpide malgré de ses grands yeux bleus. Elle pouvait y épancher sa peine, se vidait complètement d’elle, et se fondre dans cet autre soi-même. Allie l’écoutait toujours en silence, seuls quelques gestes timides mais touchants marquaient sa commisération, elle prenait sa main, essuyait ses larmes, lui caressait les cheveux, et chacune de ses attentions apaisaient son amie plus que ne l’auraient fait des paroles. Elie chercha encore et encore le contact de cette main aimante, le dictame de son divin toucher, et comme Allie lui ouvrait ses bras et s’ouvrait, elle découvrit sous la coque froide de porcelaine, un cœur trop tendre, fragile et essoufflé qu’elle ne put s’empêcher d’adorer. Dans un moment où les deux amies étaient seules au monde à l’intérieur de ce cabanon poussiéreux, Elie osa un jour l’embrasser. Elle caressa sa nuque dégagée, puis elle approcha doucement son visage du sien, son regard se posa sur les lèvres rose fruité d’Allie, sur leur chair pulpeuse, et elle en goûta un baiser. À ce moment-là, la réalité telle que l’avait conçue jusque-là, Alice Rose Wintersley, se renversa, à la simple conjonction de leur bouche, des flots d’émotions l’envahirent, son cœur soudain réveillé se mit à battre comme il ne l’avait jamais fait, l’Amour se révéla à elle en la personne d’Elie.
Leur romance émergea au printemps sur le terreau hivernal d’une belle amitié, elle grandit entre les parois protectrices de leur repaire et s’épanouit au-dedans comme au-dehors, au milieu de la nature exubérante de vie. Le jeu du foulard commença là, dans le secret de la remise, dès que les autres filles avaient le dos tourné : une cravate d’homme serrée le temps d’un baiser en apnée, toujours plus profond, plus long, leurs langues se mélangeaient, puis leurs mains, leurs peaux, leurs corps sous les caresses en fusion se confondaient. Les deux adolescentes se découvraient elles-mêmes, et l’une, et l’autre, et découvraient l’Amour et ses voies prohibées.
Allie se laissait entraîner par Elie, elle l’aurait suivie dans tous ses jeux les yeux fermés. Une nuit, son amie s’introduisit dans sa chambre de pensionnat et la réveilla. Ensemble, elles se faufilèrent dans les corridors et sortirent du bâtiment par la fenêtre de la cage d’escalier au premier palier. Dès que leurs pieds touchèrent terre, un vent de liberté les souleva. Elie saisit la main d’Allie dans la sienne et l’emporta dans les profondeurs reculées de l’obscurité. Seules leurs ombres vagabondes et leurs rires troublaient le silence et la noirceur de la nuit qui engourdissait dans la cour du pensionnat. Elles s’installèrent sur l’herbe en bordure du terrain de sport, Elie adossée au tronc d’un charme, et Allie entre ses jambes. La pleine lune teintait de reflets argentés les contours de la terre, Alice la revoyait briller comme une perle grisée dans un sombre écrin de moire nocturne. Puis, ce souvenir se troublait, la lune se liquéfiait, le monde s’immergeait dans un fluide, tout devenait flou, ondoyant, évanescent. Il demeurait de ce souvenir bleu nuit, l’écharpe rouge en laine d’Elie, nouée autour de son cou, tandis que son corps frémissait sous la brise, brûlant de fièvre érotique.
À la suite de cette escapade nocturne, Allie attrapa une bronchite et fut alitée durant une semaine, mais cette fâcheuse conséquence ne l’empêcha pas de presser son amante à recommencer. Le bonheur les aveuglait, elles s’éloignaient sans s’en rendre compte de ce qui autrefois les entourait. Les autres filles du groupe se sentaient écartées, leurs venues au repaire se raréfiaient, des jalousies naissaient en silence tandis qu’insouciantes, les deux amantes s’isolaient dans leur cocon et négligeaient ce qui se passait. Dans les corridors de l’école, sur leur passage, des mauvaises langues chuchotaient, des regards de travers les épiaient. Un après-midi qu’Elie et Allie s’étaient donné rendez-vous dans le cabanon abandonné, au milieu des cigarettes, de la bière et des cravates de garçon, la porte s’ouvrit. La directrice et leur institutrice pénétrèrent à l’intérieur. Les deux amoureuses s’écartèrent, mais c’était déjà trop tard. Elie portait une redingote avec un ascot sur la tête, et Allie avait sa chemise dépoitraillée, et toutes deux se tenaient dans ces accoutrements suspects, sur une nappe étendue à même le sol poussiéreux de la cabane, avec autour d’elles, autant de preuves de débauches. Le crime était éloquent. Il n’y avait rien à ajouter, et la directrice leur épargna un sermon verbeux. Elle demanda aux adolescentes de revêtir leurs uniformes et de la rejoindre dans son bureau.
Entre les quatre murs de son cabinet, elle ne se montra guère plus prolixe. Leur faute d’une gravité extrême méritait une sanction d’une sévérité tout aussi extrême, mais l’une des élèves impliquées appartenait à la plus haute noblesse. Aussi, ne tenait-elle pas à ce que l’affaire fasse scandale et entendait la mener avec la plus grande discrétion. Alice Wintersley et Elisabeth Marlowe furent consignées dans leurs chambres avec interdiction d’en sortir et de recevoir de la visite. Malgré cette claustration première destinée à temporiser la crise, les rumeurs circulaient déjà dans l’établissement, elles s’épandirent comme une traînée de poudre au-dehors, et le lendemain même, quelques parents inquiets frappèrent à la porte de l’administration. La directrice se hâta de régler l’épineuse question des sanctions. Entre les mères indignées qui exigeaient le renvoi des deux adolescentes et la crainte de contrarier le duc de Twynham, elle prit le vil parti de faire d’Elisabeth Marlowe le bouc émissaire de cette sordide affaire.
À l’heure du dîner, la jeune criminelle fut conduite au pilori. L’entrée de la directrice suivie de deux institutrices qui encadraient l’accusée imposa un silence sentencieux dans le réfectoire où toute l’école bourdonnante prenait son repas. Le cortège s’avança d’un pas grave entre les rangs de tables jusqu’au fond de la salle où se trouvait celle des maîtres. La directrice tenait l’instrument du châtiment, un fût de jonc avec une poignée incurvée. Elie fut condamné devant toute l’assemblée à vingt coups de canne pour s’être adonnée à des activités de débauche et pour avoir souillé la réputation de l’établissement, de ses enseignants et de ses élèves. La directrice lui fit signe de s’appuyer sur le rebord de la table. L’adolescente se pencha son arrière-train pour recevoir sa punition devant tous ses camarades, offerte en pâture à leur regard cannibale. Sous leurs yeux exorbités, fascinés par l’effroi, le décompte commença. Le bâton s’abattit sur le fessier d’Elie. Un premier hurlement de douleur emplit de terreur dans le berceau de la grand salle.
« Arrêtez ! »
Allie surgit précipitamment au réfectoire. Malgré son confinement à la chambre, elle s’en était échappée dans l’intention d’interrompre le châtiment atroce réservé à son amie, dont elle avait eu vent au travers des bruits de couloir dans l’après-midi. Les institutrices se précipitèrent à sa rencontre pour l’arrêter. Elle s’empêtra dans leurs bras comme dans des filets, se débattit avec rage, leur cria d’arrêter, s’écroula au sol, meurtrie, au premier coup de canne qui frappa son amante. Le décompte impitoyable reprenait, et Allie assista au supplice d’Elie jusqu’à la trentième et dernière fustigation. Son œil droit et vitreux fixa toute la scène dans sa mémoire comme la lentille d’une caméra enregistreuse. Son impuissance l’écrasait, le poids de la culpabilité s’ajoutait, elle ne voulait pas oublier ce que sa faiblesse engendrait, le prix que payait celle qu’elle aimait, son martyre, son opprobre, son cri saillant dans le silence du réfectoire.
Les institutrices reconduisirent Elie dans un état lamentable à sa chambre. La fille du duc regagna la sienne, escortée par la directrice. Celle-ci lui signifia d’un air grave :
« Votre amie, miss Marlowe, a été punie pour deux. C’est une injustice, je le reconnais et je répugne vraiment une telle iniquité, mais vous devez comprendre, ma lady, que du fait de votre rang, toutes vos actions auront des répercussions sur votre entourage, et à chacune de vos erreurs, des têtes tomberont à votre place. »
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