2.10.4
Ses glandes lacrymales se débondèrent jusqu’au coucher, et elle ne s’endormit qu’après leur tarissement complet, mais d’un sommeil très agité, si léger qu’en pleine nuit, le frôlement d’une main suffit à la faire sursauter.
« C’est moi »
Ellie se tenait assise sur son lit. Le son de cette voix adorée souleva la poitrine d’Allie, elle bondit dans ses bras. Les deux amantes s’étreignirent dans un accès de furieuse adoration, gémissant, sanglotant, haletant tout en même temps. Comme il était doux de se retrouver, quand le désespoir les accablait ! Au milieu des pleurs étouffés, Elie lui annonça que demain, une voiture l’attendrait pour la renvoyer en Cornouailles. Sa mère hier lui avait fait remettre une lettre qui l’avait bouleversée. Ces reproches que l’adolescente redoutait, ce n’était à sa fille que la mère les adressait, mais à elle-même : elle s’imputait toutes les dérèglements d’Elie et s’accusait de ne pas avoir su l’éduquer comme elle le devait, comme son mari décédé l’aurait souhaité. Pour Elie, ces mots furent bien plus assassins que le plus âpre sermon. Sa mère assumait l’entière responsabilité et gardait son enfant sous sa tutelle protectrice, en incapacité, lui refusant par ce biais, le droit à l’erreur, le droit à la différence, le droit à la liberté. Dans cette lettre encore, une répercussion inattendue de ce scandale allait la punir plus cruellement que ce que la directrice lui avait infligé : pour le bien et l’éducation de sa fille, sa mère avait décidé de se remarier avec son oncle. Celui-ci lui avait fait, un an après la mort de son époux, une proposition qu’elle avait refusée. De l’eau avait coulé sous les ponts, Elie devenait adulte, un père ne semblait plus une nécessité, avait-elle pensé ; mais les récents écarts de conduite de sa fille remettaient en question son aptitude à l’élever. Elie avait besoin d’une famille unie et d’un modèle paternel, et sa mère lui offrait les deux par ce mariage. Elie cracha de rage des sanglots et s’écria :
« Je ne peux pas, Allie ! Vivre avec ce porc, c’est impossible ! »
Elle s’était résolue à s’enfuir maintenant, tant qu’elle le pouvait. Cette nuit était son unique chance, mais elle n’avait pu se résigner à partir sans revoir sa bien-aimée. Allie terrorisée, s’inquiétait de l’endroit où elle irait, de comment elle s’en sortirait, sans travail, sans argent, sans logement.
« Je me débrouillerai. Je n’ai plus le choix : si je retourne là-bas, je n’y survivrai pas.
— Et moi, je ne survivrai pas sans toi. Alors, je viens avec toi. »
Pour rien au monde, elle n’aurait abandonné l’amour de sa vie. Mille tourments à ses côtés lui semblaient moins douloureux qu’une seconde de son absence.
Les deux adolescentes sautèrent par la fenêtre de la cage d’escalier avec pour seul bagage un cartable râpé rempli de gâteaux et de confiseries. Aussitôt audehors, l’air libre souleva leurs poitrines, quelques éclats de rire s’en échappèrent. Dans la remise, elles revêtirent des pantalons et escaladèrent, en habit de garçon, les grilles métalliques de leur pension. Lâchées dans les rues de Londres, leurs jambes folles s’enfuirent à vive allure, quelques chassés, quelques sautillements, elles dansaient de joie, mains dans la main, leurs cœurs à l’unisson chantaient la liberté. Leurs grands yeux d’enfants s’étonnaient de toutes les nouveautés de la ville, des néons clignotants, des grands panneaux publicitaires, des voitures nombreuses qui circulaient encore à cette heure indue. L’aventure les excitait, l’inconnu les angoissait ; à chaque individu suspect qui s’approchait, leur imagination s’affolait ; elles détalaient comme des dératés, s’époumonaient contre un danger fantasmé, et vivaient l’espace de quelques secondes, une péripétie incroyable de roman d’action. L’euphorie emportait leur pas d’un pas toujours plus vite dans l’obscurité aveuglante. Elle échouèrent sur la grève de la Tamise, dans le lit d’une barque asséchée. Là, elles s’assoupirent blotties l’une contre l’autre, à l’étroit, coincées entre le banc et la coque.
La froidure qui précède l’aube saisit leur chair et réveilla leurs corps engourdis dans une position indélicate. Il fallut attendre que le soleil s’élève au-dessus de l’horizon pour cesser de frissonner. Avec leur quelques piécettes, elles prirent un petit déjeuner tardif au pub et poursuivirent dans l’après-midi leur vagabondage à travers les rues de Londres. Le hasard les conduisit à Hyde Park, aux abords de la serpentine, assourdissants de monde. Les premières chaleurs de l’été pressaient une foule en maillots de bain sur la berge ensablée du Lido, jonchée de serviettes et de transats dépliés. Quelques plongeurs faisaient la queue sur un petit appontement à fleur d’eau pour sauter dans le lac où surnageaient de multiples têtes de nageurs. Allie et Elie enlevèrent leurs souliers, retroussèrent leur pantalon pour tremper leurs pieds, et se mêlèrent à une bande de garçons qui lançaient dans l’eau leurs paquebots miniatures après avoir remonté le mécanisme. L’or du couchant diapra le lac de reflets ondoyants. Elle se posèrent sur un banc pour déguster une glace de chez le marchand ambulant en regardant les barques de plaisance filer au large en direction du pont.
Malgré la longue résistance du jour, le parc se vida de son monde, la nuit le remplit de son inquiétante obscurité. Les adolescentes en fuite esquivèrent le gardien et trouvèrent refuge sous le couvert feuillagé d’un hêtre pleureur dont les vertes ramures tombaient jusqu’au sol. Elles formaient, épaisses et drues, une petite hutte bien isolée du vent et des regards extérieurs. L’arbre les protégeait, la nuit les drapait d’obscurité, les deux amantes enlacées s’abandonnèrent dans la clandestinité aux caresses et aux baisers prohibés. Une ombre traversa vivement leur tanière, et faucha sur son passage le cartable des filles. Elie s’élança sans perdre une seconde à la poursuite du voyou, ses jambes lestes le rattrapèrent en quelques foulées, elle le chargea à la taille et le plaqua au sol. Aussitôt à terre, elle s’empara du sac, mais le vagabond malingre, dans son long manteau en loques, avait toujours les mains dessus et refusait de lâcher. Chacun le tira de son côté. Ellie donna un grand coup en arrière et arracha le cartable, mais emportée dans son élan, elle tomba à la renverse. Le gredin se remit rapidement debout et sortit de sa poche un couteau pliant. Elle leva les yeux vers le tranchant recourbé qui miroitait d’un éclat argentin sous le clair de lune. Il soufflait comme un bœuf, grognait comme un chien. Ses lèvres retroussées sur ses gencives montraient ses dents dépareillées, noires, jaunes ou manquantes. Elie serra le cartable dans ses bras. Il fit un pas avec la lame en avant, Elie au sol tenta de ramper à reculons, mais il se pencha vers elle, avec une extrême circonspection, l’arme pointée sous son nez. Sous la menace, l’adolescence relâcha le sac. Le voyou s’en empara de sa main libre, se redressa et tituba en arrière, le couteau toujours dirigé contre Elie. Son regard globuleux la fixait, inquiet, tandis qu’il s’écartait. Dès que la distance entre eux fut suffisante pour qu’il puisse lui échapper, il fit volte-face et détala tout droit dans les bras d’un gardien qu’Allie avait alerté à sa loge. À grand coup de matraque, il maîtrisa l’énergumène et le conduisit jusqu’au poste de police, une grande maison géorgienne de brique orange.
Leur fugue s’acheva là, sous la surveillance des agents. Ceux-ci firent immédiatement le rapprochement avec les deux pensionnaires dont une directrice d’école avait signalé dans la journée la disparition. Un policier entraîna Elie dans un sens, un second entraîna Allie de l’autre, et les deux amantes réalisant qu’ils les séparaient, firent demi-tour, mais les forces de l’ordre s’interposèrent, de nouveaux agents vinrent en renfort, ils emportèrent Elie d’un côté, Allie de l’autre. La première fut maintenue en détention provisoire, la seconde renvoyée au pensionnat. Alice se souvenait de ces cris déchirants d’Elie, le nom d’Allie résonnait dans les couloirs, un appel plein de désespoir. La force de cette voix perçait son cœur à chaque fois qu’elle l’entendait, puis ses échos s’étaient peu à peu assourdis, et aux douloureux soupirs succéda un grand vide, un silence immense dans sa vie.
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