1.2.2
Alice posa son bagage et s’adossa au mur de brique rouge. Désorientée et livrée à elle-même dans la jungle urbaine, elle commençait à s’inquiéter de son sort. Un soupir d’exaspération lui échappa, puis elle se remit en marche, direction la grande avenue, à la recherche d’un hôtel. Le ciel nuageux qui feignait jusque-là de se tarir, reprit sa pluvieuse complainte. Le mauvais temps ajoutait à son infortune et la pressait à trouver un abri. Elle ne pouvait quand même pas errer la nuit entière sous la bruine. Sur la route, elle passa devant quelques établissements, mais ne se décida à entrer que dans ce que, d’expérience, elle reconnaissait comme un hôtel.
C’était un bâtiment rénové, qui inspirait le luxe et la modernité. Sur la façade blanche et lisse était accrochée l’enseigne du Strand Palace Hotel. À l’intérieur, la rampe d’escalier, le chambranle des portes, les corniches, les colonnes s’illuminaient et éclairaient les lieux. Des lignes noires structuraient leurs formes épurées et en soulignaient les contours. L’électricité avait remplacé l’or des anciens dans l’ornement des palais modernes. Alice qui avait grandi sous le soleil crépusculaire de l’Empire britannique goûtait la nouveauté des lumières artificielles. Elle poussa la porte-tambour, s’avança vers le comptoir en bois vernis et salua le concierge en livrée qui l’accueillit sur un ton compassé. Tandis qu’il consultait à sa demande le registre des chambres disponibles, il lui demanda :
« Souhaitez-vous une chambre simple ou double ? Nous avons également de très belles suites deluxe.
— Une simple me suffira, merci.
— Je peux vous proposer la 15 au premier pour cinquante-cinq shillings la nuitée. À quel nom dois-je enregistrer la chambre ? »
Alice se glaça. En une fraction de seconde, elle fit ses comptes. Elle avait de quoi payer pour deux nuits, mais il lui fallait encore manger, et se déplacer, et s’habiller. Elle serait ruinée en moins d’une journée. Elle se ravisa et demanda avec exigence et opiniâtreté :
« Je vous prie de m’excuser, mais n’auriez-vous pas une chambre moins onéreuse ? »
Le réceptionniste, fort surpris mais complaisant, lui en proposa une autre disponible dans l’heure, mais toujours beaucoup trop dispendieuse pour son budget. Désappointée, la jeune lady s’apprêtait à tourner les talons, quand l’hôtelier la retint.
« Mademoiselle, si vous me permettez… Je pense que vous trouverez un endroit où dormir en cherchant au nord d’ici. Quand vous serez sortie, prenez une rue parallèle à celle-ci et remontez. Les établissements ne sont pas des plus agréables, et le quartier n’est guère recommandable, mais les prix sont ce qu’il y a de plus raisonnables…
— Merci infiniment, sourit-elle. »
Alice remonta la rue vers Covent Garden et traversa à l’abri sous la verrière du marché que la pluie fouettait. La faim creusait son estomac. Elle n’avait rien mangé depuis le thé de l’après-midi au wagon-restaurant et, lorsqu’elle passa devant un café, elle décida de s’y sustenter. Les lieux étaient bondés. Le mauvais temps qui avait attiré les clients décourageait leur départ. On arrivait encore, mais on ne partait pas. Un grand vacarme de bruits de couverts et de conversations y résonnait. L’eau boueuse ruisselait des parapluies aux jointures et marbrait d’empreintes le carrelage des allées. Alice s’installa à une table solitaire qui s’abîmait dans l’obscurité, au fond de la salle, et y dîna. Elle ressentit pour la première fois de la journée le harassement du voyage et l’incertitude. Le repas achevé, repue et épuisée, elle lutta pour se relever. Sa détermination papillota pendant quelques secondes, mais la nécessité pressante de trouver au moins une solution pour la nuit la remit d’autorité sur pied.
La pluie avait cessé, mais le ciel encore ennuagé s’assombrissait davantage à mesure que le jour décroissait. Alice erra dans les ruelles londoniennes, tenta sa chance dans quelques établissements propres et confortables, mais éprouva la même désillusion semblable à sa première tentative. Ses pérégrinations l’emportaient toujours plus loin dans des coins de plus en plus malfamés où rôdaient des ivrognes et des prostituées. Aussi, lorsque la noirceur fut totale, elle se perdit complètement dans le dédale urbain. Les feux des réverbères et les devantures illuminées de néons l’aveuglaient plus qu’ils ne l’éclairaient et, revenant sur ses pas, elle s’inquiétait de ne pas reconnaître les rues qu’elle pensait avoir déjà empruntées.
Bientôt, elle se retrouva au milieu de badauds, en bandes serrées, qui discutaient sur le trottoir, à l’entrée des music-halls et des bordels aux enseignes tapageuses. Alice traversa au milieu d’eux. Des relents de tabacs, d’alcool, d’eau de Cologne lui donnèrent des haut-le-cœur tandis que les hommes désinvoltes, sans se préoccuper de leurs compagnes, se retournaient sur son passage et la gratifiaient, sur un ton fort cavalier, de salutations et de compliments scabreux. La jeune lady ne releva pas l’outrage. Fraîche et élégante, dans ce genre d’endroit, elle attirait l’attention, c’était inévitable, et non sans danger.
Déjà, on la suivait. Un homme seul. Mais elle n’avait pas osé jeter un coup d’œil de peur qu’il comprenne qu’elle l’avait repéré. Adossé au mur lorsqu’elle était passée, il l’avait dévorée des yeux et l’avait poursuivi quand elle s’était éloignée. La jeune lady serra son sac à main contre son flanc. Son pas tremblait, mais elle ne se précipita pas. Avec un sang-froid arrogant, elle continua de marcher comme si de rien n’était, puis elle bifurqua sur une venelle adjacente, déserte et mal éclairée. Alice s’enfonça dans l’obscurité et disparut, enveloppée dans le manteau de la nuit. Son poursuivant lui emboîta le pas et s’engouffra à son tour dans la petite allée. L’occasion était rêvée. Il accéléra, mais l’éclat métallique d’un canon l’arrêta.
« Puis-je vous aider ? » demanda la jeune lady avec impétuosité.
Le bras tendu, elle braquait un revolver Webley. Ni sa main ni son regard ne cillaient. Avec une froide insensibilité, elle fixait l’homme patibulaire, en costume débraillé, prête à tirer à tout moment, mais sans la moindre nervosité. À la lumière tamisée d’un lampadaire éloigné, elle discernait sous l’ombre de son chapeau, un visage mal rasé à la mine penaude. Il recula.
« Allons, princesse. C’est un objet dangereux que vous tenez là…
— Oui, très dangereux, confirma Alice avec arrogance. Vous devriez faire attention, vous pourriez être blessé…
— C’est vous qui pourriez être blessée. Allez, rangez-moi ça. Je ne vous veux aucun mal, lui assura-t-il sur un ton enjôleur. Je voulais simplement discuter. Je me demandais où vous alliez comme ça…
— Aucun rapport avec vous, coupa Alice. Donc, monsieur, voulez-vous vérifier si je sais ou non, tirer ?
— Mignonne comme vous êtes, vous ne devriez pas traîner par ici, même avec ça. Allez, ne soyez pas stupide, venez avec moi. »
Le coup partit sans préavis. La détonation emplit la venelle. Alice manqua sa cible d’un pouce. La balle s’égara dans les ténèbres. Des spasmes traversèrent le corps de l’homme qui se mit à rire avec nervosité.
« Raté, fit remarquer Alice amusée. Mais j’ai encore cinq chances de toucher. »
Elle réarma le chien et réajusta sa visée. L’homme jura et, sans demander son reste, il prit ses jambes à son cou. La jeune lady soupira, rangea l’arme dans son sac à main et retourna dans la rue principale. Vraiment, si elle se félicitait d’avoir dérobé l’arme dans l’armurerie de son père, elle regrettait de ne pas avoir volé l’argent de son coffre-fort. Il lui aurait épargné bien des mésaventures.
Annotations
Versions