1.4.2
Parmi les cicatrices en travers de son dos, certaines provenaient d’un même événement, d’autres pas. Leurs causes avaient souvent été oubliées, par manque de sens pour l’enfant qu’il était, mais quatre d’entre elles d’un relief inégalé, résultat d’une mémorable fustigation, constituèrent pour lui la naissance d’une pensée politique, d’un positionnement social et peut-être même d’un engagement. Tout procédait de cette première opposition filiale, involontaire mais hautement châtiée, dont l’origine remontait au printemps 1926. À cette époque, bien qu’il soit à dix ans en âge de comprendre, en tant qu’enfant, on ne lui expliquait rien de ce qu’il se passait dans le monde des adultes, mais, comme tous les enfants, il ressentait avec cette sensibilité à fleur de peau la tension oppressante qui croissait de jour en jour, d’heure en heure, comme un nuage orageux prêt à éclater au-dessus de Cliffwalk House. Angoissé d’une angoisse qui ne lui appartenait pas, il se mit à écouter les conversations des grands pour comprendre et se rassurer. À travers les mots qui leur échappèrent, il saisit celui de « grève générale », un mot terrible qui, dans la bouche de son père, ressortait du plus haut degré d’infamie, « une véritable trahison contre le roi et l’État ». Au fur et à mesure qu’il l’entendait, dans un contexte ou dans un autre, le jeune garçon, presque adolescent, parvenait à expliciter ses différentes connotations et le contexte qui s’y rapportaient.
Dans son esprit, la grève revêtait un aspect des plus fantastiques, comme une meute bestiale et sanguinaire, qui se tapirait dans l’ombre du pays, prêt à sauter à la gorge d’un patronat, encore plus chimérique, dieu sans corps aux visages multiples. D’une grande intelligence, le jeune garçon devinait que sous le masque de l’un ou de l’autre, se cachait un véritable être humain, comme son père, monsieur le maire ou Sir Regis Ford Kingstone, chacun de ces grands messieurs qui prenaient part à cette discussion autour de la vénérable table en acajou, à laquelle ils avaient été conviés pour le dîner de dimanche.
Dans la salle à manger où déjeunait habituellement la famille du Duc de Twynham en compagnie de ses illustres aïeuls, réels ou prétendus, dont les portraits austères placardaient tout un pan de mur lambrissé, Finch, le majordome et ses valets servaient aux hôtes le magnifique rôti de bœuf et de pommes de terre confites de granny Mutton, la cuisinière. Les hommes discutaient de l’actualité tourmentée. Le jeune garçon les écoutait tandis qu’il mangeait sans trop se faire remarquer. D’ordinaire, il craignait une remarque désobligeante sur ses manières de se tenir à table de la part de sa marâtre, mais comme souvent en pareille occasion, elle l’oubliait pour, en bonne maîtresse de maison, ne se préoccuper que de ses invités. Lancé dans un réquisitoire enflammé, son père, en procureur royal, courroucé par « l’égoïsme de ce mouvement social qui jetait le pays dans un chaos économique », s’emportait d’une voix terrible qui l’épouvantait. À chaque brusque haussement de ton, à chaque furieux poings sur la table, l’enfant sursautait et tremblotait, mais il écoutait consciencieusement. De cette grève, résultait la « paralysie de toute l’Angleterre » et l’arrêt de tous les transports ferroviaires qui empêchait son père de se rendre dans son entreprise métallurgique en Écosse pour « remettre ces tire-au-flanc sur le chemin du travail ». Tout ce que les syndicats risquaient d’engendrer, c’était des déficits abyssaux qui conduiraient à la ruine des compagnies, à leur fermeture et au chômage.
L’enfant s’interrogeait sur les raisons a priori absurdes qui poussaient les ouvriers à la grève, au risque de perdre leurs emplois, et bien que certains facteurs économiques, trop complexes pour son esprit juvénile, demeuraient énigmatiques, il finit par comprendre que tout cela avait pour point de départ « la faim ». Ce mot fort simple, il le connaissait et le comprenait. Sans l’avoir véritablement éprouvé, il en avait découvert très jeune les méfaits et l’avait expérimenté dans son quotidien quand il vivait à Londres chez sa mère. Cette cause lui parut, selon toute logique, légitime et naturelle. Or, ces revendications sociales semblaient causer plus de torts que de bienfaits. L’enfant demeura perplexe, incapable de discerner avec exactitude le bon du mauvais et tenta de résoudre le dilemme que la grève lui posait.
« Une semaine, et le mouvement ne faiblit pas ! L’OMS ne suffit pas. Et maintenant, trop de secteurs sont touchés, s’alarmait son père. Les entreprises qui peinaient déjà à faire des bénéfices sont en train de sombrer ! Ont-ils seulement réfléchi aux conséquences dramatiques d’une grève généralisée ?
— Quand les patrons seront sur la paille, tout le monde sera au chômage…, constata d’un ton solennel monsieur le maire, toujours aussi fier de ses aphorismes.
— Mais ils entraînent tout le pays avec eux ! Mais nous ne nous laisserons pas faire. Ce sont les industries qui font la richesse de ce pays. Chacune est importante pour l’économie, mais la main d’œuvre, si elle refuse de travailler, n’a aucune utilité et doit être remplacée. Ces salaires de misère qu’ils dédaignent tant, ils ne pourront plus s’en plaindre, une fois licenciés ! Ils mourront tous de faim, mais ils seront les seuls à blâmer ! fulmina le père.
— Mais s’ils n’ont déjà rien à manger même en travaillant, alors pourquoi travailleraient-ils ? interrogea soudain le jeune garçon que le débat intriguait. Mon grand-père disait qu’on ne peut pas travailler le ventre vide. Alors, pour arrêter la grève, il faudrait simplement donner aux gens de quoi manger, non ?
— Que dis-tu ? » se stupéfia le père.
Il lui jeta un regard intimidant destiné par son autorité tacite à le faire taire, mais Sir Regis, en jeune entrepreneur dynamique d’une vingtaine d’années, prit la chose avec humour et lui expliqua d’un rire amusé :
« Ah, ah, ah ! Tu es certainement un peu jeune pour comprendre, mais ce n’est pas exactement comme si tout le monde mourrait de faim parmi les grévistes. Bien sûr, il en a quelques-uns, mais également des gens avides qui espèrent profiter des négociations. Le véritable problème n’est pas tant ce que veulent tous ces gens, que leurs revendications soient légitimes ou non, mais la manière dont ils s’y prennent. La grève générale détruit les entreprises en arrêtant brutalement la production nationale. C’est égoïste de la part des grévistes et cela cause beaucoup de torts, non seulement aux entreprises, mais au pays tout entier. Tu sais, parfois, il faut se résoudre à voir quelques-uns souffrir, pour le salut du plus grand nombre.
— Les grévistes ne sont-ils pas ceux qui constituent le plus grand nombre ? objecta le jeune garçon, en pleine confusion.
— Pas un mot de plus ! coupa le père. Je ne tolérerais pas que mon fils parle à ma table comme un bolchevik ! Je ne veux plus t’entendre jusqu’à la fin du repas. Tu finiras ton assiette et tu remonteras dans ta chambre. Cette conversation n’est pas pour les enfants. »
La voix paternelle, puissante et magistrale, résonna jusque dans les tréfonds de son corps où il débusqua son cœur et le fit bondir de terreur. Au regard noir qu’il lui adressa, l’enfant comprit qu’il l’avait contrarié et passa le reste du repas à s’inquiéter de son sort. Ça ne faisait pas un an qu’il vivait avec son père au manoir, mais il avait très tôt goûté de ses colères. L’estomac noué, il ne mangea que très peu et se hâta de monter dans sa chambre où il espérait se faire oublier.
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