1.7.2
Les femmes ont cela de malin qu’elles sont capables de vous reprocher quelque chose qu’elles ont sciemment occasionné, et celle-là avait en plus un sacré toupet ! Ne le provoquait-elle pas, en ce moment même, avec ses insinuations salaces et ses poses aguicheuses ? Il y avait ce cou élancé qui s’étirait vers lui, cette tête penchée d’un air alangui, ces yeux marins qui le caressaient, étincelants de désir, et cette bouche… Cette bouche si grande pour arguer, voilà qu’elle ne s’entrouvrait plus qu’avec une scandaleuse pudibonderie ! Le rouge à lèvres vif qui la recouvrait avait été mangé avec gourmandise, et elle s’en pourléchait encore les babines. Il ne restait que la pulpe d’un vermillon baveux et son vernis mouillé de salive. Elle aurait pu lui réciter le Notre Père que Theo ne l’aurait trouvée plus délicieusement vulgaire. Tout ce que lui criait cette bouche en silence, c’était : « Baise-moi ! » C’en était trop de se faire allumer de la sorte.
« Vous êtes vraiment cruelle de me narguer ainsi, au milieu de tous ces gens, alors que vous savez que je ne peux répliquer… Mais vous ne devriez pas être aussi insouciante. Si j’étais aussi pervers que vous le supposez, je vous suivrais après la soirée…
— Oh ! Voilà une idée intéressante ! Et que feriez-vous ensuite ?
— Je vous ferais payer vos effronteries.
— Je meurs d’envie de voir ça !
— N’avez-vous donc peur de rien ?
— Pas de ce que vous me ferez.
— Bon sang ! Vous me rendrez fou !
— C’est précisément ce que j’espère !
— Mais quel âge avez-vous donc ?
— L’âge qu’il vous plaira de me donner, répondit-elle avec une frivole gaieté. Pourvu que vous n’ayez pas à culpabiliser !
— Ne me prenez pas à la légère, Carole… À me provoquer de la sorte, je pourrais vous prendre aux mots, et vous pourriez le regretter.
— Alors, soyez sans crainte, monsieur. Je ne suis plus une enfant. Je prendrai mes responsabilités. »
Theo sentit une goutte de sueur dévaler le sillon de son épine dorsale. En quelques secondes, sa température avait grimpé. Dans ce face à face sans détour qu’elle lui offrait, il pouvait voir dans son regard qu’elle ne mentait pas : elle était prête à aller au bout de ses actions et même bien au-delà. Lui qui avait pourtant évoqué cette idée n’avait pas pensé sérieusement à la concrétiser, parce qu’au fond, il le savait sans se l’avouer, c’était mal. Fut-elle débauchée, elle n’en demeurait pas moins une adolescente et méritait d’être respectée en sa qualité. Puis, il y avait aussi Dickie Dick, à qui il fauchait l’herbe sous le pied. Le jeune métis avec sa propension à idéaliser les femmes était à mille lieues de se douter que cette jeune demoiselle aux airs angéliques n’était pas aussi pure qu’elle le paraissait. Ce béguin ne serait qu'une désillusion de plus. Theo le savait. Elle n’était pas la première, parmi toutes ces femmes capricieuses que son ami poursuivait de ses assiduités, à s’intéresser à lui. D’ordinaire, il leur résistait, surtout par manque d’attrait, mais cette fille le titillait, et piqué par ses provocations, il se prenait au jeu et brûlait de répliquer. Leurs badinages s’aventuraient sur un terrain de plus en plus glissant. Mieux valait remettre les pendules à l’heure tant qu’il en était encore temps. Il s’écarta d’Alice réinstallant entre eux la distance bienséante initiale et lui fit comprendre par ce geste qu’il refusait d’aller plus loin avec elle. Il ne restait qu’à dévier la conversation vers de plus sains horizons.
« Je présume que vous ne me direz rien sur vous, comme vous n’avez rien dit à Emily ?
— N’insistez pas. Rappelez-vous aussi comme je l’ai renvoyée. Je ne voudrais pas vous froisser…, répliqua la jeune lady avec une moue contrariée.
— Est-ce vraiment si mal de s’intéresser à vous ?
— À vos risques et périls, répondit-elle d’une voix radoucie. Je vous aurai alerté.
— Alors, j’accepte volontiers le danger. Vivez-vous depuis longtemps à Londres ?
— Non. Je viens d’arriver en capitale.
— Qu’êtes-vous donc venue faire ici ?
— Profiter des night-clubs et flirter toute la nuit.
— Vous n’êtes pas sérieuse. Dites-moi la vérité.
— Bien. Si vous voulez tout savoir, j’ai fugué. Allez-vous me gronder ?
— Pas sans connaître vos raisons. Alors, dites-moi, à part pour aller en boîte de nuit et sortir avec des garçons, y a-t-il une raison pour laquelle vous ayez quitté votre domicile ?
— Trop… Et pas une pour rester.
— Vous exagérez !
— Si seulement… J’aurais adoré en avoir une… Alors, j’ai attendu d’en trouver, j’ai attendu vraiment longtemps, jusqu’à n’avoir plus le choix, jusqu’à ce que ce soit une nécessité. Alors, même si je n’ai nulle part où aller… Il fallait que je parte, c’était la seule solution, et que j’avance toujours tout droit sans m’arrêter ni me retourner… »
Mais elle se retourna mentalement, et ce qu’elle vit derrière elle la ravala en pensée. Sa voix se voila, son regard se vida, sa peau blêmit. En un instant, elle se flétrit, sa superbe et sa jeunesse racornie comme la rose fade et sèche d’un herbier. Cette altération fulgurante de son expression, alarma son cavalier qui craignit de la voir se pâmer, mais aussitôt, elle se ranima et lui dit d’un sourire :
« Mais cela doit vous paraître un peu extrême, j’imagine ! J’adore les effets dramatiques… J’espérais vous attendrir et que vous auriez la gentillesse de bien vouloir me consoler…
— Carole, que cherchez-vous au juste à oublier en vous jetant dans mes bras ? »
La question sécha la répartie de la jeune lady. Theo n’était pas dupe de sa fausse frivolité. Alice s’ouvrait à lui, plus qu’elle ne l’aurait souhaité, poussée par une envie spontanée de se livrer, une confiance ingénue envers ce jeune inconnu qu’elle n’aurait su expliquer, et il commençait à deviner, derrière son aplomb apparent et sa précocité, les traits fragiles d’une fille encore enfantine et sans doute épouvantée. Elle bredouilla :
« Pardon… Je suis navrée… Je ne peux pas en parler…
— Vous sentez-vous bien ? Peut-être devrions-nous arrêter de danser pour que vous puissiez vous reposer ? demanda le jeune homme que son teint anémié continuait d’inquiéter.
— Non ! S’il vous plaît ! Laissez-moi d’abord m’expliquer. Je sais que partir ainsi peut sembler insensé, mais même si j’ai l’air de fuir, je veux que vous compreniez : je suis vraiment contente d’avoir fait ce choix, car c’est la première fois que je prends une décision pour moi, pour vivre, pour me donner une chance de vivre ma propre vie. Je ne peux pas rentrer. Pas sans avoir essayé, en tous les cas… »
Ces propos trouvaient un écho singulier dans l’esprit de Theo. Ce choix, il y avait déjà été confronté : lui aussi avait dû couper les ponts, rompre avec tout ce qui le retenait enchaîné à son passé douloureux, pour pouvoir se reconstruire. Il se retrouvait dans cette jeune fille, elle lui rappelait l’adolescent orphelin et démuni qu’il avait jadis été ; et il se sentait proche d’elle, peut-être plus proche qu’il ne l’était de ses amis, de ses collègues, de ses voisins, de tous ces gens qui le fréquentaient au quotidien. De même qu’il la comprenait, elle le comprenait, et Theo éprouvait à son contact une étrange consolation.
« Je vois très bien ce que vous voulez dire. Parfois, il n’y a rien d’autre à faire que de tourner la page et d’avancer…
— Ah ! Vous êtes horrible…, soupira-t-elle. Ne vous montrez pas si compréhensif. Je ne m’en sens que plus pitoyable !
— Pourquoi vous sentir pitoyable ? Vous êtes là pour vivre votre vie, n’est-ce pas ce que vous disiez ? Cela n’a rien de pitoyable, donc soyez plus optimiste. Et je suis sûr que vous y arriverez…
— Vous n’avez pas à me réconforter, vous savez ? Je n’ai pas l’habitude d’être choyée. Je pourrais mal interpréter. Maintes femmes sont tombées amoureuses pour bien moins que ça.
— Mais vous ne le permettrez pas.
— Bien sûr que non ! »
Alice s’empourpra et, bien qu’elle ait déclaré cela avec assurance, son adorable visage troublé n’exprimait pas la même conviction. Il avait recouvré en un instant son teint frais de rose et sa belle expressivité. Theo jubilait à la pensée de se savoir déjà aimé. Le malaise de la jeune lady l’avait inquiété avec une tendresse nouvelle, et il s’intéressait maintenant à elle de manière plus personnelle. Comme moult hommes en pareille situation, il était atteint de ce désir irréfléchi de la protéger, sans se rendre compte, évidemment, que la demoiselle en détresse constituait pour son cœur le véritable danger. Les derniers gémissements de trompettes résonnèrent puis moururent. Quelques couples quittèrent la piste de danse durant l’entre-deux chansons.
« Puis-je prendre la suivante ? » demanda soudain la voix de Dickie Dick.
Theo sursauta de peur comme s’il avait été pris en faute par son ami, mais le visage tout sourire du jeune métis qui s’inclina avec galanterie devant Alice, le rasséréna. Il acquiesça, elle aussi, tous deux fort gênés en vérité d’avoir été surpris dans ce moment d’intimité, mais Dickie Dick ne remarqua rien de suspect et lui ravit avec insouciance sa délicieuse cavalière. Tout se passa si vite que Theo eut l’impression qu’elle lui avait été arrachée de vive force des bras. L’orchestre entamait une douce série de valses anglaises, mais la belle dansait avec un autre. Il rejeta la tête en arrière et soupira tout l’air de ses poumons dans l’espoir d’expulser de son cœur le dépit et l’envie qu’il éprouvait à cet instant.
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