1.7.3
Emily et O’Neill s’enquéraient du choix de la digne bouteille qui servirait à porter un toast aux vingt-quatre ans de leur ami. Après avoir tranché, la jeune femme se tourna vers Theo :
« Vous avez dansé un long moment, Carole et toi. T’a-t-elle confié quelque chose ?
— Elle n’a pas été très loquace.
— Vous sembliez pourtant en pleine conversation !
— Nous avons surtout… plaisanté. Des boutades sans importance, répondit Theo avec un sourire sot tandis qu’il repensait aux moments les plus embarrassants de leur conversation.
— Je vois… Quelle est ton impression sur elle ?
— Difficile à dire… Je ne crois pas qu’elle soit une mauvaise personne. Elle est pleine d’intelligence. Mais elle est peut-être… un peu perdue… Enfin, elle reste néanmoins terriblement attirante !
— Est-ce donc la seule chose qui ait de la valeur aux yeux des hommes ?
— Comment ça ? demanda Theo, d’un air ahuri.
— Pardonne-lui d’être aussi jeune et idiot, se consterna l’Écossais.
— Aucune importance, soupira Emily. Crois-tu qu’elle soit vraiment intéressée par Dickie Dick ?
— Non, aucune chance. Elle ne le prend pas une seconde au sérieux. D’ailleurs, je ne vois pas ce qui pourrait te faire penser le contraire. Elle n’est assurément pas le genre de fille qu’il s’imagine.
— As-tu l’intention de le lui dire ?
— Non, pourquoi ? Je ne vais pas me mêler de ses affaires. De toute façon, il ne voudra pas m’écouter… »
Emily se rembrunit et demeura silencieuse, morne et droite comme un cierge d’église. Toute la tablée se mit à regarder d’un air austère le couple vedette qui dansait. Ils ne s’arrêteraient sûrement qu’à l’heure du souper. Theo s’ennuyait. Grâce à Alice, il s’était beaucoup amusé ce soir, malgré l’absence de Baby... Baby, à qui il ne préférait pas songer. Rien que sa pensée l’irritait et assombrissait son humeur. Elle avait choisi d’aller voir son Daddy, au lieu de passer la soirée avec lui, et lui avait laissé toute licence pour s’amuser de son côté. S’il en était arrivé à flirter avec cette jouvencelle, c’était de sa faute à elle. À trop vénérer la liberté, elle le poussait presque dans les bras d’autres filles. Alors, il n’avait rien à se reprocher. Au contraire, si elle tenait tant à ce qu’il expérimente l’amour par la multiplication des partenaires, il n’allait quand même pas se faire prier alors qu’une jolie demoiselle se proposait.
L’orchestre lança sa conclusion. Un miaulement grivois puis un air gai de clarinette accompagné de notes frétillantes de piano entraînèrent dans une dernière danse chaloupée les couples sur la piste. Harry Roy entonnait les paroles licencieuses de My girl’s pussy tandis que les musiciens debout sur l’estrade jouaient avec énergie pour offrir à leur public un finish exubérant et inoubliable. Enfin, la musique cessa et un tonnerre d’applaudissements retentit. L’assistance complète se mit debout pour ovationner l’orchestre et les remercier de les avoir fait danser toute la soirée, puis les couples sur la piste se dispersèrent. Alice et Dickie Dick regagnèrent leur table, tout en riant chaleureusement entre eux. Aux propos qu’ils s’échangeaient tandis qu’ils se rasseyaient, Theo comprit que la chanson les avait beaucoup amusés, et ils en plaisantaient encore. Le jeune homme ressentit aussitôt un pincement de jalousie.
Sur la piste, le spectacle recommença comme au dîner. On commanda des sandwichs, de la salade de pommes de terre et de la glace. Le repas arriva en même temps que le champagne. Le serveur remplit à chacun sa flute et O’Neill se risqua dans un discours en l’honneur de son ami, ce qui, malgré la concision, fut fort pompeux et sans le moindre trait d’humour à la manière très scrupuleuse de l’Écossais. Il relata en quelques longues phrases les grandes lignes de leur amitié, ce qui eut pour effet inattendu de retracer avec une incroyable précision la courte carrière professionnelle de Dickie Dick au journal. Suivit la conclusion :
« À tes vingt-quatre ans mon ami ! »
Aussitôt, tous les verres se levèrent. Le champagne valsa dans sa robe blonde et son voile de mousse blanche. Après quoi, O’Neill lui remit au nom de tous son cadeau d’anniversaire, emmailloté dans un emballage grossier de papier kraft. C’était une boîte de cigares importée expressément de Jamaïque pour le jeune métis. Il huma le tabac, plein de nostalgie, et fit faire le tour de la table à la boîte en cèdre espagnole. On se promit de goûter aux cigares sitôt la collation terminée. S’il ne se sentait pas d’appétit à manger, Theo aurait volontiers dévoré ces lèvres qui s’ouvraient à chaque bouchée pour embrasser une petite cuillère de crème glacée. Un liseré blanc festonnait leur vermillon, et Alice se pourléchait après chaque cuillerée, dans une dégustation machinale remplie de volupté. Dickie Dick l’abreuvait de discours passionnés, et Theo sentit que la belle lui échappait. Elle redeviendrait cette charmante inconnue qu’elle était pour lui au début du dîner s’il ne tentait rien avant la fin de soirée.
L’ambiance déclinait et les premiers convives partaient. Les sièges voisins étaient déjà vidés. Un humoriste installé au piano y entonnait à tue-tête des chansons, soi-disant comiques, dont tout le monde se désintéressait. Le brouhaha des conversations s’en trouva augmenté, percé par les éclats de voix des plus éméchés. L’alcool que tous cuvaient depuis le premier verre du dîner commençait avec la fatigue et les remugles de tabacs froids, à plomber l’air ambiant. Dickie Dick insista pour fumer un bon cigare avant de lever le camp. Alors, on commanda une nouvelle tournée de boissons en accompagnement. Chacun choisit sauf Alice, hésitante, qui demanda un avis éclairé, ce à quoi O’Neill répondit :
« Ne vous sentez pas obligée de nous suivre. Nous avons beaucoup bu ce soir. »
Mais aucun des garçons ne l’écouta. Dickie Dick orienta son choix vers une liqueur de fruits à l’instar d’Emily. Theo taquina, par un tapotement léger du bout du pied, la chaussure de la jeune lady et proposa, l’air de rien :
« Brandy cherry ? »
Alice se troubla instantanément. Le geste était déplacé, mais dans la clandestinité du dessous de table, elle seule pouvait l’avoir remarqué. Dickie Dick approuva avec enthousiasme :
« C’est une excellente suggestion. Vous allez adorez ! »
Baby avait accoutumé Theo à ce jeu de pied, plein d’insinuations galantes, dont elle usait de temps à autre pour communiquer avec lui discrètement lors d’un dîner, mais la jeune lady en face de lui, guère habituée aux manèges coquets inconvenants au sein de la noblesse titrée, réagit avec plus de vivacité qu’il ne s’y attendait. Elle baissa la tête une main en défense sur sa poitrine, si bien qu’il craignît de l’avoir offensée, quand Alice leva vers lui des yeux alanguis, d’une placidité envoûtante. En un battement de cil, le contact fut rétabli, le monde s’engourdit, les voix de ses amis s’assourdirent et se fondirent dans le bourdonnement indémêlable des conversations. Alice s’humecta les lèvres du bout de la langue et se leva soudain pour suivre Emily aux sanitaires. Le temps reprit brutalement son cours. Theo resta abasourdi, tandis que la voix sonore de Dickie Dick retentissait dans son oreille droite.
Les deux jeunes femmes revinrent ensemble, repoudrées et recoiffées presque aussi proprement qu’à leur arrivée. Alice en regagnant sa place sur la banquette passa derrière Theo et glissa sur la table un billet. Il le récupéra promptement. Au même moment, le serveur apportait leurs boissons. Le jeune homme profita de la diversion pour déplier le bout de papier sous le couvert de la table. Cependant, il sentit quelque chose lui effleurer la cheville et redressa aussitôt la tête, surpris. Alice trempait ses lèvres dans la liqueur de cerise. Dickie s’inquiétait de savoir si elle appréciait. Elle acquiesça comme si de rien n’était. Theo vit alors ses iris bleus glisser sur le côté pour venir l’épier. La caresse remonta vers son mollet. Elle déposa son verre, et dans un fugace sourire, inclina la tête vers lui, puis elle se retourna en direction d’O’Neill, toujours sérieux, qui évoquait le trafic d’alcool entre Cuba et les États-Unis lors de la précédente décennie. Theo jeta un furtif coup d’œil au billet. Sur le papier décoré de l’empreinte écarlate de lèvres, était inscrit en lettres douces et régulières : « Raccompagnez-moi à mon hôtel et je vous donnerai un baiser. » Theo avala aussitôt une lampée de whisky et se laissa retomber sur le dossier de sa chaise. Le pied d’Alice continuait de monter et de descendre le long de son galbe. Sa jambe s’échauffait, son cœur se grisait sous son effet, la caresse l’enfiévrait de sensualité.
La soirée s’achevait autour d’une conversation calme, enveloppée des volutes de fumée qui dansaient langoureusement alentour et se dissipaient dans l’atmosphère. Les dernières folies de la fête s’éteignaient une à une comme les myriades scintillantes du firmament aux premières clartés du jour. Seul le cristal de leurs derniers verres brillait encore, étoile du matin dans leur main annonçant la fin de soirée. Mais pour le jeune homme enivré d’alcool, de désirs et de volupté, la nuit n’était pas prête de se terminer. Elle l’emportait dans sa course folle, le charriait toujours plus loin, jusqu’à son inéluctable, mais insondable lendemain. Les lèvres d’Alice sur lesquelles luisaient les traces humides et rutilantes de liqueurs de cerises appelaient, ivres de gourmandise, ses baisers.
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