1.8.1
VIII
Le groupe sortit vers les deux heures du matin du Café Anglais et avança sous la lumière sinistre des lampadaires, droits et austères comme des gardes royaux, qui veillaient la statue fantomatique de Shakespeare au milieu de Leicester Square. Il fallait maintenant rentrer. Theo n’habitait pas loin, c’était un homme, il pouvait bien marcher. O’Neill, à bord de sa Austin Seven vert émeraude, un modèle assez vieux de quatre places, tellement petit que son crâne raclait le plafond quand il conduisait, ramenait déjà Emily et Dickie Dick. Il offrit à Alice de la raccompagner au grand dam de Theo, qui ne put s’y opposer ouvertement.
« Où est votre Hôtel ? » demanda-t-il.
Non seulement Alice ne se souvenait pas de la route pour rentrer au Midnight Flowers, mais en plus elle était saoule, et dans l’état d’ébriété avancée où elle se trouvait, elle n’avait pas conscience du guêpier dans lequel elle s’était fourrée. Une seule chose qui lui importait : que nul ne découvrit l’endroit immonde et avilissant où elle logeait. Alors, plutôt que de s’inquiéter de rentrer saine et sauve au Midnight Flowers, elle chercha à la hâte le nom d’un bon hôtel où elle pourrait se faire déposer. Le seul qui lui vint en tête était celui d’un établissement qu’elle avait fréquenté lors de son précédent passage en capitale.
« Je ne connais pas l’adresse exacte. L’hôtel se nomme le Ritz, vous connaissez ?
— Oui. Bien sûr, tout le monde connaît le Ritz. Venez avec nous en voiture. Même si ce n’est pas très loin, je vous y conduirai. »
Le groupe se séparait là devant la mine sévère de Shakespeare, qui observait la scène de son œil dramatique. Impuissant devant la fatalité comme un héros de tragédie, Theo dut se résigner à partir seul de son côté. Un à un, ses amis lui souhaitaient le bonsoir. Vint le tour d’Alice. O’Neill et Emily se dirigeaient déjà vers l’automobile. Dickie Dick attendait, deux pas en arrière. Elle lui présenta une main gracieuse, un peu fraîche, qu’il serra avec ardeur d’une pression soutenue. Sans relâcher sa poigne chaleureuse, et avec une instance très nette, il murmura :
« Ce fut un plaisir des plus charmants que de vous rencontrer, et j’espère avoir le plaisir encore plus grand de vous revoir.
— Il ne tient qu’à vous. Je suis sûre que vous saurez me retrouver. »
Il s’inclina et abandonna à son corps défendant la main frêle de la jeune lady. Elle lui adressa un dernier signe d’adieu de la tête, puis s’estompa, aux côtés de Dickie Dick, dans la pénombre nocturne, nimbée des mêmes brumes mystiques qui l’enveloppaient à son arrivée. La cigarette aux doigts, Theo s’assit sur un banc, comme en début de soirée, bascula la tête en arrière et recracha sur le firmament nébuleux un brouillard blanc de fumée. Il saisissait mal ce qu’elle attendait de lui, ce que ce « je suis sûre que vous saurez me retrouver » signifiait ; et il saisissait encore plus mal ce qu’il devait faire après tout ce que leurs échanges langoureux le laissaient espérer, alors que sa morale, devant la juvénilité flagrante de la demoiselle, lui sommait de rien tenter. Le Ritz se situait à quelques rues de là, sur Piccadilly. Il s’y rendait souvent jadis, quand il était encore au collège et qu’il venait y visiter son père. C’était un prestigieux établissement que la crème de la haute société fréquentait. Délicate et raffinée, la jeune lady, dont le sang bleu transparaissait, ne détonnait pas dans ce décor palatin, encore fallait-il qu’elle ne fût pas en fugue, détail décisif que Theo se remémora fort à propos. Cet hôtel onéreux, peu de gens pouvaient se l’offrir, et certainement pas une jeune fille en fuite. Theo se leva promptement, pour faire un petit détour du côté de Piccadilly afin de vérifier qu’elle était bien rentrée.
Il remonta le long des théâtres du Troc et déboucha sur le rond-point du Shaftesbury Memorial. La place était cernée d’élégants réverbères qui poussaient comme des fleurs, avec au bout de leurs longues tiges une inflorescence lumineuse. De multiples marches grimpaient de manière concentrique vers l’estrade centrale où trônait la fontaine antique de métal noir. À son sommet, Éros armait son arc, et sous sa flèche, debout en tout haut de l’escalier, la silhouette d’une jeune fille nimbée d’un voile vaporeux se dessinait comme une lune, douce et blanche, sur le noir nocturne. Theo n’en crut pas ses yeux et pourtant, au premier coup d’œil, il l’avait reconnue. Dans sa cape de chantilly argentée, Alice se tenait immobile, la tête relevée vers les nuages et les mains blanches, jointes aux dos, au bout desquelles pendait une petite bourse en forme de coquillage. Elle humait l’air paisible et frais de la nuit. À cette heure tardive, entre rêve et réalité, sous la clarté sélénite, le carrefour de Piccadilly Circus pourtant si engorgé la journée redevenait un paysage désert, une ruine urbaine que seul agitait le clignotement métronomique d’un néon publicitaire. Theo gravit l’escalier jusqu’à elle. À son approche, elle fit virevolter d’un pas dansant sa robe mousseuse et l’accueillit d’un sourire ingénu :
« Theo ! Vous êtes venu me raccompagner ?
— Carole ! Bon Dieu ! Que faites-vous ici ? O’Neill ne vous a-t-il pas déposée devant le Ritz ?
— C’est ce qu’il a fait.
— Alors pourquoi n’êtes-vous pas déjà rentrée ?
— Mais c’est que j’essaie, figurez-vous ! J’ai remonté toute la grande rue et je suis arrivée à ce carrefour, vous voyez ? Mais je ne sais plus dans quelle direction aller. J’ai regardé tout autour… »
Elle pivota sur elle-même pour observer chacune des voies qui s’offraient à elle.
« Je voulais retrouver celle qui menait au Café Anglais pour me repérer, mais je ne reconnais même plus celle par laquelle je suis arrivée… Donc, je crois que je me suis perdue…
— Vous plaisantez ? s’ébaubit le jeune homme.
— Ceci est de votre faute ! Je suis complètement saoule ! »
Et elle tournoya sur elle-même, comme le font les enfants pour se donner le tournis, puis dans un étourdissement euphorique, elle se laissa choir dans ses bras. Alice rit. Le cœur de Theo fit un bond dans sa poitrine. Il sut qu’il irait au bout de cette nuit.
« En effet, vous êtes saoule… Vous ne logez pas au Ritz, n’est-ce pas ?
— Non. J’aurais bien voulu, malheureusement, je n’en ai pas les moyens. Je loge Midnight Flowers, sur Gerrard Street, vous connaissez ?
— Ah oui ! Ce n’est pas loin d’ici. Je vais vous raccompagner…
— Vous voudrez votre baiser ?
— Nous verrons cela une fois arrivés. »
Et, dans un fol élan d’allégresse, il la prit par la main et l’entraîna dans l’ombre des rues. Tandis qu’ils s’y enfonçaient à la lumière des grands lampadaires, la ville fantôme, inhabitée et sereine, laissait place aux trottoirs d’un Soho ivre mort à cette heure. Bien que les clubs fussent fermés depuis longtemps, quelques irréductibles fêtards aux regards hallucinés lambinaient égarés dans le dédale nébuleux d’une nuit de perdition.
La pancarte fleurie du Midnight Flowers se détacha de la façade des immeubles. Alice salua l’impassible gorille russe. De la porte d’entrée encore entrebâillée s’échappait un jour fade. À l’intérieur, l’abat-jour d’un lampadaire filtrait la lumière qui éclairait le comptoir où Carmen, toujours dans la même robe à carreaux verts, ronflait dans son fauteuil. D’un chut du doigt, Alice invita Theo à la suivre dans l’hôtel. Ils passèrent à pas de loup sous le nez de la patronne endormie et s’engouffrèrent dans les ténèbres du maigre escalier. On entendait percer à chaque palier, derrière différentes portes fermées, des petits cris convulsifs de femmes qui jouissaient. La débauche faisait trembler les cloisons en carton-pâte du bâtiment. Theo suivit sa compagne, marche après marche, jusqu’au dernier étage, porte numéro trente-trois en laiton doré. Sa main contre toute morale refusait de lâcher celle qui l’entraînait. Alice sortit une clé de sa bourse et déverrouilla sa chambre, puis elle s’adossa face à lui, contre le vantail de contreplaqué.
« Il semblerait que vous soyez arrivée à votre chambre, lui murmura le jeune homme en caressant sa joue avec douceur.
— Désirez-vous le baiser que je vous ai promis ?
— Vous êtes une jeune demoiselle. Je n’exigerai rien de vous que vous ne consentiez.
— Ne soyez pas si poli. Ça ne vous ressemble pas. Embrassez-moi. »
Le moment était venu, celui tant attendu, celui qui amorçait le début balbutiant de l’acte final. Une dernière hésitation, on s’avança, on se recula, puis il pressa ses lèvres contre les siennes, et s’écarta. Leurs nez maladroits s’entrechoquèrent. C’était un baiser sage et enfantin, si sobre en vérité qu’il ne rassasiait en rien, mais qui leur laissait un avant-goût de chair à les faire saliver. Pas assez. À peine séparées, leurs bouches aimantées se collèrent à nouveau. Leurs corps s’étreignirent, dans le désir furieux de se toucher plus près, encore plus près, beaucoup plus près, jusqu’à ce qu’ils se confondissent. Theo enfonça au plus profond sa langue dans la gorge d’Alice. Pénétrer l’orifice. Il la plaqua contre la porte fermée, cette porte qui le séparait de cette chambre où il voulait fermement entrer.
« Quelle férocité ! souffla-t-elle dans un halètement. Vous n’avez vraiment rien d’un gentleman.
— Ne jouez pas la vierge effarouchée. Vous ne l’êtes pas plus que je ne suis gentleman. Vous savez déjà ce que je veux de vous.
— Ah oui ? Mais ne pouvez-vous pas me le dire clairement ? Ou seriez-vous trop honteux ?
— Absolument pas. Carole, je veux coucher avec toi.
— Comme il te plaira, mon cher Theo. Mais prépare-toi. J’ai mes exigences. Il ne sera pas si facile de me satisfaire. »
Clic ! Le bouton de la poignée s’actionna, les gonds pivotèrent, la porte s’ouvrit. Alice recula et attira Theo dans sa chambre.
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