1.9.1
IX
Theo dormit tout son soûl, de ce sommeil du juste, imperturbable, que même le poids d’Alice sur son bras ne vint déranger. Il ouvrit les yeux assez heureux, mais il désenchanta sitôt qu’il se remémora la veille dans sa globalité. Peu importait l’âge qu’elle avait, cette gamine était insane et dépravée. Quel genre de dégénéré prenait du plaisir à se faire étrangler ? Et pendant l’acte par-dessus le marché ! Theo s’en horrifiait d’autant plus qu’il ne pouvait se regarder en face, pas après s’être rendu complice d’une telle perversité, sans compter qu’il en avait joui pareillement, et même failli la tuer. Alors, il rejeta la faute sur elle plutôt que sur lui, et pourtant, son cœur, un peu plus honnête, fut pris de remords quand il la contempla, roulée en boule contre son flanc et grelottante de froid. Nue sous un mince drap blanc, dans la clarté matinale d’une chambre d’hôtel minable, elle raviva en lui les braises de la nuit. Il l’aurait sûrement baisée encore et encore, jusqu’à ce qu’il ait vidé toute innocence de son corps juvénile. Dans le dilemme entre ses désirs et son jugement, Theo n’avait guère plus envie de partir que de rester. Il attrapa près de l’oreiller l’écharpe de soie qu’elle avait nouée en cravate autour de son cou, une preuve irrécusable de ce qu’il s’était passé. Sa main, tremblante, crispée sur le vêtement n’en avait pas besoin pour connaître la vérité : elle se souvenait. Dans sa paume, il sentait encore le contact effroyable de cette gorge chaude et frissonnante. [ALL1]
« Que fais-tu avec ça ? » lui demanda Alice en happant le foulard.
Elle le dévisageait avec de grands yeux remplis d’espièglerie. Theo en oublia qu’elle était folle. Il l’embrassa.
« Est-ce là, la raison pour laquelle ton professeur de piano s’est enfui en courant ?
— Entre autres.
— Oh, tu es si effrayante, Sweetie… »
Elle rigola. Il l’enlaça. Il lui fallait du courage. Il n’y reviendrait pas. Alice perçut à son soupir que quelque chose n’allait pas.
« As-tu envie de partir en courant, toi aussi ? »
Theo ne répondit pas. Elle devina sans peine sa réponse et se glaça. Lasse et nonchalante, elle profita encore de la chaleur de ses bras. Au fond, elle n’avait jamais espéré plus que ses baisers. Son cœur appartenait à une autre femme, mais pour le moment, elle bénéficiait encore de son corps pour se consoler. Encore un petit peu. Elle se blottit. Theo murmura d’une voix sombre :
« Je dois passer au bureau ce matin. »
L’heure de la séparation sonnait avec une précipitation qui la désolait. Alice acquiesça d’un sourire résigné. Son désamour la froissait, peut-être même à un point que son cœur insensibilisé ignorait, mais sa dignité lui défendait de pleurnicher. Elle ouvrit les bras pour le laisser s’échapper. Alors, il lui tourna le dos pour la première fois, et le monde s’écroula. La chute fut si brutale qu’elle en oublia tout ce qui l’avait ému jusque-là. Joies et peines prirent fin devant ce dos scarifié. Elle se demanda ce qu’il faisait là, ce qu’elle faisait avec lui… Lui, qui était-ce déjà ? L’amnésie frappa son front. Dans ce lacis de marques boursouflées, se trouvait écrite la vérité. Chaque trait portait en lui un sens singulier, et enchevêtrés dans un ordre sibyllin, ils formaient ensemble ce caractère unique et énigmatique que l’esprit d’Alice tentait par tous les moyens de déchiffrer. Obnubilée, elle tendit la main vers lui et l’effleura du bout des doigts. Theo s’écarta incontinent.
« S’il te plaît, n’y touche pas ! » lui dit-il, sans se retourner, avec une pointe d’agacement dans la voix.
Elle écarquilla les yeux et revint à elle. Son amant de la veille récupérait ses vêtements au sol et se rhabillait. Par bonheur, trop occupé à s’en aller, il n’avait pas remarqué l’état d’hébétude qui sclérosait son expression. Theo et Liam étaient la même personne. Ces cicatrices en constituaient la preuve irréfutable. Avec l’énergie du désespoir, Alice chercha dans sa mémoire le souvenir de son frère. Enfant alors, elle ne conservait qu’une image floue à peine esquissée dans son esprit de son visage adolescent à la délicatesse androgyne. L’homme devant elle aujourd’hui ne conservait rien de cette tendresse juvénile. Les traits épurés de son faciès s’étaient durcis pour prendre cet aspect sec, anguleux, beaucoup plus viril. Enfin, elle la vit, cette ressemblance écœurante entre Theo et leur père. La vérité n’était pas écrite sur son dos, mais en plein sur son front. Comment avait-elle pu ne pas la voir ? Au bord du vomissement, elle n’osait encore y croire.
« Est-ce ton père qui t’a battu ainsi ? bredouilla-t-elle.
— Oui, mais je ne tiens pas à en parler, rétorqua-t-il d’un ton cassant pour mettre un terme au sujet.
— N’as-tu pas vu la lettre que j’ai laissée aux bureaux du Weekly Herald ?
— Quelle lettre ? »
Les mots lui étaient sortis de la bouche avant qu’elle ne comprenne ce qu’elle racontait. Tout ce qu’elle espérait de lui venait de s’écrouler. Son frère ne l’avait jamais aimée, elle le savait, et si elle avait cru que le temps avait apaisé leur différend, après cette nuit, sans compter qu’il voulait déjà s’enfuir à toutes jambes, il la tuerait tout simplement. Elle porta sa main à son cou, à l’endroit précis où elle pouvait encore sentir la pression prégnante de ses doigts. Oh oui, il le ferait, et sans la moindre hésitation. Il ne devait rien découvrir ou elle n’y survivrait pas cette fois. La lettre, cependant, révélait tout de son identité. Mieux valait, dans l’urgence, se ressaisir, feindre l’ignorance et jouer la comédie. Alice clarifia sa pensée avant de lui répondre d’une voix tranquille :
« C’est sans importance. Il s’agit d’une lettre que j’ai laissée là-bas par mégarde. Mais Dickie Dick s’en charge déjà. Il a promis de me la rendre. Tu n’as pas à t’en inquiéter. »
Au nom de son ami, Theo se froissa et daigna enfin la regarder. Ce n’est pas qu’il en fut jaloux, bien sûr, puisqu’il avait décidé lui-même de ne pas poursuivre cette liaison, mais enfin qu’elle ne cherchât pas, par quelques prétextes, à le revoir, son amour-propre s’en trouvait contrarié. Cette petite poulette songeait-elle déjà à le remplacer ?
« Je peux m’en charger si c’est important, proposa-t-il.
— Nul besoin de te déranger. L’affaire est comme réglée. Tu connais Dickie Dick. Il ne manquera pas de s’en acquitter.
— Tu devrais être honnête avec lui… Il idéalise les femmes qui lui plaisent. Il les croit toutes gentilles, pures et sages. Il ne s’imagine pas une seule seconde qu’elles puissent être dépravées. Il ne comprendra jamais si tu ne lui dis pas clairement ce qu’il en est.
— Je le ferai. Je ne voudrais pas qu’il se fasse de fausses idées à mon sujet, lui répondit-elle avec un sourire jaune. Merci pour ton conseil avisé. »
Alice attrapa à la volée sa robe de chambre, un déshabillé de mousseline diaphane sous lequel son corps nu transparaissait ; puis elle alla s’isoler près de la fenêtre à la recherche d’un coin de ciel bleu où elle pourrait s’envoler, loin de cette chambre puante d’obscénité. Elle sentait encore son sperme tout collant, séché sur son entrejambe, preuve irréfutable de cet acte incestueux. Et maintenant, il la vilipendait, il la traitait comme une catin ! C’était un cauchemar ! Seule et perdue dans une ville qu’elle ne connaissait pas, méprisée par un frère avec qui elle venait de coucher, souillée encore une fois, et bientôt abominée par ce même homme dont elle était venue quémander l’aide, voilà donc où elle en était arrivée. Alice en avait des suées, la tête lui tournait, sa respiration accélérait sous le poids de sa poitrine oppressée. Elle devait à tout prix se calmer. Ce serait lui faire trop d’honneur que de se mettre à pleurer. Surtout après toutes ces années. Elle s’était jurée de ne plus jamais lui faire ce plaisir, ce fameux jour d’été où elle avait dû l’implorer pour sa vie. Alors, hors de question de flancher. Il fallait reprendre son sang-froid et rationaliser. Cette pique écartait le sujet périlleux de la lettre et lui donnait un motif de colère pour le congédier. Theo à demi-nu se rapprocha dans son dos et caressa ses cheveux en bataille. La jeune lady frissonna malgré elle. Son corps gardait dans sa chair l’empreinte de cette nuit.
« Je suis désolé, Sweetie. C’était cruel, reconnut-il d’un ton enjôleur qui la répugna.
— Peu importe. Ce que je voudrais maintenant, c’est que tu sortes d’ici. »
Il ne supporta pas ce rejet froid et catégorique. Dans un regain de désir, il la plaqua contre le mur et l’embrassa de force. Décidément, il n’en était pas rassasié. Son sexe brûlait de retrouver la chaleur de ce corps où il avait été si bien traité. Alice le repoussa, mais elle n’avait ni la force ni le cœur de lui résister. Elle voulait céder aux avances de ce baiser dont l’ardeur réchauffait son âme et la consolait, mais dans un éclair de lucidité, elle enraya de justesse l’avancée de ses mains qui s’insinuaient déjà entre ses cuisses.
« Qu’attends-tu de moi ? lui demanda-t-elle d’un air sombre. Tu vas être en retard. Tu ferais mieux de t’habiller. »
Le jeune homme s’écarta à regret. Cette fille l’obsédait, et pour cela, il valait mieux partir sans tarder, avant qu’il soit trop difficile de se séparer. Il aurait voulu lui faire l’amour une dernière fois avant de s’en aller, mais c’était sans doute la pire ingratitude qu’il pouvait lui infliger, surtout en sa qualité d’adolescente encore en âge d’être choyée, dont il avait joui sans scrupule et qu’il s’apprêtait à abandonner. Enfin, avec sa façon dérangée de jouer à s’étrangler, elle finirait par se tuer, et il n’y pourrait rien : son esprit était malade. Seuls des psychiatres compétents dans un établissement spécialisé seraient en mesure de l’aider. Toutes les raisons du monde l’incitaient à la quitter, et bien que son cœur n’en éprouvât pas une seule, son jugement ne pouvait que les approuver. C’était mieux ainsi…
[ALL1]Regarder la main, sensation d’avoir tenu la gorge d’Alice toujours présente.
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