1.12.2
« Venez avec nous sortir le bœuf Wellington du four. Maman s’est surpassée à la cuisine aujourd’hui. Mais aimez-vous les champignons, ma lady ? »
L’attention chaleureuse que lui témoignait Diana excédait par-dessus tout Alice. Toujours prompte à prendre sa défense, la jeune femme la regardait avec un sourire et de grands yeux attendris comme devant une enfant, une fillette, une sœur cadette ! C’était un comble ! Theo ne voulait pas d’elle, mais il considérait Diana comme une sœur, Diana qui, en revanche, semblait ravie de l’accueillir dans la fratrie… Si gentille ! Évidemment, c’est toujours plus facile d’être la bonté incarnée quand on a le beau rôle à jouer. Mrs Horowicz sortit du four, dans un nuage de vapeur aromatique, le mets enrobé dans sa croûte dorée, puis elle le dressa avec ses pommes de terre rôties aux herbes dans un plat de service.
« Si nous faisions une tarte, pour le thé de l’après-midi avec les framboises que vous nous avez apportées ? Cela vous plairait-il, ma lady ?
— Oui, j’aime beaucoup les tartes…
— Alice ne sait pas du tout cuisiner, précisa son frère. Je ne voudrais pas qu’elle vous gêne en cuisine.
— Elle ne nous gênera pas, lui assura Diana, puis elle se tourna vers la jeune lady. Vous n’avez vraiment jamais rien cuisiné, même en cours d’économie domestique ?
— Non, j’en étais dispensée. À la place, j’avais des leçons supplémentaires de sciences naturelles, de littérature et de philosophie.
— Et vous n’avez jamais eu envie d’essayer ?
— Pas vraiment. J’ai simplement appris ce que les gens pensaient que je devais savoir. La cuisine n’était pas une priorité étant donné que j’avais toujours à mon service quelqu’un pour cuisiner. Et tant qu’à choisir, je préférais la broderie.
— Tu dis cela avec tant de suffisance ! se consterna Theo. Pauvre granny Mutton… Elle est déjà si fatiguée…
— Ne parle pas de personnes dont tu ne sais même pas si elles sont toujours en vie, rétorqua la jeune lady.
— Parce que toi, peut-être, tu le saurais ? Tu as beau avoir vécu avec ces gens toute ta vie, tu n’as jamais rien su d’eux.
— Plus que toi, en tout cas. Pour ton information, granny Mutton est en train de perdre la tête, mais en ce qui me concerne, je la trouve plutôt amusante comme ça ! Elle dit des choses très drôles parfois. Il lui arrive fréquemment de me demander d’aller vous chercher, Dorothy et toi, et de vous dire d’arrêter de vous bécoter dans les bois ! Ça m’a rappelé le bon vieux temps ! Tu as toujours su t’amuser avec les filles !
— Arrête ça Alice !
— Pourquoi vous disputer ainsi ? bredouilla Diana. Venez, passons à table. »
Theo avait jeté à sa sœur un regard meurtrier qui pourtant ne l’effraya pas le moins du monde, mais qui fit trembler Diana juste à côté. Alice jubilait. C’était sournois de sa part de l’attaquer sur ce terrain, mais quoiqu’elle n’ait jamais apprécié Dorothy Mutton, elle leur rendait justice à toutes les deux pour cette négligence ingrate qu’il leur avait infligée avec une indifférente équité. Theo ne songeait plus depuis bien longtemps à cette pauvre fille qui espérait pourtant encore qu’il revînt à Cliffwalk House la chercher. Quant à elle, après cette fameuse nuit, il aurait tôt fait de l’effacer de sa mémoire comme une vulgaire prostituée qu’il n’avait même pas payée, si la crainte de leur père ne l’avait pas poussé à la retrouver. Alors, à lui qui était si oublieux, elle pouvait bien le lui rappeler un peu, les visages de ces filles délaissées et la tête du salaud qui les avait abandonnées. Si fière de son aspect rasé de près, était-il incapable de se regarder en face pour voir toute la crasse derrière ses beaux yeux bleus ? Quel manque d’honnêteté !
Alice songea à granny Mutton. L’affection qu’elle portait à la vieille cuisinière, une lady de son rang n’aurait jamais dû l’éprouver, mais voilà, de tout Cliffwalk House, c’était la seule assez folle pour lui adresser la parole sans modération. Dans son esprit malade, la jeune lady était encore une douce enfant ; granny Mutton la traitait avec tendresse et lui parlait sans réserve, fut-ce inconvenant. Alice regrettait sa fugue précipitée. Le sort cruel pouvait d’un jour à l’autre lui arracher cette vieille dame qu’elle chérissait, alors qu’elle n’était même pas à son chevet. La jeune lady devenait folle à cette pensée et brûlait dans un moment de délire de rentrer à Cliffwalk House la retrouver, mais elle ne pouvait renoncer, pas après tout le mal qu’elle s’était donné pour s’échapper. Alors, elle l’endurait, ce remords pour continuer d’avancer, quitte à le traîner avec elle aussi longtemps qu’elle continuerait d’exister. Enfin, par bonheur, Theo ignorait d’elle ce côté pitoyable, et elle pouvait conserver devant lui cette superbe fatuité avec laquelle elle aimait le narguer. Tourmenter un peu son frère était encore ce qui l’égayait le mieux. Elle lui adressa du regard un nouvel éclair provocateur, prompte à allumer ses ardeurs enragées avant de tourner les talons vers la salle à manger.
Au repas, la conversation se préoccupait de l’avenir de la gauche socialiste et de l’intérêt ou non de monter en Angleterre un Front populaire pour faire « front commun » contre le gouvernement conservateur ; puis dans une digression logique, elle dériva sur l’actualité internationale, de plus en plus inquiétante, et qui éclipsait désormais les faits divers locaux, encore que les esclandres royaux galvanisassent à eux seuls la presse britannique. Toute la famille participait avec un enthousiasme débordant. Alice, cependant, s’ennuyait rien qu’à les écouter. La politique intérieure ou extérieure, si elle n’impactait pas sa vie de manière sensible, elle s’en contrefichait. En l’occurrence, le fascisme qui alarmait tant ses hôtes ne générait pas en elle le moindre sentiment. Sa définition, elle la réduisait à la notion simpliste de dictature : le nationalisme, le patriotisme, le totalitarisme, et toutes les doctrines dont cette idéologie procédait demeuraient pour elle un mystère insignifiant et surfait. Cette divergence d’intérêt entre elle et les autres accentuait cette impression d’ostracisme qui l’oppressait.
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