Chapitre 2

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Jeudi 28 novembre 2019 - 06h25

Hôpital de Bois-Colombes (92)

L’un des jours les plus heureux dans la vie d’une femme. Donner la vie à un petit être sur lequel veiller jusqu’à son dernier souffle. Transmettre bien plus qu’une partie de soi. Amélie attendait ce moment depuis plus de huit mois. Si la douleur devenait insupportable, elle ne saperait jamais son moral.

Les contractions s’étaient rapprochées depuis un moment, toutes les neuf minutes à présent. L’infirmière l’avait soutenue par de belles paroles, mais il fallait encore attendre un peu avant de déclencher l’accouchement. Une grossesse sans aucune difficulté. Ce petit bout de chou était déjà sage comme une image.

Deux heures s’étaient écoulées avant que la poche des eaux ne se rompe. Un flot de liquide amniotique se déversa sur le lit, provoquant un cri de panique de la future maman. Elle pressa immédiatement le bouton rouge pour appeler les aides-soignantes.

L’infirmière mesura la dilatation du col de l’utérus alors que sa collègue répétait inlassablement ses consignes de respiration. Une nouvelle contraction. Soixante-sept secondes en enfer, une souffrance inimaginable suivi d’un soulagement de courte durée.

- Mademoiselle, tout va bien se dérouler. Croyez-moi, j’ai participé à plus d’accouchements que vous ne pourriez l’imaginer.

- J’ai mal, c’est horrible ! Et… j’ai peur !

Un nouveau sourire de l’infirmière. Plus long, plus rassurant. Un cocon de douceur dans un moment d’intense douleur. Une caresse passagère aux bienfaits indéniables.

Deux nouvelles infirmières pénétrèrent dans la chambre. Vérification des constantes, préparation du lit et de quelques affaires, la patiente allait être transférée en salle de travail pour donner la vie. Dans le cadre de la porte, la future mère entraperçut un homme discuter avec une femme. Des rares sons qu’elle arrivaient encore à capter, elle comprit que l’échange n’était pas amical.

Bien que torturée par la douleur des contractions successives, elle jeta un coup d’oeil et reconnut son gynécologue, le docteur Fraouzi, ses cheveux courts toujours plein de gel. L’auxiliaire de santé à ses côtés lui rappelait un souvenir qu’elle ne put clarifier. Une nouvelle contraction lui arracha un cri.

Tous braquèrent leur regard sur la patiente. Le médecin fit un geste de la main et distribua ses dernières consignes avant que tous ne se mettent en action.

Les néons défilèrent au plafond, une ligne lumineuse en discontinu. Plusieurs portes, les couloirs, d’autres femmes avec des petits être dans les bras, sages ou en pleure, tous les sens de la jeune femme étaient en alerte, sa sensibilité sur le point d’exploser.

Elle tourna de l’oeil.

- Mademoiselle ? Vous m’entendez ?

- Que se passe-t-il ? s’inquiéta la patiente.

L’infirmière lui prit la main et lui caressa la joue pour l’apaiser.

- Nous sommes arrivés, mademoiselle Berla, nous allons vous installer le plus confortablement possible pour que le travail et l’accouchement se déroulent sans aucune difficulté.

Le docteur Fraouzi entra dans la salle de travail, un grand sourire comme à son habitude. Il prit connaissance de toutes les informations, s’adressa à la sage-femme, puis l’auxiliaire de puériculture. Chacun se préparait pour l’évènement tant attendu.

L’homme s’approcha enfin de la jeune femme en sueur, épuisée par les heures de travail. Il ajusta son tabouret en faisant tourner le siège sur lui-même et posa délicatement son fessier.

- N’ayez crainte, je serai juste derrière. Dites-vous que si je n’interviens pas, que vous ne voyez pas la jolie couleur crème de ma peau, c’est que tout se passe à la perfection. Et c’est ainsi que vous allez donner naissance à un petit joyau tout aussi parfait que sa maman.

Sa patiente lui adressa un semblant de sourire. Cet homme avait l’art et la manière d’évacuer le stress et la peur des femmes sur le point de vivre le plus beau jour de leur vie. Ou presque.

Il fit un pas en retrait et céda sa place à la sage-femme. Les contractions se rapprochèrent encore, s’intensifièrent un peu plus, mais le col n’avait pas encore atteint l’écart requis. Il était temps de déclencher l’accouchement. L’une des infirmières s’approcha de la femme et utilisa un gel de prostaglandines.

Après deux nouvelles vagues de contractions, plus aucun doute n’était possible. Le nourrisson s’annonçait sans aucune difficulté. La sage-femme fit reposer la perfusion d’ocytocine. La tête fit son apparition alors que la jeune maman poussait de toutes ses forces pour la quatrième fois. Le reste du corps ne mit que peu de temps à suivre.

Un silence d’une demi-seconde. Un hurlement strident de nouveau-né.

L’une des infirmières tourna la tête et félicita la femme qui relâcha son effort et laissa son dos tomber sur le matelas. Tout son corps lui communiqua une sensation de bien-être. Elle avait enfin donné la vie, une aventure longue de neuf mois s’achevait, une autre commençait, pour la vie.

La sage-femme confia immédiatement le nourrisson à l’auxiliaire de puériculture pour aller changer de tenue et s’affairer auprès de la patiente. Les deux infirmières prirent soin de la mère dont les efforts l’avaient fatiguée. Elle n’avait plus la force pour quoi que ce soit, à part partager ses premiers instants de bonheur avec la chair de sa chair.

Chaque cri du petit bout de chou lui procurait un sentiment de fierté. Il était enfin arrivé. Mais elle n’avait pas choisit le prénom… Ce choix cornélien. Marin en hommage à son grand-père, ou bien Léon comme prévu depuis le début ?

Quand soudain, la pièce plongea dans un silence impromptu.

L’auxiliaire de puériculture se mit à s’agiter dans tous les sens, pressant un bouton sur le mur et transférant le nouveau-né sur un petit brancard avec l’aide de l’une des infirmières. Sans un mot de plus, elles évacuèrent le bébé de la pièce par une porte latérale.

La paniqua gagna la jeune femme qui se redressa dans son lit en un éclair. Son corps l’empêcha de se lever pour rejoindre la salle avoisinante.

- Que se passe-t-il ? Je veux voir mon enfant !

- Calmez-vous, mademoiselle Berla. Il est fréquent qu’il puisse y avoir de légères complications. Mais votre enfant va s’en sortir et vous l’aurez au creux de vos bras d’ici peu.

Le discours n’eut pas l’effet escompté. Le visage de l’infirmière la trahissait, elle ne pensait pas un mot de ce qu’elle venait de dire. Une simple phrase bateau apprise dans les écoles pour tenter de dédramatiser la situation.

- Laissez-moi le voir… S’il vous plaît…

La patiente laissa les larmes perler et glisser le long de ses joues. Elle se recroquevilla sur le lit marqué de ses efforts pour mettre son fils au monde.

Les minutes s'allongeaient à chaque seconde écoulée. Le bruit de l'aiguille trottant inlassablement était à présent insupportable. La patiente sentait son estomac se nouer. Pourquoi ne lui donnait-on aucune nouvelle ? L'infirmière à ses côtés tentait de maintenir un sourire éphémère, mais elle aussi était gagnée par l’appréhension.

Les deux vivaient cette situation pour la première fois. Aucune n’avait le recul nécessaire pour faire face à la peur qui lentement envahissait les esprits et paralysait les sens. L’horloge murale n’avançait pas assez vite. La femme voulait des réponses, impossible d’attendre encore et encore.

Le gynécologue-obstétricien fit un bref passage par la salle de travail sans adresser le moindre regard à sa patiente. Il entra dans la salle avoisinante et y resta cinq minutes. À son retour, il était accompagné d’une infirmière et de la sage-femme.

Pas de trace du nouveau-né.

L’homme posa une pochette remplit de documents sur un meuble bas. Il installa son tabouret, ajusta son fessier et saisit entre ses mains celle de la jeune maman. Ses yeux étaient perdus, il cherchaient ses mots, encore un peu confus et sans doute touché, comme à chaque fois.

- Où est mon bébé ? questionna la femme entre deux respirations accentuées. Je veux le voir tout de suite.

- Mademoiselle Berla, malheureusement, il y a eu des complications au niveau respiratoire. Les poumons ont cessé subitement de fonctionner…

Il sentit aussitôt la main de la patiente se contracter sur la sienne. Les traits de la femme étaient tendus, son coeur battait à mille à l’heure.

- Non… Je veux le voir ! Où est-il ? Qu’avez-vous fait à mon bébé ?

- Et votre fils est…

Plusieurs cris d’une douleur indescriptible furent entendus depuis le couloir. Tous s’arrêtèrent un instant. Et la vie de l’hôpital reprit ses droits.

***

Elle crut ne jamais pouvoir mener à bien son plan. La seule ouverture se présenta lorsque l’agitation dans le service eut enfin disparu. Toutes ses collègues étaient encore sous le choc du décès d’un nouveau-né. Il n’y avait eu aucune difficulté détectée durant les neuf mois de grossesse. Ce détail aurait pu tout faire capoter. Assurément, elle ne referait pas la même erreur.

Lors de sa pause à onze heures et demi du soir, elle s’éclipsa dans cette aile qui ne servait plus pour le moment. Le début de la rénovation avait un peu de retard, une aubaine pour installer une chambre adaptée et isoler un nouveau-né. Sa respiration était normale. Le faire passer pour mort-né n’avait pas été chose facile, mais tous n’y avaient vu que du feu.

Encore un quart d’heure et elle confierait le nourrisson à cet homme qu’elle voyait à chaque fois que le grand patron exigeait un nouveau bébé. Pas un mot, pas un regard. Juste un transfert.

Personne ne la soupçonnait, personne. Sa position lui donnait un avantage indéniable pour oeuvrer dans l’ombre. Mais pourrait-elle continuer ainsi ? Le rythme s’était accéléré depuis peu, elle craignait que la vigilance de certains ne soit éveillée avec la récurrence des cas. Ses fréquentes absentes pouvaient aussi la trahir.

Mais pour le moment, elle était irréprochable dans son rôle.

Dans son caisson, le bébé dormait. Il ne semblait pas affecté par la manoeuvre infligée par la femme. Elle l’avait été toiletté et choyé pour se faire pardonner. De véritables gestes d’une mère attentionnée qu’elle aurait aimé être. Il était risqué de procéder à l’extraction du bébé aussi vite, mais tout avait été prévu pour ne pas mettre en danger l’enfant.

Son téléphone vibra. Sur l’écran, un numéro qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle déplaça le nourrisson avec douceur et descendit les escaliers avec prudence. Parfois, il lui arrivait de douter, de vouloir tout arrêter. Son instinct maternelle reprenait le dessus. Mais sa mémoire la rappelait à l’ordre aussitôt.

L’homme était là, à l’heure, dans une voiture aux vitres teintées et garée à l’arrière du bâtiment. À l’abri des regards indiscrets, la femme ouvrit la portière arrière. Pas un mot, pas un regard, comme à chaque fois. Elle plaça le nouveau-né sur le siège et attacha le caisson où il se reposait, paisiblement.

Elle referma la portière avec délicatesse, la même qu’une mère aurait envers son enfant. La voiture démarra au pas et s’éloigna lentement dans le brouillard.

Sans plus attendre, elle regagna l’hôpital pour reprendre son service. Ne pas éveiller l’attention de son entourage. Il lui fallait oublier ce petit être qu’elle avait arraché sans pitié à sa mère. Et bien sûr, d’autres enfants l’attendaient.

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