Chapitre 1

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Un brouillard sulfureux se déversait sur des montagnes de déchets, plongeant la décharge dans un nuage ocre. À cette heure tardive, les rayons du soleil échouaient à se frayer un chemin vers le sol et quelques lampadaires lançaient des faisceaux lumineux sur les lieux. Les ombres des emballages, bouts de verre, bouteilles, meubles disloqués et appareils défectueux sinuaient jusqu'aux quelques camions-benne d'un jaune sale qui stationnaient non loin.

Ces monticules informes, couverts de poussière blanchâtre et collante, se prolongeaient sur des centaines et des centaines de mètres. Ils prenaient leur source aux portes de la ville, derrière les anciens sites de production. Les entassements d'éoliennes décarcassées laissaient alors place à la Centrale d'Optimisation des Ressources Utilisées, ou CORU pour les habitués. C'était une façon politiquement correcte de signifier qu'ici, les restes de l'humanité pourrissaient lentement.

Si on s'aventurait jusqu'au bout, qu'on dépassait les camions-benne et qu'on se frayait un passage à travers la ferraille rouillée, tout au fond de la décharge, on trouvait le Secteur des Interdits. Interdits, parce que toxiques. C'était ici, à l'abri des regards, que la ville rejetait ce qu'elle avait de plus vil. Scellés dans des emballages étanches, les déchets radioactifs, détergents, pesticides, allergisants, cancérigènes, toxiques et mortels étaient triés et stockés. Lorsqu'on en avait le temps, on les enterrait, et il n'était pas rare de retomber sur d'anciens containers d'uranium en créant de nouvelles fosses.

Soukaïna passait ses journées dans ce petit coin de paradis. L'équipe de videurs dont elle faisait partie opérait des rotations, si bien qu'elle travaillait tantôt de jour, tantôt de nuit. Aujourd'hui, elle était censée terminer sa journée à dix-huit heures, mais il était déjà dix-neuf heures et elle n'avait pas achevé son tri.

Emprisonnée dans une combinaison rouge qui mettait ses formes à l'étroit, elle vérifiait régulièrement le cadran de la bouteille d'oxygène qu'elle portait à la ceinture. La chaleur du jour ne s’était pas estompée : quelques gouttes de sueur perlaient sur son front. Sa respiration se faisait de plus en plus bruyante dans son masque tandis qu'elle cochait et recochait des cases sur son calepin. Il fallait qu'elle finisse, et vite. Elle avait promis à sa mère de rentrer à l'heure, et une fois de plus, elle avait été incapable de laisser derrière elle un travail à moitié fait.

Ses mains gantées repoussèrent nerveusement ses boucles brunes derrière ses oreilles. Il lui restait une demi-heure d'autonomie. Elle allait devoir courir pour rentrer à temps. La jeune femme se jeta aux commandes de la pelleteuse qu'elle avait l'habitude de conduire et transporta hâtivement les derniers barils étanches vers la fosse la plus proche. Laissant l'engin sur place, en travers de la piste boueuse, elle vérifia une dernière fois sa réserve d'oxygène. Il lui restait quinze minutes.

Elle s'engouffra dans le vestiaire, récupéra ses affaires dans son casier, se changea rapidement, replaça sa bouteille d'oxygène et enfila à nouveau son masque. Sans se soucier des éclaboussures grisâtres qui giclaient sur son jean, elle piqua un sprint à travers la décharge.

***

Soukaïna commençait à sentir son souffle s'amenuiser. Elle avait rejoint les anciennes usines et trottinait maintenant sur les trottoirs sales, son sac à dos brinquebalant sur ses épaules.

D'un geste rapide, elle saisit son vieil iPhone dans la poche arrière de son jean et se débattit avec la reconnaissance d'empreinte digitale : ses mains couvertes de sueur refusaient de coopérer. Après avoir vociféré rageusement, elle réussit à le débloquer et envoya un message à sa mère : J'arrive. Ciel jaune, arrête la ventilation.

En effet, il suffisait de lever la tête pour constater que les nuages se mélangeaient aux nuances ocres du ciel. La brume jaunâtre ne s'était toujours pas levée, enfermant Paris 25ᵉ dans une cloche opaque et polluée. Dans ces jours-là, l'indice de pollution de l'air était au maximum. Il valait mieux rester à l'intérieur et compter sur l'air recyclé, qui permettait d'éviter l'infiltration des particules toxiques dans les foyers.

Soukaïna essuya des larmes d'un coup de manche : ses yeux commençaient à sentir la brûlure de l'atmosphère irrespirable. Arrivée au coin d'une aire de jeux, elle bifurqua derrière un immense immeuble qui avait certainement été blanc et poussa la porte vitrée de son bâtiment. La façade grise avait récemment été peinte d'une fresque colorée, représentant des fleurs qu'elle aurait été bien incapable de nommer. À partir du premier étage, tous les niveaux avaient été vidés, ne laissant que des fenêtres béantes.

Un rapide coup d'œil à son cadran lui rappela qu'il ne lui restait plus que deux minutes d'autonomie.

Hâtivement, elle dévala les escaliers qui menaient à l'étage -1 et déboucha sur un couloir bétonné du sol au plafond. Deux néons projetèrent leur lueur artificielle sur les murs à son passage. Éblouie par cette soudaine luminosité, la jeune femme se hâta jusqu'à la porte blindée numéro 10. Elle posa sa main sur le capteur qui clignotait rouge, entraînant une longue série de clics et de clacs, et pénétra enfin dans l'appartement. Le cadran de sa bouteille d'oxygène indiquait zéro.

Le changement d'éclairage et une bouffée d'air chaud lui sautèrent au visage dès qu'elle mit un pied dans la pièce. La jeune femme arracha prestement son masque et le rangea dans une petite niche derrière la porte d'entrée, inspirant à fond l'atmosphère parfumée à l'orange. L'appartement était un trois pièces exigu, aux murs égayés de tissus colorées. Le sol était couvert de tapis moelleux qui changeaient régulièrement de place selon l'humeur de sa mère.

Ensemble, elles avaient transformé ce lieu nu et bétonné en petit nid réconfortant. En accrochant sa veste à une patère en forme de grenouille, Soukaïna marcha sur une capsule de bière, qu'elle ramassa et posa machinalement sur la table.

– Rappelle-moi, on te paie combien pour faire des heures supplémentaires ? l'apostropha une voix rieuse provenant du fond de la pièce.

– Rien, Néen', mais je ne pouvais vraiment pas laisser tout ça en plan, soupira la jeune femme en s'écroulant sur le canapé en similicuir. Désolée.

– C'est bien ma Souka, ça, toujours sérieuse, sourit sa mère en se levant lentement pour l'étreindre.

Ses cheveux crépus, ramenés en chignon, commençaient à s'agrémenter de mèches grises. Soukaïna avait toujours adoré l'odeur du beurre de karité qu'elle y appliquait toutes les semaines : des effluves parfumées lui parvenaient lorsqu'elle la prenait dans ses bras. Quelques secondes passèrent en silence, savourant la douceur des retrouvailles.

– J'ai fait un gâteau aux pommes, reprit sa mère en désignant un gâteau rond recouvert de caramel, qui trônait sur la table basse.

Soukaïna ouvrit des yeux ronds et courut chercher un couteau et des assiettes dans la cuisine. Elle n'avait pas mangé de gâteau depuis des lustres, ni même de pommes en réalité. Non pas qu'elles étaient introuvables comme certains autres fruits, mais depuis qu'elle avait lu un article sur les pesticides, la jeune femme n'avait jamais vraiment osé en croquer. Mais là, elle mourait de faim et ce gâteau méritait une exception.

– Si tu savais combien j'avais besoin de ça ! s'exclama-t-elle en revenant dans le salon.

Elle coupa deux tranches et en donna une à sa mère. Lorsque ses doigts se refermèrent sur l'assiette, Soukaïna fronça les sourcils :

– Tu as encore des coupures aux doigts !

Sa mère haussa les épaules en laissant un sourire contrit remonter jusqu'à ses pommettes.

– J'ai passé la journée à faire des fleurs en fil de fer, ça abîme les doigts, à force.

– Tu n'es pas obligée de te donner tant de mal ! D'abord les sculptures en capsules de bière, ensuite le crochet, maintenant le fil de fer... Laisse-moi travailler, tu as déjà assez de problèmes comme ça ! s'écria Soukaïna en sautant sur ses pieds.

Néen' soupira doucement. Elle prit le temps de mâcher une nouvelle bouchée de gâteau avant de murmurer :

- Et à quoi je sers, moi, seule à la maison en attendant que ma fille me fasse vivre ? Et puis tu sais, si je ne travaillais pas, tout ton salaire passerait dans le loyer et tu n'aurais plus rien pour toi.

- Néen'…

- J'ai toujours été une artiste, pourquoi ne pas en faire un atout ? ... J'aime bien ce que je fais, Souka, affirma-t-elle en empilant les assiettes.

La jeune femme poussa un soupir consterné et rangea les deux assiettes dans le lave-vaisselle sans un mot. La cuisine n'était pas très grande, mais sa mère et elle avaient réussi à y coincer tout le nécessaire. Une petite lampe en forme de nuage descendait sur l'évier grisâtre, au long duquel s'alignaient plusieurs barres savonnées de différentes senteurs. Le savon rose était pour parfumer les mains, celui à l'orange pour nettoyer les verres, et le savon parfumé à la pomme donnait souvent envie à Souka de le croquer à pleines dents... Ce qu'elle s'était toujours retenue de faire au dernier moment.

Après avoir passé un coup d'éponge sur la table, elle poussa la porte coulissante qui donnait sur la salle de bains. Des serviettes propres s'entassaient sur un tabouret de bois, à côté d'un grand miroir encadré par deux fausses orchidées. Un meuble niché dans un coin de la pièce, en face de la douche, semblait prêt à s'écrouler. Pourtant, il résistait vaillamment, même si Souka avait l'impression de l'avoir toujours vu dans la salle de bains, d'aussi loin qu'elle se souvienne. La jeune femme récupéra son pyjama dans l'un des tiroirs du meuble et aligna son gel moussant, son shampooing et son démêlant préférés au bord de la douche.

Le détecteur de mouvements se déclencha dès qu'elle mit un pied dans la cabine : de l'eau tiède jaillit de la pomme de douche fixée au mur. En chantonnant un morceau de jazz, Souka se glissa sous le jet d'eau et ferma les yeux. Ses cheveux s'imbibaient progressivement et des gouttes coulaient de son front vers son menton, mais elle ne tenta pas de les écarter. Doucement, elle s'assit en boule contre la paroi, croisa les bras autour de ses jambes et poussa un profond soupir. Là, maintenant, elle n'avait plus envie de rien. L'eau chaude semblait dénouer ses angoisses et ses muscles.

L'état de sa mère l'inquiétait de plus en plus. Elle s'épuisait pour un rien, oubliait régulièrement de prendre ses médicaments, ou pleurait seule dans sa chambre. Elle l'entendait sangloter parfois, lorsqu'elle se réveillait au beau milieu de la nuit. Depuis que son cancer avait été diagnostiqué quelques mois plus tôt, la maladie l'avait rapidement envahie. Les sourires de Néen' paraissaient aussi fragiles que du cristal. Et les médicaments coûtaient si cher... Souka mordillait l'intérieur de ses joues en calculant combien de semaines encore elle pourrait lui en acheter. Le résultat la terrifiait.

Un petit "bip" résonna dans la salle de bains : ses cinq minutes de douche étaient passées. Absorbée dans ses pensées, Souka ne s'était finalement même pas savonnée. Au moins, toutes les poussières de la CORU avaient été balayées par l'eau. Le flux tiède se refroidit, se tarit puis cessa complètement. La jeune femme resta un instant en boule, trempée et frissonnante, avant de se décider à s'enrouler dans sa serviette au léger parfum de fleur d'oranger. Après avoir enfilé son pyjama, elle alluma son diffuseur et entreprit la tâche difficile de sécher ses cheveux frisés.

– Bon sang, ça sèche pas… pesta-t-elle après avoir passé de longues minutes les bras levés, tentant tant bien que mal de ne pas trop emmêler ses boucles.

Soudainement découragée, elle posa rageusement son diffuseur sur le bord du lavabo. Un énorme soupir lui échappa.

– Allez Soukaïna, tu peux le faire, affirma-t-elle en se faisant un sourire fatigué dans le miroir.

Elle reprit laborieusement le séchage de ses cheveux tout en s'observant dans la glace : elle avait vraiment l'air désespérée. Malgré la lumière du plafonnier qui dorait sa peau, des cernes noirâtres se dessinaient sous ses yeux. Ses lèvres gercées faisaient peine à voir, et d'ailleurs, dans l'ensemble, elle avait tout simplement l'air épuisée. Souka pinça les lèvres et porta sa main au pendentif de citrine qu'elle n'ôtait jamais. La pierre orangée ne l'avait plus quittée depuis que Néen' la lui avait offerte, plusieurs années auparavant.

– Confiance, se murmura-t-elle avec un léger sourire.

Au moins, ses cheveux étaient doux. Et puis certes, elle avait des cernes, mais elle avait des yeux ambrés, de longs cils épais et des sourcils parfaitement symétriques. Et pour quelqu'un d'épuisé, sa silhouette n'était vraiment pas mal, finalement. Avec une mimique arrogante, Souka empila ses affaires et partit se coucher.

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