1. Alisha Stay
Dans ma vie, trois choses se distinguent.
Les fêtes.
Le sexe.
L'alcool.
Enfin, dans la vie qu'ils connaissent.
Mais derrière tout ça, derrière ce gigantesque mur, cette façade, il y a une autre Alisha. Celle que personne ne connaît. Celle que personne ne connaîtra jamais. Celle que, au fil du temps, j'ai moi-même appris à oublier.
Un bip agaçant me tire de mon sommeil. Je lève la main et cherche mon réveil en grognant de frustration. Normalement, je ne suis pas du genre à me lever tôt. Mais aujourd'hui est différent. Cette fois, j'essaye, je veux être à la hauteur. La première année, j'ai pleuré tous les jours, ou presque. Moins la deuxième, mais je n'ai pas pu m'empêcher de fondre en larmes quand est arrivée la date fatidique, à peine levée de mon lit. La troisième année, j'ai attendu de franchir la porte de l'appartement.
18 août 2023.
Précisément quatre ans plus tôt, je vivais le pire jour de ma vie.
Une boule d'angoisse, de colère refoulée et de tristesse me gonfle la gorge. Les yeux me piquent, je retiens de justesse mes larmes. Je me dirige, hagarde, vers mon armoire, cherchant désespérément autre chose que ma tenue habituelle : jean noir serré et sweat à capuche... noir aussi. Je sais qu'elle n'aurait pas voulu ça. Je sais qu'elle aurait voulu des couleurs vives, des rires au lieu du désespoir. Mais bon, faute d'autre solution, je pioche ce que je peux et l'enfile aussi vite que possible. Je marque un petite pause devant le frigo, mais mon estomac ne réclame aucune nourriture. Dans la salle de bain, je contemple mon reflet dans le miroir.
Demain, j'aurai 20 ans, mais je ne vois, en ce moment, que la même petite fille isolée et effondrée d'avant.
Mes cheveux, naturellement d'un brun banal, sont à présent coupés au-dessus des oreilles, savamment ébourriffés pour que les pointes partent dans tous les sens. Une coupe pixie banale, en quelque sorte. Teints en bleu à la racine, ils deviennent de plus en plus clairs pour finir blancs. En me massant le cou, je fais machinalement descendre mes doigts sur mon principal tatouage. Un aigle en vol, sur le haut de ma poitrine, déploie ses ailes, dont les dernières plumes couvrent mes épaules. L'impression de profondeur place sa tête et son bec ouvert à la base de mon cou. Ses serres sont crispées vers l'avant en position d'attaque. Plus bas, sur mon flanc gauche, deux roses s'épanouissent, l'une rouge et l'autre noire. La surface de mon dos, quant à elle, est occupée par un loup agressif et sa compagne, dont les trois louveteaux sont lovés contre elle. Un sixième loup complète le tableau et hurle, la gueule pointée vers la lune blanche éclatante sur mon omoplate droit.
Mes bras réunissent de nombreuses citations.
Mais à mes yeux, le plus précieux de tous est le tout premier. Il est simple, juste un prénom enroulé autour de ma cheville gauche.
Sahara.
Je secoue la tête, triture entre mes dents l'anneau de ma lèvre inférieure, fixe mon regard sur celui accroché à mon nombril. Peine perdue. Soupirant, je rabats la capuche de mon sweat sur ma tête, d'un geste rendu souple et rapide par l'habitude, et passe le palier de la porte. Mon trousseau de clés teinte lorsque je verrouille l'appartement. Je ravale mes larmes.
Elle disait toujours que j'avais des prunelles magnifiques. Noires comme du charbon les jours de pluie, à l'image de celles de ma grand-mère Sheila, mais brun chaleureux constellé d'or par beau temps.
Après quelques minutes de marche, les mains fermement enfoncées dans la poche centrale de mon haut, mes yeux humides baissés sur le trottoir, j'arrive à la grille du cimetière. Je ne suis généralement pas le genre de fille qui respecte les traditions et tout ce merdier. Je ne fête même pas Noël. Mais je le lui dois bien. Une fois par an, ce n'est pas grand chose.
Je ne suis venue ici que trois fois, mais ce n'est pas le genre de choses qu'on oublie facilement. La tombe est tout au fond du cimetière, petite, sans ornements. Bien sûr, on aurait pu faire plus, mais elle n'aimait pas les choses superflues et hypocrites, comme elle disait.
J'ai hésité à lui acheter des fleurs en chemin, finalement j'ai renoncé. Je ne sais pas pourquoi. J'ai du mal à accepter qu'elle ne soit plus là. Comme chaque année depuis 2019, détacher mon regard de mes pieds est le geste le plus difficile de la journée. Lever les yeux vers les inscriptions gravées sur la pierre.
Sahara Eloa Stay.
Née le 14 octobre 1979, décédée le 18 août 2019.
Mère et épouse regrettée.
Mon visage est trempé à présent. Mais j'ai progressé depuis l'année dernière. A cette pensée, un rire hystérique, dément, m'échappe. Ce n'est pas juste. Elle allait avoir 40 ans. Mais la vie ne l'avait pas gâtée. Son mari alcoolique avait abandonné son travail. Elle devait ainsi s'occuper de deux enfants au lieu d'un, autant financièrement que d'un point de vue éducatif. N'importe qui aurait craqué. Mais Sahara Stay a tenu courageusement pendant plus de 13 ans. Jusqu'à ce que, épuisée, elle ne voit pas la voiture arriver à toute vitesse, griller le feu rouge... et foncer droit sur elle.
Je m'accroupis, serre la pierre dans mes bras de toutes mes forces. Moi, la bad girl, l'insensible, je suis là, accrochée à un objet dur et froid comme si ma survie en dépendait. Je dois sûrement offrir un piètre spectacle, mais je m'en fiche. Je dépose un baiser sur chacune des lettres du nom avant de me relever en tremblotant. Je regarde mes mains comme si elles n'étaient pas les miennes, ainsi agitées de soubresauts incontrôlables.
Je me force littéralement à m'éloigner sans regarder en arrière, de peur de m'effondrer définitivement et de ne plus avoir la force de me relever.
J'avais 15 ans quand j'ai perdu ma mère.
J'en ai eu 16 le lendemain.
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