2. Jennifer Alwyn Wells
Je suis particulièrement excitée. Lorsque j'ai su que j'étais prise à UBO pour un cursus littéraire (Université de Bretagne-Occidentale) malgré mes antécédents en Seconde et en Terminale, j'ai bondi de joie. J'ai travaillé dur pour avoir cette université, j'ai complètement rectifié le tir. Les professeurs eux-mêmes étaient ébahis de me voir sage, posée, respectueuse... Je suis rapidement passée de dernière de la classe à première.
En fait, je suis même plus qu'excitée. Je suis aux anges. Aux anges que tous mes efforts aient enfin payé! Bien sûr, je ne dois pas me laisser aller maintenant que j'ai ce que je voulais. Les métiers littéraires sont les moins bien payés, mais les livres et la langue française sont ma passion depuis que je suis toute petite. C'est elle qui m'a permis de tenir le coup et de me relever. Alors même si je dois peiner un peu d'un point de vue financier, je préfère travailler dans un domaine qui me plaît. Pour le moment, je n'ai cependant pas encore très bien décidé de ce que je voulais faire à l'avenir. Editrice, prof, écrivaine... traductrice éventuellement ?
Plongée dans mes pensées, j'avais à peine remarqué que Brest approche. Sourire aux lèvres, un sourire sincère pour une fois, je ralentis sur l'autoroute en voyant les files de voiture devant moi. Mais même les embouteillages ne parviennent pas à m'enlever ma bonne humeur. Je monte la musique un peu plus et elle résonne dans l'habitacle, en écho à ma merveilleuse journée. Ma voiture est la seule chose que j'ai réussi à m'acheter avec mon maigre argent. Elle est vieille, je ne l'ai jamais connu neuve. La peinture est décrépie, les sièges en lambeaux, mais au moins, je n'ai pas à me déplacer à pieds. A vrai dire, je l'ai eue à un bon prix, et j'en suis plutôt contente. Elle ne m'a jamais lâchée jusque là, c'est tout ce dont je pouvais rêver. Cependant, cette grosse dépense d'argent a vidé mes comptes, et je vais rapidement devoir me trouver des petits boulots si je veux survivre aux prochaines années.
Derrière moi, on klaxonne, et je vérifie hâtivement dans mon rétroviseur, puis devant. Un écart de quelques mètres s'est creusé entre la Nissan devant moi et ma vieille Peugeot. Je dessère le frein et appuie légèrement sur l'accélérateur, tout en adressant un signe d'excuse au conducteur par la vitre. Il n'a pas tout à fait tort : une autre voiture aurait pu nous doubler en se glissant dans l'intervalle, et beaucoup de personnes sont pressées de rentrer chez elles ici. Je regarde ma montre, vestige du temps où... non, je m'étais promis de ne plus avoir ce genre de pensées. Je suis ici pour prendre un nouveau départ, je vais m'y tenir.
18h34.
Je suis partie en début de matinée, mais il m'a tout de même fallu de longes heures de conduite pour rallier Bordeaux, ma ville natale, et Brest. Je suis épuisée, et ces bouchons commencent un peu à m'énerver. Je ne tiens pas vraiment à arriver en pleine nuit sur le campus universitaire, pour installer ma chambre et surtout... pour découvrir ma colocataire. Je suis un peu stressée. Comment sera-t-elle ? Cette année est si importante pour moi, elle est le premier pas vers une "situation stable", comme on me l'a demandé! Je ne peux pas me permettre de tout rater à cause d'une fille qui ne m'aimera pas dès le premier jour et fera tout pour me faire échouer. Je serre le dents, mon sourire s'est évanoui. Je suis distraite de mes pensées par un nouveau coup de klaxon, qui cette fois, heureusement, ne m'était pas destiné. Je suis peut-être un peu paranoïaque, mais je verrouille la voiture dans l'élan.
Je m'engage sur la bretelle de sortie une petite demi-heure plus tard, soulagée. Heureusement, mon petit téléphone est assez sophistiqué pour posséder un GPS, mais son abonnement pompe sur mon précieux argent. Est-ce que je ne devrais pas le résilier ? Après quelques mois de réflexions, j'ai conclu que pour cette première année à l'université, mieux valait que j'en ai un. Et puis, si je ne suis même pas capable de me payer un abonnement téléphonique, comment puis-je leur prouver que je suis capable de tout ce qu'ils veulent ?
Il me faut encore une dizaine de minutes pour rallier les abords du campus. Je gare ma voiture sur le parking vide et sort mes bagages sur le coffre. Après quelques minutes passées à me dégourdir les jambes, j'empoigne ma valise et mon sac et me dirige de pied ferme vers ma nouvelle vie. Ce que je porte représente tout ce que je possède. Mon existence ne m'a jamais encouragée à accumuler beaucoup d'affaires personnelles, rien de plus que le strict nécessaire. Le bruit des roues de ma valise m'apaise étrangement et la marche jusqu'au bâtiment me fait du bien après tout ce temps passé en voiture. Dans les couloirs, je suis les nombres incrits sur les portes, monte au deuxième étage et m'arrête finalement devant la bonne porte. Mon sourire est revenu sur mon visage. Je fouille dans mon sac et sort les clés, les insère dans la serrure avant de pouvoir changer d'avis et de partir en courant. Une grande inspiration plus tard, je tourne d'un coup sec du poignet et pousse le battant... qui s'ouvre sur une chambre totalement vide. Une seule décoration du coté de ma coloc, un grand poster représentant un doigt d'honneur en noir et blanc, suivi d'une inscription en lettres rouges calligraphiées :
Va te faire voir, j'ai jamais voulu de toi
Je gémis et me prends la tête dans les mains. Il m'arrive exactement ce que je redoutais de plus. Reste à voir si elle sera sympa, mais en tous cas, rien ne pourra m'empêcher de ressasser dès que je verrai son visage.
Malheureusement, je n'ai ni les moyens ni l'influence nécessaire pour demander à changer de chambre, et je n'ai pas non plus le luxe de parents en colère derrière moi pour me seconder. Je décolle mes yeux de l'affiche, libère mes cheveux attachés en chignon rapide, et me laisse tomber sur le lit. Et malgré le poster et tout ce qu'il m'indique déjà, je ne peux m'empêcher d'éclater de rire. Je dois faire mes preuves, certes, et quelqu'un m'attend, là-bas, mais pour le moment, je ne pense qu'à une chose : j'ai passé le premier test avec succès.
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