3. Alisha Stay

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J'ai dormi le premier mois de l'été chez une pote qui a bien voulu m'héberger.

Mais le reste des vacances, j'ai dû me résoudre à investir ma chambre du campus universitaire. J'hésite, depuis un certain temps, à prendre un appartement pour moi, mais mes chances de me faire accepter par les propriétaires sont minces. La première chose que l'on juge chez les gens, c'est leur apparence, et la mienne indique clairement : fille à problèmes. Pourtant, ce n'est pas l'argent qui me manque. J'ai hérité de la fortune de mon père, disparu puis retrouvé mort au fond d'un ravin quelques mois après la mort de ma mère, mois infernaux que j'ai passés dans une famille d'accueil, et de celle de ma mère, à mon émancipation. J'avais à peine 17 ans à cette époque, et j'ai enfin pu quitter la famille dans laquelle on m'avait placée. La mort de ma mère était encore une plaie très à vif, et je leur en avais fait voir de toutes les couleurs.

Avant de devenir alcoolique, mon père était chef d'une entreprise florissante d'informatique, qui s'est ensuite effrondée, mais dont il a tout de même gardé tous les bénéfices passés. Mais à quoi me sert l'argent si je n'ai personne avec qui le partager ? Je me suis accordé une voiture qui coûterait la peau des fesses à la plupart des étudiants, je paye toute seule ma chambre au campus et j'en dépense aussi une partie dans l'alcool. Mais la somme que j'ai en possession reste colossale. De plus, une agence immobilière a vendu pour moi l'ancienne propriété de mes parents à quelques centaines de milliers d'euros. J'ai péniblement fini le lycée, passé mon bac en rattrapage, encore effrondrée par mon deuil. J'ai ensuite hésité à quitter Brest, mais c'est là qu'est enterrée Sahara Stay, je suis donc restée. Un autre facteur a joué : on m'avait acceptée à UBO en cursus de Médecine et Sciences de la Santé, grâce à mon dossier scolaire exemplaire, même s'il s'était effondré pendant mon année de Terminale. Je me souviens que, depuis toute petite, j'ai toujours voulu devenir médecin, soigner les gens, les sauver.

Mais depuis le 18 août 2019, je ne fais presque plus rien pour y arriver. J'ai perdu toute mon avance, et à présent, mes résultats deviennent de plus en plus bas. Je suis sûre de devoir redoubler l'année prochaine, si je ne me mets pas à travailler sérieusement. En même temps, mes études ne m'intéressent plus. Ma vie n'est qu'une succession de fêtes et de bouteilles d'alcool maintenant.

Je me dirige à présent vers le campus universitaire dans ma décapotable rouge pétant. Ma faculté est collée à celle de Lettres et Sciences Humaines. Je me hâte vers le bâtiment que je connais bien à présent. Après deux ans à parcourir le campus, je ne m'y perds plus. J'ai déjà déposé mes affaires dans la chambre hier, ma coloc n'est toujours pas arrivée. Sera-t-elle là aujourd'hui ? Je prie pour que ce soit une fille qui me foutra la paix, je n'ai pas besoin d'un pot de colle ennuyeux, surtout si c'est une sainte-nitouche de première année.

Je m'apprête à sortir mes clés quand j'entends un bruit de chaussure qui claquent derrière la porte. Je me frotte les paupières. Après tout, je suis d'assez bonne humeur aujourd'hui, peut-être que cette fille pourrait m'amuser un peu, même si elle est ringarde.

J'entre, capuche toujours rabattue sur la tête, un petit sourire en coin sur les lèvres, mais la tête baissée vers le sol pour qu'on ne voie pas trop mon visage.

Une jeune femme s'active dans son coin de la chambre, sortant des vêtements d'une valise, les pliant puis les rangeant dans l'armoire que je lui ai laissée. Elle est de dos, mais je remarque immédiatement ses cheveux. Ils m'éblouissent presque, et je ne peux retenir un sifflement. Admiration ? Ebahissement ? C'est plus fort que moi. De lourds cheveux bouclés tombent sur les épaules de la fille, et je vois bien que c'est leur forme naturelle. Leur masse est impressionnante, je me demande comment elle fait pour tenir sa tête droite. Ils lui tombent légèrement en-dessous des omoplates et brillent de leur lueur rousse éclatante. Je me demande si elle se les teints. Je n'ai jamais vu une telle couleur. On dirait un coucher de soleil, des racines juqu'à la pointe.

Même si j'essaye d'étouffer mon petit cri, elle s'aperçoit de ma présence. Raté pour l'effet de surprise. Je me reprends au moment où elle pivote... pour laisser aparaître un visage fin et élancé. Ses joues sont creuses, ses pommettes ressortent incroyablement et je ne peux ignorer ses fossettes, qui sont là même lorsqu'elle ne sourit pas, comme en ce moment. Ses tâches de rousseur sont très discrètes, éparpillées surtout sur son nez et le haut de ses joues. Ses yeux écarquillés lui confèrent des airs de manga, deux mares dorées et aussi scintillantes que sa chevelure. Ses lèvres fines découvrent deux rangées de dents blanches et parfaitement alignées. Son menton est en parfaite harmonie avec son visage, fin mais sans contours anguleux. Je finis mon inspection en détaillant son corps presque maigre. Elle porte un jean serré bleu clair, un simple débardeur rouge et des chaussures noires et blanches à semelles épaisses.

Je secoue la tête imperceptiblement. Tout ce qui vient de se jouer dans ma tête n'a en fait duré qu'une fraction de seconde. Je suis habituée à détailler l'apparence des gens dès que je les voie, un tic dont je n'arrive pas à me défaire. Je suppose que la société m'a façonnée ainsi, au fil du temps. Je fais silencieusement le point tandis que ses prunelles de manga me dévisagent à leur tour, tentant de savoir ce qui se cache derrière mes étonnants vêtements. Cette fille est banale, sauf pour ses cheveux roux. Je ne m'attarde pas et m'affale sur mon lit en essayant de m'éclaircir les idées. Mes yeux passent sur mon poster. Quelle réaction a-t-elle eu en le voyant ? Je ricane rien qu'en y pensant, les bras sous la tête, mes pieds toujours chaussés dépassent du lit sur lequel je suis allongée en diagonale.

- Tu... commence-t-elle, hésitante.

Sa voix est un peu trop aiguë, mais pas dérangeante.

- Tu n'as rien à faire ici!

Cette fois, elle parle avec aplomb. Je suis surprise, elle s'est vite remise de son trouble. Je tourne la tête avec une lenteur désespérante et la regarde sous le bord de ma capuche.

- Hein ?

Manifestement abasourdie par ma réponse, elle cligne plusieurs fois des yeux. Puis je saisis ce qui cause son embarras et je ne peux m'empêcher d'éclater de rire. C'est plus fort que moi. Je me redresse légèrement pour faire tomber ce qui me couvre la tête, et son visage passe de la colère contenue à l'ébahissement le plus total.

- Oh, murmure-t-elle. Tu es ma... ma coloc...

Je vois bien qu'elle grimace rien qu'à prononcer ce dernier mot. Bien, je suis à présent fixée sur son genre. Exactement ce que je redoutais, une première année ringarde, sûrement aimée et choyée par ses parents toute sa vie, qui ne supporte pas les filles dans mon genre. Je m'attends à ce qu'elle se mette à hausser le ton, à chercher son téléphone pour appeller sa maman chérie ou à sortir de la chambre les larmes aux yeux, mais elle a soudain une réaction qui me surprend au plus haut point.

- Je suis vraiment désolée... C'est à cause de la capuche, bafouille-t-elle en baissant les yeux. Je m'appelle Jennifer, ajoute-t-elle pour détourner l'attention de sa gêne, s'attendant sûrement à ce que je réponde.

En temps normal, j'aurais soupiré, levé les yeux au ciel, et fait mine de m'endormir d'ennui. Mais je ne sais pas pourquoi, une force mystérieuse me pousse à répondre à cette fille étrange.

- Alisha. Maintenant, arrête de me fixer, Jen. J'ai l'impression que tu vas te ramasser par terre.

Elle rougit violemment, prononce quelques mots que je ne parviens pas à capter et m'obéit, se détournant pour se remettre à ranger fébrilement ses affaires dans son placard. Elle n'a même pas relevée quand je l'ai appelée par son diminutif. Cette fille ne va pas tenir longtemps avec son caractère de patte molle. Je reste silencieuse. Nous sommes diamétralement opposées. Pas besoin de connaître son histoire pour savoir qu'elle n'a jamais souffert. C'est une de ces personnes travailleuses, concentrées sur leurs études, qui réussiront bien et ensuite se feront des amis. Elle gardera contact avec ses vieux toute sa vie, ira pleurer à leur enterrement, fera des gosses avec un mec friqué et le soutiendra dans ses problèmes sans jamais rien attendre en retour, comme on le lui a appris toute sa vie. Je prie pour qu'elle me laisse tranquille.

Un bruit de fermeture éclair me réveille de ma somnolence. Jennifer referme sa valise et la dépose sur le haut de son armoire, se hissant sur la pointe des pieds. Elle est assez grande, en tous cas plus que moi, et ses mouvements font onduler ses cheveux. Ses yeux furètent dans la chambre, se posent furtivement sur moi, détaillent à nouveau mon apparence.

- Un problème ? je lui souffle.

- Ou... Non.

Etrange. J'aurais juré avoir vu de l'indignation dans ses yeux, et elle était sur le point de me répondre. Comme si elle voulait s'exprimer mais qu'elle était comme conditionnée pour ne pas le faire.

- En fait, reprend-t-elle, je me demandais... si tu savais où sont les douches ?

Ses yeux sont à présent fixés au sol.

Je pourrais, je devrais l'envoyer balader. C'est ce que la véritable Alisha ferait, celle qui se fiche de tout et de tout le monde. Mais j'hésite. Quest-ce que cette rousse agaçante me fait ? Je dois résister. Je sens que cette année va être encore pire que prévu.

- Oui, je sais. Ca fait deux ans que j'habite ici, imbécile.

J'entends mon propre ton méprisant et je souris intérieurement. Cette fille est pitoyable, elle ne relève même pas ma demi-insulte. Elle attend juste sagement sa réponse. Quant à moi, mes doutes sont infondés. Je n'ai rien perdu de mon mordant.

Je vais pourrir cette nouvelle coloc gâtée. Un jour, elle finira bien par changer de chambre.

- Alors ? se résigne-t-elle à marmonner, voyant que je ne poursuis.

Je soupire, histoire de marquer clairement mon agaçement.

- Tu m'as demandé si je savais où sont les douches. Je t'ai répondu.

Elle semble enfin comprendre.

- Et tu pourrais me le dire ?

J'ai envie de hurler. Défends-toi, bon sang. Elle ne va quand même pas se laisser marcher sur les pieds ainsi sans rien dire, non ?

- Nop. Ton p'tit cerveau comprendrait pas, et j'ai pas envie de perdre mon temps.

J'ai à peine terminé ma phrase que j'ai déjà bondi sur mes pieds pour sortir de cet enfer. Au début, elle m'amusait, mais là, elle m'irrite plus qu'autre chose avec son comportement ridicule.

- C'était cool de te connaître, Jennifer.

La porte claque derrière moi et je me mets à courir pour me changer les idées.

Les cours commencent dans trois jours.

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