Chapitre 3, 1ére partie
Maedh rentre bien vite chez elle, le souffle court, de la sueur plein le dos. Elle passe la porte de sa maison aux airs des plus ordinaires et arrive dans le vestibule. Et ici, une fois passée l'illusion de la normalité humaine, elle pénètre enfin dans sa normalité à elle. Le vestibule est en fait un grand jardin aux couleurs et aux plantes impossibles, que personne ne peut espérer retrouver sur Terre. Son père a presque aménagé le Sidh dans leur maison, les grands arbres typiques aux feuilles d'ambre du Royaume de l'Été se dressent vers une verrière bien plus haute que ne le suggère l'extérieur.
Le sol est entièrement recouvert d'une herbe brune mais soyeuse et de magnifiques fleurs au cœur rubis embaument l'atmosphère. Au centre du jardin, se tient une fontaine de marbre luisant entourée par une haie fleurie. De temps en temps, une musique relaxante s'échappe du buisson. Au sommet de la fontaine se trouve la statue d'un Sidhe faite d'un cristal bleu translucide dont la présence contraste fortement avec les couleurs chaudes du jardin.
Je me demande bien qui c'est, pense Maedh comme à chaque fois qu'elle passe devant. Ce cristal, cette couleur... ce ne sont pas ceux que les Seelies de l'Été utilisent habituellement. Je me demande si c'est lui... Mais si c'est lui, pourquoi est-ce que père ne m'en parle pas ?
Aménager et surtout entretenir tout ça nécessite un flux de magie important et constant. Mais un prince de l'Été peut largement se le permettre.
D'un pas léger, elle traverse le jardin jusqu'à une arche peinte sur un mur. Elle continue sans s'arrêter et au moment de l'impact, la paroi s'évanouit dans une pluie d'étincelles, donnant droit sur la cuisine. Mais cette fois, elle n'est pas la seule présente. Maedh se fige lorsqu'elle remarque une présence dans la pièce. Assis à la grande table se trouve un Sidhe à la peau sombre et aux cheveux dorés comme elle mais incroyablement plus âgé et pourtant pas plus vieux qu'un homme mature.
– Hmmm, tousse Maedh dans son poignet, un peu nerveuse. Oui, évidemment, j'aurais dû savoir qu'il serait là, pourquoi je suis même surprise ? Bonjour papa.
L'autre fée tourne aussitôt son regard vers elle et sourit. Avec ce sourire aimant et toujours fier quand il la voit. Ses yeux d'or, plus sombres que les siens, sont captivants, fenêtres sur une infinité de souvenirs d'une très longue existence.
– Bonjour à toi, Petite Aube. Comment va ma fille préférée aujourd'hui ?
– Je suis ta seule fille. Réponds Maedh en faisant une moue. Mais l'éclat de ses yeux la trahit bien trop facilement.
– Et toujours ma préférée. Je viens de mettre la table, tu veux quelque chose ?
Sur le meuble se trouvent de nombreuses victuailles dans des bols d'un noir profond. Des fruits du pays des fées aux nuances de vert, rouge, jaunes plus éclatant les uns que les autres. Plus ordinaires, des aliments humains se trouvent aussi sur la table, quelques végétaux ci et là mais surtout de la viande. Devant le Sidh plus âgé se trouve une assiette remplie de différents morceaux de poulets. Ah, je me souviens de la tête qu'il faisait quand j'ai essayé de lui faire manger de la nourriture de mortels, Rit intérieurement Maedh. Il a fallu une heure avant qu'il ne goûte une cuisse de poulet et maintenant, il ne peut plus s'en passer.
– Juste quelques fruits du Sidh, je n'ai pas vraiment envie de manger.
Son père, Aetan, hoche la tête et désigne les bols où se trouvent les baies luminescentes d'un large geste de la main.
– Sers toi. Je recommande les Paöths jaunes. Ils viennent de la frontière entre l'Été et le Printemps, ça leur donne une saveur sucrée plutôt prononcée.
Alors qu'elle commence à piocher dans les Paöths, une pensée commence à émerger dans l'esprit de Maedh. Est-ce que je devrais... Mais et s'il dit non ? Ou peut-être qu'il s'en moquera complétement ?... Tu peux pas le cacher Maedh, s'il trouve des mortels dans la maison sans en être averti en avance, tu sais que ça va être moche. Ok... Sois cool, relax et ne le laisse pas savoir qu'elles savent.
– Papa ? Commence la jeune fée, d'un air cool, relax et pas du tout nerveux.
– Oui ? Fait celui-ci en mordant avec enthousiasme dans une cuisse de poulet.
– Je... hm hrm, J'aimerais inviter des amies ici samedi...
Les yeux d'Aetan s'ouvrent brusquement tandis qu'il crache le morceau de viande, étrangement plus luisant que lorsqu'il était entré, avant de se mettre à tousser bruyamment. Inquiète, Maedh commence à lui taper dans le bas du dos comme elle a entendu dire qu'elle devait le faire à l'école. Elle n'a en fait aucune idée si les fées peuvent s'étouffer en avalant de travers mais elle n'a pas l'intention de prendre le risque. Finalement, Aetan parvint à se calmer et à reprendre son souffle.
–Des amies ? Quelles amies ? Où ? Quand ? Tu sais que tu dois être prudente et me signaler si... Oh, tu veux dire, des mortels ? Tu veux inviter des mortels ici ? Demande-t-il, son visage anxieux une seconde plus tôt se détend considérablement. Quand Maedh le confirme d'un hochement de tête, il se met à souffler, main sur le cœur, soulagé.
– Tu m'as fait peur, sois plus précise la prochaine fois, veux-tu ? Et des mortels ? Pourquoi voudrais-tu les inviter ? Je t'ai déjà dit que ce n'était pas sain de les fréquenter, ils n'offrent que l'illusion d'une relation. Pire, tu pourrais t'attacher à eux... Tu ne t'es pas trop attachée à eux, hein ?
Maedh ne pouvant mentir, se contente de simplement détourner les yeux. Les yeux dorés de son père s'adoucissent, pleins de pitié.
– Maedh, souffle-t-il, doucement. Je croyais que nous avions déjà mis ceci au clair. Mettre des mortels au même niveau que des fées est folie, ils ne peuvent pas percevoir les choses comme toi, les vivre comme toi et encore moins accomplir ce que toi tu peux. Ils ne sont simplement pas au même niveau. Tu peux les trouver mignons, tu peux jouer avec eux mais tu ne peux les considérer comme de vrais amis, c'est une illusion. Si tu t'attaches à eux, il n'en ressortira que de la souffrance. Ce n'est pas une bonne fréquentation pour une jeune fée. Encore moins une princesse. Je savais que ce n'était pas une bonne idée de te laisser aller à leurs écoles. Qu'est-ce que tu pourrais bien apprendre d'utile là-bas de toute façon ?
Une grimace commence à se former sur le visage de la jeune Sidhe exaspérée. Ce n'est pas la première fois que son père lui rabat les oreilles sur à quel point les fées et les mortels ne sont pas égaux. Mais cette fois, elle n'a pas l'intention de laisser ceci l'arrêter.
– Alors qui, papa ? Qui suis-je sensée fréquenter, ketse ?! Les seules autres fées dans cet univers appartiennent à la Chasse Sauvage ou à la Cour d'Hiver, j'imagine que tu ne veux pas que je fasse ami-ami avec eux ? Non ? Ou peut-être que tu devrais enfin m'emmener dans le Sidh où je me ferais enfin de "décentes" amies ? Pas une option non plus ? Pourquoi pas kidnapper un bébé mortel pour le changer en fée ? Ah mais non parce qu'il faudra aussi retourner au Sidh ! Sans parler du fait qu'il faudra attendre des millénaires avant qu'il soit capable de faire autre chose que "gah" et "geuh" et se chier dessus!
– Maedh ! L'avertit Aetan, le visage dur. De petites flammes commencent à lui lécher le visage et les cheveux.
La jeune fille se met à souffler doucement pour reprendre le contrôle. Calme toi, calme toi. Si tu l'énerves trop, il n'acceptera jamais.
– Pardon, fait-elle, du bout des lèvres, à moitié sincère. Mais j'en ai marre d'être toujours seule, je suis en fuite, littéralement depuis que je suis né. Sans personne à qui parler, avec qui partager des choses... Non, tu ne comptes pas, tu es mon père, ce n'est pas la même chose qu'une amie. J'ai besoin de gens, d'autres gens à qui parler. Et si ça ne peut pas être une fée, alors qui d'autre que des mortels ?
Aetan ne peut retenir sa grimace devant de tels arguments. Sa fille n'a pas tort, la pauvre serait complétement sauvage sans les nombreux mortels qu'elle a fréquentés au cours de sa courte vie. Mais l'inquiétude enserre son cœur comme le lierre sur les troncs d'arbres, avide d'étouffer. Elle s'attache trop à ces créatures, pauvres insignifiantes créatures. Ferme les yeux un instant et ils auront disparu, ne laissant que vide et peine. Mais je ne peux pas lui refuser ça, son sort est déjà tellement cruel. Et elle ne le sait même pas. Allons, continue-t-il dans l'intimité de ses pensées. Tant qu'elle ne leur révèle rien de sa véritable nature, tout se passera bien.
– Soit, j'accepte. À certaines conditions, Tempère-t-il devant le visage enthousiaste de sa fille. Les règles habituelles s'appliquent à tout mortel. Tu ne leur dis pas qui tu es vraiment, tu ne leur révèles rien. Les éphémères sont insatiables, dès qu'ils sauront que tu es une fée de lignée royale, ils te harcèleront pour que tu exauce tous leurs désirs. Et tu pourrais consacrer toute ta vie immortelle à essayer de les combler, ils ne seront jamais satisfaits. Ils sont indignes de confiance, leur parole ne vaut absolument rien, du bruit dans le vent, contrairement à nous.
– Je sais tout ça, fait Maedh en roulant des yeux. Tu me l'as déjà répété des centaines de fois...
– Et je le répéterais encore des milliers de fois. Affirme le prince d'une voix ferme. Et tu dois les garder sous illusion. Ils ne doivent rien voir de la véritable nature de cet endroit. Il faut que ça leur paraisse comme l'une de leurs insipides demeures. Je peux la mettre en place si tu veux...
– Non, non, je m'en chargerai. Je peux le faire, j'ai réussi à maintenir des illusions pendant plusieurs jours, Se vante Maedh, toute fière. Ce n'est pas franchement l'exploit le plus impressionnant qu'une princesse puisse accomplir mais elle reste quand même sacrément fière de ses progrès. À sa tête, elle voit bien que son père partage son sentiment. En plus, je parie que tu n'as pas vu l'intérieur d'une maison humaine depuis notre dernier passage, les humains ont vachement évolué depuis l'antiquité.
– L'anti quoi ?
– Laisse tomber. Je m'en chargerai. Ne t'inquiète pas, tout se passera bien.
– Très bien. Tu veux les faire venir bientôt ?
– Samedi, elles vont venir samedi. L'expression d'Aetan devient soudainement absente. Maedh inspire un bon coup, la frustration à nouveau en train de monter. Elle avait oublié que malgré son long, très long exil parmi les mortels, son père n'a toujours aucune notion du temps. C'est le nom d'une journée, la sixième de la semaine donc dans deux jours à partir d'aujourd'hui... Tu sais quoi ? C'est pas important. Je vais effectivement les inviter bientôt, ça va comme ça ?
– Très bien. Achève son père avant de retourner à sa volaille.
Ils mangent en silence pendant un moment tandis que les flammes de la cheminée crépitent joyeusement. La chaleur et le craquement continu du feu, les douces senteurs du jardin, la présence discrète mais rassurante de son père, tout se ligue pour offrir une atmosphère paisible, reposante. Alors qu'elle dodeline légèrement de la tête, un pressentiment soudain saisit Maedh. Suivant son instinct, elle jette un coup d’œil à sa montre.
– Zut, il est bientôt 13 heures. Il faut que je file, je te vois ce soir après les cours.
Elle saute à son cou tel un petit gobelin pour lui coller un baiser sur la joue avec un gros smack. Saisissant deux Paöths, sa silhouette s'illumine et ses couleurs s'estompent tandis qu'elle disparait dans la lumière pour retourner en cours.
Aetan fixe un instant l'endroit où sa fille vient juste de disparaitre. Des amis mortels, pense-t'il en dégustant son poulet, Quelle idée, quel intérêt ? Elle aura à peine le temps de les connaitre qu'ils auront déjà disparus. Enfin, j'imagine que c'était prévisible... Elle devrait être au Sidh, se faire de véritables amies, à apprendre à commander les étoiles par sa grand-mère. Pas ici, exilée et pourchassée, pas... Maudit sois tu, Gvaen ! Tu devrais être ici, avec moi, avec nous. Pourquoi est ce qu'il a fallu que tu tournes le dos à ta famille ?
Le prince regarde l'aile de poulet à moitié rongée, comme si la pépite qu'il avait découverte se révélait n'être qu'un tas de rouille. Avec un soupir, il la laisse tomber dans le bol qui se renverse en tintant. S'en désintéressant, il quitte la cuisine et traverse la maison, à pied, sans prêter attention aux passages secrets dissimulés sous les fresques colorées. Après quelques minutes, il arrive devant les grandes portes de son bureau privé, le pas trainant, la tête penchée comme alourdie par une éternité de regrets.
Les portes s'ouvrent d'elles-mêmes à son approche, silencieusement, presque respectueusement. Son bureau est somme toute assez sobre, quelques meubles et bibliothèques de bois clair, quelques fauteuils et un large braséro au centre, toujours en train de brûler. Sous la large fenêtre sur le mur du fond, une large banquette parsemée de coussins et de couvertures. Aetan s'approche d'une des bibliothèques dans laquelle trônent de nombreuses sphères, sombres et lisses. L'une d'elles en particulier attire son attention, celle recouverte d'un lierre épineux et aux feuilles tranchantes.
Le Sidhe fredonne un moment, une ancienne chanson qu'aucun mortel n'a jamais entendue et n'entendra jamais, le souvenir d'une terre plongée dans une brume sans fin dans un pays sans soleil et pourtant sans ténèbres. Le lierre s'écarte, laissant suffisamment de place pour qu'Aetan saisisse l'orbe sans se blesser. Il s'installe sur la banquette, le soleil de midi dans le dos, et enroule à moitié une couverture. Son regard se pose sur l'étrange sphère, son corps se relaxe et il se perd dans les doux rêves et espoirs déçus du passé.
Maedh zigzague adroitement entre les lycéens et les casiers gris collée au mur, invisible, intouchable. Autour d'elle, les adolescents discutent entre eux, en petits groupes. Le hall résonne de leurs arguments excités, de leurs confessions murmurées ou calmes conversations.
Moi aussi, je vais avoir ça, se dit la jeune fée, en contemplant un instant trois lycéennes, affalées les unes sur les autres, l'une d'elles montre à ses amies quelque chose d'excitant sur son portable. Un vrai groupe, on se racontera nos journées, on commentera les garçons, la mode, elles m'expliqueront comment ça marche les voitures et je leur raconterai tout du Sidh. Ça ne durera peut-être pas toujours mais ça sera fantastique le temps que ça durera. Rien ne ruinera ça !
La sonnerie l'arrache à ses rêveries et Maedh se remet frénétiquement à la recherche de son objectif. Finalement, elle l'aperçoit enfin à la fin d'une rangée de casiers: les toilettes. Plus rapide qu'un éclair, elle s'introduit dans les wc pour filles, saute la première cabine, occupée, et se rematérialise dans la suivante avec un "wouf". Elle remet ses cheveux en place d'un geste automatique avant de reformer son glamour, l'illusion qui lui donne une apparence humaine.
De son sac, elle sort un miroir. Vérifie toujours ton glamour, qu'il soit impeccable, crédible et qu'il ne laisse rien transparaitre. Récite-t-elle dans sa tête. Il peut être beau mais pas anormalement beau pour l'espèce que tu imites. Pour ne pas attirer l'attention, même les mortels ne doivent pas deviner que tu n'es pas des leurs. Observe attentivement à quoi ils ressemblent, tous les détails, ce qui est normal et ce qui ne l'est pas chez eux... C'est effrayant comment je me souviens aussi précisément de ses leçons, même des siècles après... à moins que ce soit des millénaires ?
Produire le glamour est facile, s'assurer qu'il ne renvoie pas une image bizarre ou laisse filtrer quelque chose est plus difficile. La lumière contrôle ce que les mortels voient, formes, couleurs, distance... Pour une princesse du feu, manipuler leur vision est facile. Malgré tout, son père avait insisté sur ces leçons, argumentant que si elle voulait se promener parmi les mortels, elle devait absolument éviter d’attirer leur attention sur qui elle est vraiment. De peur d’attirer le regard de quelque chose d’autre..
Et donc il lui avait fait pratiquer son glamour, porter attention à chaque détail, mettre un bouton par ci, un peu d'eczéma par là... Cela l'avait fait beaucoup râler, elle qui voulait une apparence parfaite, qui marque les esprits. Elle voulait que les gens se retournent, la complimentent et ne puissent penser à rien d'autre qu'elle. Mais son père avait été ferme, elle devait se fondre dans la masse, pas se démarquer. Et lui avait clairement fait comprendre que c'était ça ou renoncer à se mêler aux mortels. Rester cloisonné à jamais n'étant pas une option, elle avait accepté son sort avec résignation mais dignité.
Une fois rassurée sur l'imperméabilité de son apparence, elle sort des toilettes. Une fille occupée à refaire son maquillage devant le lavabo, la regarde, surprise par sa soudaine apparition, avant de hausser les épaules et retourner à ses affaires. Maedh ne perd pas de temps et se met à courir vers la salle de classe.
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