Pitié
Je me fige, en apnée. Il est plus grand que moi et se tient droit malgré la douleur qui transparaît sur les traits de son visage. Ses yeux sont deux brasiers ardents qui fouillent mon âme à la recherche d’une réponse : pourquoi suis-je de retour dans cet endroit maudit ?
Il a fini sa toilette et est moins repoussant que toute à l’heure, mais il reste clairement une menace pour moi. Parce que je suis libre et lui attaché ? Ou parce qu’il est réellement le prédateur que j’imagine ? Difficile de faire la part des choses et difficile aussi de lancer la conversation. Que lui demander ? Qui il est ? Ce qu’il est ? Pourquoi est-ce qu’il est là ? Pourquoi ces chaînes ? Trop de questions se bousculent à la porte de mes lèvres.
Il me prend de court.
– Qui êtes-vous, Val ?
Voilà qui ne manque pas d’ironie : c’est lui qui semble s’inquiéter de ma présence ici !
– La baby sitter.
– Oui, l’enfant…
Sa voix est étrange quand il dit cela alors que son regard glisse vers le haut de l’escalier. Je pense à Tristan, allongé dans son lit, endormi, inconscient de ce qui est en train de se jouer à la cave. Je frémis. Son regard accroche de nouveau le mien.
– Aidez-moi.
Évidemment. Mais cela me semble prématuré.
– Pourquoi ?
Il tend ses poignets vers moi, déclenchant un bruit déplaisant avec ses chaînes. Sa tête se penche légèrement sur le côté, comme pour m’indiquer que la réponse est évidente. Mais pour moi, elle ne l’est pas.
– Il y a peut-être une raison à cela, dis-je en désignant son entrave.
Je vois sa mâchoire se serrer. Son regard est assassin mais je tiens bon.
– N’est-ce pas évident ? souffle-t-il.
– Non. Pas pour moi. Je ne sais pas pourquoi vous êtes là, si c’est la faute du professeur, s’il a raison ou pas.
Il soupire, soudain abattu.
– Je suis trop faible pour jouer à cela, Val.
– Pour vous, ce sera Valentine.
– D’accord, Valentine.
Mon prénom sonne avec une douceur incongrue dans sa bouche. Je l’observe de nouveau, incapable de prendre la moindre décision. Dans quelques minutes le professeur sera là. Il est hors de question qu’il me trouve ici en train de faire la causette à son prisonnier !
– Je n’ai plus beaucoup de temps, fais-je. Je vais remonter.
– Non !
C’est de la détresse qui pointe dans sa voix, peut-être même de la peur.
– Je vous en prie, reprend-il, votre professeur va finir par me tuer. Aidez-moi.
Je me mords les lèvres. C’est la vérité, je le sens. Mais quelque chose au fond de moi résiste à l’idée de le libérer.
– Pourquoi vous fait-il cela ? C’est insensé ! Je connais cet homme depuis bientôt cinq ans, depuis que sa femme a disparu et que je garde son fils quand il en a besoin. Ce n’est pas un tortionnaire !
– C’est moi qui ai tué sa femme.
Je sursaute. Un frisson d’horreur glisse le long de mon échine. Je porte une main à ma bouche pour mieux contenir le cri qui sourde dans ma gorge. Mais non, c’est impossible : la femme du professeur est décédée d’une longue maladie. Le visage de l’homme se contracte sous l’effet de la colère, ses joues se creusent sous ses pommettes saillantes. Quand il reprend la parole, sa voix est rendue sourde par une rage mal contenue.
– Je l’ai vidée de son sang, lentement, jour après jour, en espérant que cela arrêterait ce fou. Mais rien n’y a fait : il a préféré voir sa femme mourir plutôt que de cesser de me traquer. Elle est morte par sa faute !
Je voudrais reculer mais je suis figée sur place. Les mots pénètrent mon cerveau lentement mais avec l’acuité d’une lame acérée : est-ce que j’ai bien tout compris ? Il l’a vidée de son sang ? Mais comment ? Des images très explicites, issues de mes nombreuses lectures fantastiques, se forment dans ma tête alors que la créature en face de moi, visiblement épuisée après cette tirade, tombe à genoux. Son visage a repris un aspect moins terrifiant mais ses paroles restent un aveu monstrueux. Il faut que je parte d’ici…
– Non, je vous en prie, restez… murmure-t-il.
Mon cœur accélère encore. Il va sans doute exploser dans les minutes à venir. À moins que je ne m’évanouisse, ce qui serait une très mauvaise idée à quelques pas d’un… vampire !
– Je… Je…
– Valentine, respirez…
Je lui obéis. C’est très étonnant cette sensation qu’il sait ce qui est bon pour moi. Un peu comme si certaines de mes pensées lui appartenaient. Est-ce à cause de cela que je suis redescendue ? Ou bien que je suis restée lui parler ? Et que maintenant, alors que je devrais courir trouver refuge en haut, je m’efforce de respirer à fond ? A-t-il une emprise sur moi ?
– Je ne peux pas vous aider.
– Pourquoi ?
– Pas après ce que vous venez de me dire. Vous… Vous avez tué la femme du professeur ?
C’est sorti comme une question alors qu’il me l’a affirmé, mais j’ai du mal à y croire.
– Oui. Parce qu’il me pourchassait depuis des mois. Il a tué l’un de mes compagnons. J’étais le suivant sur sa liste. Mais je ne voulais pas la tuer, je peux vous le jurer.
Il s’essouffle de plus en plus, comme si notre entretien avait raison de ses forces. Je l’observe en silence alors qu’il reste à genoux, sans chercher à se relever. La décision est évidente et pourtant je n’arrive pas à la prendre. M’influence-t-il ? Ou bien suis-je en train de croire à son histoire ? Je passe mes mains sur mon visage et lui tourne le dos. Je ne peux pas le libérer, ce n’est pas possible ! Il me tuerait. Il tuerait sans doute aussi Tristan…
– Valentine… Pitié.
Je prends une large inspiration, la gorge nouée. Je lui fais face de nouveau. Ses yeux rouges sont suppliants.
– Je… Je ne peux pas faire ça ! Si vous dites vrai, ce serait prendre un trop grand risque pour moi, pour Tristan…
– Vous ne risquez rien, ni vous, ni le petit. Je vous le jure. Je vous en prie…
Je sens mon cœur s’attendrir dangereusement. Comment remonter en le laissant là, attaché, séquestré, sur le point de mourir peut-être ? C’est impossible. Même s’il est bien un vampire, même s’il a tué Mme Hilgarde, c’est inhumain ! Je comprends en cet instant, alors que ses yeux rouges ne m’effraient plus, que ma décision est déjà prise.
– Co… Comment vous libérer ? Où sont les clefs ?
– Il n’y en a pas.
– Mais alors, c’est impossible !
– Si je peux retrouver une partie de mes forces, je me libérerais sans difficultés.
– Et comment voulez-vous… Oh ! Non, non, n’y pensez pas !
Je le vois se remettre debout péniblement. Il tremble mais fait deux pas dans ma direction. A cette distance, ses bras, retenus par les lourdes chaînes, sont tendus vers l’arrière. Je comprends ce qu’il veut faire, ce qu’il me propose, mais je panique. Il le sent.
– Vous aurez le contrôle, Valentine, je ne peux pas vous retenir dans cette position. Mais il faut faire vite : nous n’avons plus beaucoup de temps.
Ce « nous » dans sa bouche me rassure inexplicablement. Suis-je à ce point écervelée que je suis prête à offrir mon sang à un vampire ? À cet être décharné, tendu vers moi, et qui m’attire alors que je devrais le trouver repoussant ? Merde ! Combien de fois ai-je regardé Twilight ? Sans doute beaucoup trop ! Je déglutis et fais un pas vers lui. Je pourrais le toucher en tendant la main.
– Vous êtes vraiment un vampire ?
– Je suis une créature de la terre, comme une autre, comme vous.
Je tends la main et la pose sur son torse. Il expire bruyamment alors que je découvre la fraîcheur de sa peau blanche. Je laisse ma main en place, prête à le repousser de toutes mes forces si cela tourne mal. « Mais, putain, comment cela pourrait-il bien tourner ? » me hurle le peu de bon sens qu’il me reste alors que je m’approche un peu plus. Non, il y a quelque chose dans son étrange regard qui me fait croire qu’il ne me fera pas de mal.
– Jurez-moi que vous ne me tuerez pas, et Tristan non plus… murmuré-je contre lui.
– Je vous le jure, fait-il dans un grognement.
Son visage est tourné vers moi, impatient, vorace, mais je n’arrive pas à avoir peur. Il me manipule, j’en suis sûre et le pire que tout c’est que j’en suis consciente ! Mais j’ai tout de même l’impression d’avoir le choix. Je fais un dernier pas. Je suis contre lui. Je pose ma seconde main sur son torse alors que j’entends les chaînes gémir sous la pression qu’il leur impose. J’ai peur, mais une excitation inconnue me saisit alors qu’il se penche vers mon cou.
– Ça va aller, Valentine… me murmure-t-il à l’oreille.
La voix est basse, sourde comme celle d’un démon, mais je le crois. Je penche la tête sur le côté, lui offrant ce que j’ai de plus précieux : ma vie. Et ma naïveté aussi peut-être. En une fraction de seconde, je sens ma peau se déchirer sous ses crocs et mon sang battre contre ses lèvres. Une force invisible me plaque contre lui et mon souffle s’accélère. Il est trop tard pour reculer.
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