Chapitre 6 - Ceux qui regardent

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Le monde n'avait pas changé.

Les pierres étaient toujours les mêmes. Les torches brûlaient encore à leur rythme irrégulier. Les couloirs du camp suintaient d'humidité. Les cris des gobelins continuaient de ponctuer la routine quotidienne. Le ciel n'était toujours qu'un linceul cendré, et la Tour, loin, battait son étrange rythme.

Non, le monde n'avait pas changé.

Mais Takuya, lui, n'était plus le même.

Il s'en rendait compte dans les silences, dans les battements plus lents de son cœur, dans la façon dont ses pensées semblaient s'aligner avec quelque chose d'immatériel — un flux qu'il n'avait jamais perçu auparavant. Un souffle. Une pulsation. Une écoute nouvelle.

Il était accroupi au bord de sa grotte, les jambes croisées, le dos droit. Son regard balayait le camp en contrebas sans vraiment s'y attarder. Il ne surveillait pas. Il ne calculait pas. Il ressentait.

Depuis qu'il avait bu la fiole bleue — cette potion de mana offerte sans un mot par Zark — tout était devenu plus... clair. Pas plus simple. Pas plus sûr. Mais clair.

Le liquide n'avait pas brûlé son corps. Il n'avait pas provoqué de visions. Il n'avait pas tordu sa chair. Non. Il avait simplement réactivé quelque chose d'ancien. Quelque chose de profondément enfoui.

Takuya avait senti la magie dans son propre souffle.

Pas une magie destructrice. Ni offensive.

Mais une magie d'analyse. De résonance. De lien.

Un potentiel qui dormait depuis son arrivée. Étouffé par la peur, la douleur, la survie. Et maintenant, il remontait lentement à la surface.

« CAINE. Affiche statut. »

La voix mentale fut presque douce cette fois, plus lente. Comme si elle-même s'ajustait à la nouvelle fréquence.

[Statut du porteur : stabilisé.]
[Récupération manatique : active. Réservoir de mana restauré à 100 %.]
[Lien avec source externe : synchronisation 13,1 %.]
[Effet secondaire de la potion : alignement temporaire avec les flux magiques environnementaux.]
[Risque de surcharge : nul.]

« Compétences ? »

[Compétences passives] :
— Roulade : 12 %
— Instinct adaptatif : 6 %
— Maîtrise de la lance : 4 %
— Stabilité émotionnelle : 4 %
— Analyse absolue : 5 %

[Compétences actives] :
— Résonance primordiale : Niveau 1 (dormant)

[Capacités latentes : détection de flux manatiques accrue dans les zones magiques actives.]
[Note : potion de mana standard. Origine : transformation alchimique. Réaction amplifiée par lien avec porteur.]

Takuya plissa les yeux. Il fixait un point précis sur la paroi opposée du camp. Là où les gobelins passaient sans regarder. Un pan de roche strié de marques anciennes, que personne n'osait toucher.

Mais lui... il les sentait.

Elles pulsaient.

Comme si la magie s'était déposée là, il y a longtemps. Et qu'elle attendait depuis.

« Je n'aurais jamais perçu ça avant. »

Et ce n'était pas une illusion. Il en était certain.

La potion avait ouvert quelque chose.

Pas une porte extérieure. Une porte intérieure.

Un frisson remonta le long de son échine. Pas de peur. D'anticipation.

Car si la magie de ce monde était aussi ancienne que la Tour... alors ce qu'il percevait maintenant n'était que le début.

Un mouvement discret à sa gauche le tira de ses pensées.

Un gobelin. Jeune. Petit. Silencieux.

Rek.

Toujours lui.

Il n'approchait pas. Mais il revenait toujours. À distance. Entre deux ombres. Il ne parlait jamais quand d'autres étaient là. Mais ses yeux... disaient beaucoup.

Takuya ne bougea pas. Il tourna simplement la tête. Lentement.

Leurs regards se croisèrent. Rien de spectaculaire. Rien de solennel.

Mais il y avait un fil.

Un fil qui s'était tendu au fil des jours. Qui n'avait jamais cédé.

Et cette nuit-là... il vibrait plus fort.

Rek fit un pas de plus.

Juste un.

Puis il s'accroupit.

À distance.

Mais dans la lumière de la grotte.

Ce n'était pas rien.

« Tu l'as senti, toi aussi, n'est-ce pas... » murmura Takuya.

Il ne s'attendait pas à une réponse.

Mais le jeune gobelin hocha la tête.

Simplement.

Et ce fut suffisant.

Takuya soupira doucement. Il ferma les yeux un instant. La mana circulait mieux dans son corps. Il le sentait dans ses paumes, dans ses tempes, dans le centre de sa poitrine. Ce n'était pas une arme. C'était un langage. Une mémoire.

Et les anciens de ce monde l'avaient peut-être tous oubliée.

« Mais toi, tu écoutes encore, Rek. »

Le gobelin le regarda longuement.

Puis, sans un mot, il sortit un objet de sa poche : une petite pierre. Plate. Grise. Gravée d'un symbole en spirale.

Il la posa au sol.

Entre eux.

Et il se leva.

Il ne dit rien.

Mais ses yeux... brûlaient.

Il partit comme il était venu. Silencieusement.

Mais Takuya, lui, resta figé.

Cette spirale... il la connaissait.

C'était le même symbole que celui que Zark avait montré. Que celui qui ornait les pierres anciennes. Celui qu'il avait vu dans les rêves brefs provoqués par la fiole.

« Ils n'ont pas tous oublié... »

Un bruit derrière lui.

Un souffle.

Takuya se retourna d'un mouvement fluide.

Zark. L'alchimiste.

Il n'était pas venu par hasard.

Il n'était pas surpris de le voir tenir la pierre.

— « Elle réagit mieux quand tu la regardes. »

Pas un salut. Pas une question.

Une affirmation.

Takuya haussa un sourcil.

— « Qu'est-ce que c'est ? »

Zark s'accroupit, son regard rivé sur le symbole.

— « Une clé. »

— « Une clé de quoi ? »

— « Pas encore su. Mais elle ouvre quelque chose. Dans l'air. Dans la pierre. »

Un silence.

Puis Zark, toujours aussi calme :

— « Je veux que tu viennes avec moi. »

Takuya se redressa.

— « Où ? »

— « Là où les autres n'écoutent plus. »

Il ne savait pas pourquoi il avait dit ce mot.

Ka-Re.

Il l'avait prononcé sans réfléchir. Sans le chercher.

Il n'était pas sorti d'une leçon, ni d'une prière ancienne. Il n'était pas transmis, ni même toléré. C'était un mot interdit, effacé, oublié volontairement.

Mais quand Rek avait vu l'humain dans la cage, le regard droit malgré la douleur, vivant malgré le sang... le mot était venu tout seul. Comme s'il l'avait toujours porté en lui. Comme s'il attendait ce moment.

Et à l'instant où il l'avait soufflé, quelque chose avait vibré. Pas dans l'air. Dans son ventre. Dans ses os.

Il ne savait pas ce que cela voulait dire.

Mais il savait que ce n'était pas une erreur.

Rek était accroupi sur un surplomb rocheux, perché juste au-dessus du camp. Ses bras entouraient ses genoux, ses yeux fixaient les torches mourantes. Le camp était calme, presque endormi. Les forgerons avaient rangé leurs marteaux. Les sentinelles gardaient leurs silences plus que les tunnels. Zark, lui, ne dormait jamais.

Et lui non plus.

Rek rêvait trop.

Il le savait. Il avait grandi avec cette vérité crachée à la figure. Les anciens lui avaient dit : « Rêver, c'est oublier ce qu'on est. » « Rêver, c'est vouloir autre chose. Et autre chose, c'est trahison. »

Mais Rek n'avait jamais cessé.

Et ce soir, il sentait que son rêve respirait.

Depuis qu'il avait nommé l'étranger, il n'arrivait plus à retrouver la même place qu'avant. Il ne parlait pas plus. Il ne désobéissait pas. Mais le camp... le regardait différemment. Pas comme un traître. Pas encore. Mais comme un être qui pourrait le devenir.

Il observa la grotte, là-haut. Celle où Takuya avait été déplacé.

Il ne l'avait pas vu sortir depuis le combat.

Mais il sentait qu'il ne dormait pas.

Rek le savait. Comme il connaissait la chaleur d'une pierre au matin. Comme il savait quand une torche s'éteindrait. Comme il sentait quand un ancien allait mentir.

Il regarda vers le ciel.

Il n'y avait pas d'étoile. Pas dans ce monde-là.

Juste la Tour.

Elle ne brillait pas.

Mais elle battait.

Et il comprenait maintenant que ce battement, il ne l'avait jamais entendu avant Ka-Re.

Il traça un cercle dans la poussière. Puis une croix. Puis deux lignes croisées.

Le Signe du Vent.

Le mouvement invisible. Le souffle qui traverse sans être vu, mais qui change la température d'un monde.

Il se redressa. Tout doucement. Il ne voulait pas que les ombres bougent trop vite.

Il chuchota. Pour personne. Pour lui-même. Pour le souvenir.

— Ka-Re.

Pas un cri. Pas une prière.

Un départ.

Et dans le lointain, comme si le ciel respirait avec lui, la Tour pulsa.

Zark ne parlait jamais aux pierres pour rien.

Il le faisait parfois. Mais toujours à bon escient. Car la roche, contrairement aux gobelins, répondait quand on savait comment l'écouter.

Ce soir-là, il touillait lentement une cuve de résine chauffée à feu doux, alimentée par une flamme bleue presque invisible. La vapeur montait lentement. Trop lentement. Pas de la paresse. De la résistance.

Zark observa.

Le liquide devait devenir brun.

Il virait au gris perle.

Il s'immobilisa.

Car ce gris-là... il l'avait déjà vu. Deux fois. Dans deux expériences dont les résultats l'avaient forcé à brûler ses notes.

Mais cette fois, il y avait autre chose.

La vapeur... pulsait.

Elle vibrait.

Et c'était le même rythme que celui qu'il sentait dans ses tempes. Le rythme de la Tour.

Zark se détourna, ses pas glissant silencieusement vers une pierre plate, posée sur deux socles d'os polis. Une fiole reposait là, bien bouchée. Son contenu : bleu. Vibrant. Stable.

Mais vivant.

Ce n'était pas ce qu'il avait préparé. Il avait assemblé une potion de mana classique, issue d'un savoir tributaire, vieux de trois générations. Rien d'expérimental. Rien de risqué.

Mais la fiole avait changé. Ou plutôt... elle avait réagi.

Il n'avait pas vu l'humain la boire.

Mais il avait vu ce qui était arrivé après.

Et ça suffisait.

Dans un coin reculé de sa grotte, derrière un rideau de cuir élimé, il écarta ses outils, ses poudres, ses bocaux de racines noircies.

Il toucha une dalle.

Noire. Dure. Tiède.

Il souffla doucement. Et les gravures réapparurent.

Un œil fendu.

Des lignes brisées.

Une spirale incomplète.

Le Signe du Fracturé.

Un symbole interdit.

Volé jadis aux anciens avant même qu'il comprenne ce qu'il représentait.

Il l'avait conservé comme d'autres cachent une blessure — pas par honte, mais parce qu'elle est la seule chose encore vraie.

Et depuis l'arrivée de l'humain, les douleurs anciennes revenaient.

Des souvenirs qui ne lui appartenaient pas.

Des phrases sans voix.

Un escalier blanc. Un vent sans fin. Et cette phrase :

« Vous avez refusé. Alors vous serez oubliés. »

Zark gronda.

Il retourna vers la fiole.

Elle pulsait encore.

Et elle pulsait comme la Tour.

Comme la dalle.

Comme le rythme de l'humain.

Pas une coïncidence.

Un appel.

Il approcha un anneau réactif — une boucle d'écorce traitée pour détecter les champs magiques. Il l'agita au-dessus de la fiole.

Aucune couleur ne changea.

Rien.

Même la matière refusait de parler.

Ce n'est pas la potion qui a changé.

C'est lui.

Ka-Re.

Le nom venait naturellement, désormais.

Il ne signifiait plus "l'humain étrange".

Il était devenu une fracture. Une entaille dans la roche du monde.

Et cette fiole, cette simple potion de mana, avait enregistré son passage.

Zark comprit. Lentement.

Elle l'a reconnu.

Et elle répond.

Il ne savait pas ce que cela voulait dire encore.

Mais il griffonna. Sur un morceau de cuir sec, il nota :

"Potion : réponse adaptative.
Résonance déclenchée.
Lien Tour/humain : probable.
Système mémoire intégré ?"

Il s'arrêta là.

Le reste n'était plus de l'alchimie.

C'était de l'Histoire.

Et l'Histoire... était en train de recommencer.

Le feu du cercle ne parlait plus.

Il crachotait. Parfois. Mais il ne chantait pas. Ce n'était pas un feu rituel, pas un feu de combat, pas un feu de fête. C'était une veille. Une respiration lente. Un cœur collectif bâti de cendres, de peurs anciennes et de silences transmis.

Rek était tapi dans les hauteurs, entre deux arches rocheuses, ses jambes repliées contre son torse. Il observait.

Là, juste en dessous, autour du brasero, ils étaient réunis.

Les anciens.

Leur présence ne faisait pas de bruit, mais elle pesait. Leurs épaules voûtées, leurs cous rigides, leurs doigts crispés comme des serres trop vieilles pour frapper, mais toujours prêtes à juger. Il n'y avait pas de chef dans ce cercle. Pas vraiment. Le chef, lui, restait à distance. Il n'avait pas besoin d'être là. Ce qui se décidait ici ne passait pas par les cris ni les ordres.

Rek connaissait ce rassemblement. Il ne faisait pas partie de ceux qui y avaient droit, mais il l'avait observé toute sa vie. Caché. Toujours. En silence. Comme aujourd'hui.

C'était un rituel. Mais pas un qu'on enseigne.

Un rituel de mémoire figée.

Les anciens ne parlaient pas fort. Ils échangeaient des gestes. Des souffles. Des symboles tracés du bout de l'ongle dans la poussière.

Rek les voyait tracer ce soir-là un cercle incomplet. Un triangle inversé. Une croix fendue.

Il les vit cracher dans le feu. Tous, un par un.

Puis, ensemble, ils posèrent une main sur leur torse... au moment exact où la Tour pulsa.

Par réflexe.

Pas par hasard.

Rek se crispa. Ses doigts s'enfoncèrent dans la roche.

Ce n'est pas une prière.

Ils ne priaient pas.

Ils repoussaient.

Ils construisaient un rempart. Contre elle.

La Tour.

Ils n'en parlaient jamais. Ils détournaient les yeux quand elle était visible. Ils changeaient de sujet quand les plus jeunes posaient des questions. Mais elle était toujours là. Debout. Présente.

Et eux... ils vivaient comme si elle avait disparu.

Rek avait grandi avec ces consignes.

Ne regarde pas trop haut.
La lumière n'est pas pour nous.
Ce qui monte nous oublie.

Mais aujourd'hui, ces phrases n'étaient plus des vérités.

Elles ressemblaient à des chaînes.

Il les regarda. Ces figures sombres. Ces veilleurs qui se pensaient gardiens.

Il vit leurs dos voûtés, leurs mains frémissantes, leur respiration parfois saccadée.

Ils avaient peur.

Et dans cette peur... il lut un mensonge.

Ce n'est pas la lumière qui brûle.
C'est leur silence qui consume.

Un bruit léger lui fit tourner la tête.

Une torche, en contrebas. Abandonnée. Elle clignotait doucement.

Un détail insignifiant.

Mais dans ce monde... rien n'était insignifiant.

Il descendit.

Silencieusement. Comme un souffle. Il connaissait la roche, les échos, les rebonds d'air, les angles d'ombre. Il longea les parois jusqu'à atteindre un passage étroit, presque oublié.

Personne ne venait ici.

Pas depuis longtemps.

Mais lui... il y revenait souvent.

Pas par défi.

Par instinct.

Le boyau rocheux menait vers une ancienne galerie, à moitié effondrée. Une zone interdite, disaient les anciens. Inutile, disaient les gardes. Dangereuse, disaient les menteurs.

Mais pour Rek... c'était là que le monde parlait encore vrai.

Il alluma une petite flamme, volée au feu central. Juste assez pour voir.

Les murs.

Ils portaient encore les traces.

Des symboles gravés, effacés à moitié, rongés par le temps, ou par une volonté.

Des visages aux yeux immenses.

Des mains ouvertes.

Des portes.

Et surtout, des spirales.

Certaines complètes.

D'autres brisées.

Il en toucha une.

Elle était froide.

Mais pas morte.

Elle vibrait faiblement. Comme un souvenir trop ancien pour crier, mais trop fort pour disparaître.

Ils ont effacé.

Ils ont masqué.

Mais ils n'ont pas pu détruire.

Et maintenant, quelqu'un... était revenu.

Pas un élu.

Un autre.

Un Ka-Re.

Rek ferma les yeux.

Et la Tour pulsa à nouveau.

Il la sentit dans sa nuque. Dans son souffle.

Il comprit, sans qu'on le lui dise.

Ce n'était pas elle qu'il fallait craindre.

C'était le jour où elle cesserait de battre.

Il resta là, un long moment. Une main sur la pierre. L'autre sur sa poitrine.

Et il chuchota, à peine audible :

— Je veux voir.
— Je veux monter.
— Je veux comprendre.

Et dans l'écho... personne ne le contredit.

Zark avait toujours cru que la cendre disait la vérité.

Pas les flammes. Elles dansaient trop, elles séduisaient. Le feu parlait trop fort pour qu'on l'écoute vraiment. Mais la cendre... elle restait. Elle s'accrochait aux parois, aux doigts, aux mémoires. Elle noircissait les histoires en les révélant.

Il raclait le fond d'une urne ancienne, ses gestes précis, rythmés. Ce soir-là, la texture était trop fine. La chaleur résiduelle, trop faible. Quelque chose n'avait pas pris. Ou bien... avait refusé de brûler.

Il s'arrêta.

Il connaissait ce signe.

Un mélange qui rejette la fusion.

Un ingrédient en désaccord avec le feu.

Ce n'était pas un accident.

Ce genre de réaction n'apparaissait que dans une situation bien précise : quand un élément inconnu, extérieur au cycle alchimique, s'insérait dans le système. Pas par maladresse. Par nature.

Zark fronça les sourcils. Il écrasa doucement la braise avec le dos de sa lame d'analyse.

Un son.

Infime.

Pas dans sa salle.

Plus bas.

Dans la gorge sèche qui menait à la chambre du Chef.

Il se figea.

Puis, sans un bruit, éteignit la torche accrochée à son établi. L'obscurité l'enveloppa sans le heurter. Il y était chez lui.

Ses pas le guidèrent dans les veines de pierre. Il n'avait pas besoin de lumière. Il avait gravé ces chemins dans sa mémoire, comme on grave des runes. À chaque angle, il ralentissait, effaçait ses traces, écoutait le silence.

Les voix, bientôt, lui parvinrent.

Pas fortes. Pas violentes.

Mais tendues.

Il reconnut d'abord Krath. Guerrier du chef. Loyal. Brutal. Prévisible.

Puis la voix grave. Dure. Toujours calme. Toujours trop calme.

Le Chef.

Il ne les vit pas. Mais ce qu'il entendit... grava une autre rune en lui.

— « Il s'est adapté trop vite. »

— « Il n'a pas craqué sous l'épreuve. »

— « Il n'a pas fui. »

— « Ce n'est pas normal. »

Zark se recula contre la pierre.

Ils parlaient de Ka-Re.

De l'étranger.

Celui que personne n'appelait ainsi... sauf ceux qui avaient commencé à douter.

Krath grogna.

— « Il est instable. Trop calme. »

— « On devrait le neutraliser. »

Le Chef resta silencieux un instant.

Puis :

— « Pas encore. »

Un silence plus long.

Puis une phrase :

— « Il n'a pas encore ouvert la porte. »

Zark sentit son cœur rater un battement.

La porte.

Ils savaient.

— « Tant qu'il ne l'ouvre pas, on observe. »

— « On note les effets. »

— « On mesure l'impact. »

Zark ferma les yeux.

C'était arrivé avant.

Un autre. Un Ka-Re d'avant.

Un être tombé du haut.

Pas un élu.

Un déclencheur.

Le Chef parla encore, plus bas, plus lent :

— « Celui d'avant a brisé l'épreuve. »

— « Il a réveillé l'escalier. »

— « Et la Tour a hurlé. »

Zark sentit sa gorge se serrer.

Ils mentaient à tout le monde.

Depuis toujours.

Ils savaient que la Tour était vivante.

Qu'elle réagissait.

Et qu'elle avait déjà réagi... à un précédent.

Un précédent Ka-Re.

Il recula. Lentement. Sans bruit.

Il n'avait plus besoin d'entendre davantage.

Le feu n'avait pas voulu brûler ses mélanges.

Parce que la mémoire refusait d'être effacée.

Zark avait appris à vivre seul.

Pas par choix. Par lucidité.

Il avait toujours su qu'il voyait les choses autrement. Il observait ce que les autres évitaient. Il interrogeait les signes qu'on prétendait morts. Il suivait les lignes brisées laissées par ceux qu'on avait effacés des chants. On l'appelait l'Alchimiste. L'étrange. Le murmurant. L'isolé.

Mais il savait que dans l'ombre... il n'était pas seul.

Ce soir-là, le craquement du feu n'avait pas menti.

Un son minuscule, dans un couloir pourtant désert.

Un changement d'air, comme un frisson.

Et ils étaient entrés.

Trois.

Sans mots, sans bruit.

Une vieille femelle au dos tordu, aveugle d'un œil, le regard plus acéré que bien des guerriers. Un jeune aux tatouages anciens, à la peau grisâtre, le silence violent. Et un troisième, plus massif, à l'allure bancale, avec des mains d'artisan et le regard fuyant.

Zark les connaissait. Pas par nom. Par fracture.

Ils faisaient partie du réseau invisible. Celui qui reliait ceux qui ne croyaient plus au silence. Ils ne s'étaient jamais regroupés. Ils ne s'étaient jamais parlé. Mais ce soir... quelque chose avait changé.

La Tour avait parlé à nouveau.

Et Ka-Re marchait dans ses échos.

Zark les observa un instant. Il ne dit rien. Il recula, laissa leur présence s'installer dans sa grotte, comme on laisse la nuit entrer.

Puis il souffla enfin :

— « Vous êtes venus pour lui. »

Un murmure rocailleux lui répondit :

— « Il brille. Il marche... et l'air change autour de lui. »

La vieille s'avança. Elle toucha la pierre de l'atelier. Ses doigts usés suivirent le tracé invisible laissé par la fiole de mana.

Elle ne demanda pas.

Elle savait.

Le jeune tatoué approcha du mur. Là où Zark avait caché la dalle noire.

Il ne la dégagea pas.

Mais son regard suffit.

— « Tu veux le servir ? » demanda-t-il.

Zark secoua la tête.

— « Je veux comprendre. »

Un silence s'étira.

La vieille se redressa.

Elle parlait rarement. Mais quand elle parlait, les mots semblaient venir d'un monde plus ancien que celui où ils respiraient.

— « Nous sommes six. Dispersés. Oubliés. On nous a dit que la mémoire nous tuerait. Mais on ne sait pas mourir. »

Zark ferma les yeux.

Il sentit cette phrase comme une brûlure douce.

— « Depuis longtemps, on attend un signe, reprit-elle. Quelque chose qui dirait : la Tour ne nous a pas oubliés. »

Ses yeux se tournèrent vers Zark.

— « Tu crois que c'est lui ? »

Il ne répondit pas tout de suite.

Puis il s'approcha lentement de son établi, ouvrit une boîte d'os sculptée, et en sortit une pierre noire, marquée du même symbole que la dalle interdite : une spirale fracturée.

Il la tendit à la vieille.

— « Il ne sait pas ce qu'il est.
Il n'a pas encore ouvert la porte.
Mais il a déjà déplacé l'air.
Et la Tour... le reconnaît. »

Le jeune aux tatouages murmura :

— « Alors il est plus dangereux que l'autre. »

Zark hocha la tête.

— « Oui. Parce qu'il ne cherche pas à brûler.
Il cherche à comprendre.
Et ça, ils ne le supporteront pas. »

La vieille prit la pierre.

Elle ferma les yeux.

— « Quand il montera... nous devrons choisir.
Suivre. Ou disparaître. »

Ils repartirent sans un mot.

Et Zark resta seul dans l'ombre.

Mais pour la première fois depuis des années...

Il se savait entouré.

Rek ne savait pas ce qu'il cherchait exactement.

Mais il savait où ses pas le guidaient.

Depuis des jours, il se glissait, chaque nuit, dans la même fissure entre les grottes. Un passage discret, dissimulé sous une avancée rocheuse, dont l'ombre persistante empêchait les torches de l'atteindre. Un recoin invisible pour ceux qui ne savaient pas où regarder.

Mais lui... il avait appris à regarder au bon endroit.

Il s'accroupit, silencieux, ses yeux fixés sur la paroi d'en face, là où la grotte du haut s'ouvrait sur l'extérieur.

Takuya était là.

Comme toujours.

Assis, les jambes croisées, la fiole vide à portée de main, les yeux levés vers la Tour invisible.

Il ne bougeait pas. Ne dormait pas. Ne faisait rien d'autre que respirer. Mais même ainsi, il semblait... vivant d'une manière différente. Pas comme un gobelin. Pas comme un chef. Pas comme un ancien.

Comme un fragment tombé d'un monde qu'ils avaient oublié.

Rek n'avait plus peur de le regarder.

Au début, c'était de la curiosité. Puis de l'émerveillement. Maintenant... c'était autre chose. Il n'aurait pas su le nommer. Pas avec les mots de sa tribu. Mais il savait que ce sentiment-là ne partirait plus.

Il n'y avait pas de lumière, ce soir-là.

Juste une clarté étrange, lente, comme si le camp tout entier retenait son souffle.

Et la Tour, bien que lointaine, vibrait.

Pas fort.

Pas comme un ordre.

Comme un souvenir qui frappe à la porte.

Rek serra les genoux contre sa poitrine.

Il savait que ce qu'il faisait était mal vu. Observer l'étranger. Chercher à comprendre. Ressentir autre chose que la méfiance. Tout cela n'était pas juste mal vu : c'était interdit, au moins dans les pensées.

Mais il ne pouvait pas faire autrement.

Il regarda Takuya encore.

Et il se demanda : est-ce que lui aussi savait qu'on l'épiait ? Est-ce qu'il sentait, dans l'air, ce fil ténu tendu entre eux ? Ce lien que personne n'avait autorisé, mais que personne ne pouvait couper ?

Takuya tourna doucement la tête.

Pas vers lui.

Vers la roche. Vers un point fixe. Ou vers rien.

Mais cela suffit à glacer Rek sur place.

Il se recroquevilla, se tassa dans l'ombre.

Le souffle court. Le cœur battant trop vite.

Pas parce qu'il avait peur d'être vu.

Parce qu'il avait peur d'être reconnu.

Et dans cette peur... il découvrit une vérité.

Ce n'est pas Ka-Re qui change le monde.

C'est le monde, autour de lui, qui commence à se réveiller.

Et moi... je suis déjà en train de trembler.

Rek resta encore un moment.

Juste assez longtemps pour voir Takuya poser la main sur la pierre, lentement, comme s'il sentait un courant ancien remonter sous sa peau.

Et dans cet instant suspendu, il comprit :

Le camp dormait encore.

Mais lui... il ouvrait déjà les yeux.

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