Chapitre II
De qui furent les caciques Guatavita et Bogotá, duquel des deux régnait sur ce Royaume, et de qui sur Tunja et ses environs. Et de comment et dans quel ordre étaient nommés ces caciques ou rois, et d'où vint ce nom trompeur d' "Eldorado".
De tout ce qui fut découvert en ces Indes occidentales ou Nouveau Monde, parmi tous ses naturels de toutes nations confondues, il n'en fut découvert un seul qui sût lire ou écrire, ni qui maniât de quelconques lettres ou caractères avec lesquels se faire comprendre; de ce fait on peut affirmer que où manquent les lettres, manquent les chroniqueurs; et sans cela il n'y a point de mémoire du passé. Sauf si celle-ci se transmet de bouche à oreille, objecterai-je, avant de tenter d'en apporter la preuve.
La monarchie, s'il est permis de la nommer ainsi, de ce qu'était ce Royaume, fut partagée entre deux princes: Guatavita, dans la juridiction de Santa Fe, et Ramiriquí dans celle de Tunja¹.
1: Ces données semblent être historiquement erronées. Le chroniqueur dit tenir ces informations de son ami don Juan, cacique et seigneur de Guatavita, neveu de celui que les Espagnols trouvèrent sur le trône. Ayant lui-même un intérêt direct lié aux titres de noblesse indigènes, on peut douter de l'objectivité de ce don Juan. Quand les conquistadors espagnols arrivèrent en pays chibcha, le pouvoir politique y était exercé par cinq souverains indépendants : le Guanentá, le Tundama, le Sugamuxi, le Zaque et le Zipa, qui était le plus puissant et résidait à Bacatá (Bogotá). La nation chibcha n'avait pas d'unité politique.
Je les appelle "princes" car ils étaient connus sous ce nom; car dire "le Guatavita" revenait au même que de dire "le Roi", l'un pour les naturels, l'autre pour les Espagnols; et la même cause produisait le même effet avec "le Ramiriquí" de Tunja. Une fois ce fondement entendu, je commencerai par décliner les autres titres de noblesse, car outre ces deux chefs principaux, il y en avait d'autres avec des titres de caciques, ce qui se voit encore très souvent aujourd'hui, certains avec le surnom d' "Ubzaquet", ce qui correspond à nos ducs, d'autres avec celui de "Yuiquaet", qui équivaut à dire "Comte" ou "Marquis"; et les uns et les autres étaient très respectés de leurs vassaux, et chacun en sa juridiction ils rendaient justice, certes dans les limites de leur entendement, mais le vol fut toujours puni par ces hommes, dont je traiterai de certains plus avant.
Guatavita qui, comme je l'ai dit était le Roi, n'appliquait en matière de justice qu'une seule loi, qui était scellée de sang comme celles de Dracon; car tout délit commis se payait par la mort, à tel point que si en son palais ou domaine un quelconque Indien posait les yeux avec sensualité sur l'une de ses femmes, qu'il avait en grand nombre, sans plus d'explications l'Indien et l'Indienne étaient exécutés.
Leurs vassaux leur étaient si soumis, que si l'un d'eux voulait porter un linge différent des autres, il ne pouvait le faire qu'avec licence de son seigneur et en le payant très bien, et le seigneur devait lui-même l'en couvrir. Discoure tant qu'il veuille le philosophe sur les présentes manières de vêtir, si l'on conservait pareille loi, où irions-nous?
Cette sujétion allait si loin, que nul Indien ne pouvait tuer de cerf ni en manger sans licence du seigneur; et cela s'appliquait si rigoureusement, que bien que les cerfs, qui foisonnaient en ces temps-là, et qui se mouvaient en troupeaux pareils à des moutons, leur mangeassent leurs cultures de subsistance, ils n'avaient point licence pour les tuer et les manger, si ne la leur accordaient leurs caciques.
Aussi ne manquaient-ils point d'être vicieux, d'avoir de nombreuses femmes et de commettre de grands incestes, sans réserver filles ni mères, en conclusion des barbares, sans Loi ni connaissance de Dieu, car ils n'adoraient que le Démon, qu'ils tenaient pour maître, d'où l'on pouvait très clairement déduire qu'ils en étaient les fervents disciples.
Et pour en revenir à Guatavita, que nous avons laissé en son fief, je précise qu'il avait pour lieutenant et capitaine général des affaires guerrières un certain Bogotá, qui avait le titre de Cacique Ubzaque; les fonctions de Bogotá le menaient naturellement à être de toutes les guerres contre leurs voisins panches ou tolimas.
Mais il me semble que certains curieux me pointent du doigt et me demandent d'où je tiens de telles antiquités, puisque j'ai dit que parmi ces naturels il n'y en avait un seul qui écrivît, et par conséquent pas non plus de chroniqueurs. Je répondrai donc prestement, pour ne pas m'attarder sur mon humble cas, que je suis né en cette ville de Santa Fe de Bogotá du Nouveau Royaume de Grenade, et à l'heure où j'écris ces lignes je me trouve à l'âge de soixante-dix ans, mon anniversaire tombant la nuit même où j'écris ce chapitre; nous sommes donc le 25 avril, jour de Saint Marc, de l'an 1636. Mes parents furent des premiers conquistadors et résidents¹ de ce Nouveau Royaume. Mon père fut soldat de Pedro Ursúa -celui qui fut tué plus tard par Lope de Aguirre sur le Marañón-, bien qu'ils ne se trouvassent jamais ensemble en ce Royaume, mais bien avant, lors des explorations de Tayrona, de la vallée d'Upar, du río de la Hache, de Pamplona et d'autres lieux.
1: résidents: colons.
Moi-même en ma jeunesse, je fis le voyage de ce Royaume à ceux de Castille, où je demeurai six années. Je revins en ma patrie et en parcourus maints territoires; et parmi les nombreux amis que j'ai eus, il y en eut un, don Juan, cacique et seigneur de Guatavita, neveu de celui que trouvèrent les conquistadors sur le trône au temps où ils conquirent ce Royaume; ainsi le neveu succéda à son oncle et me conta ces antiquités et les suivantes.
Il me dit que lorsque les Espagnols arrivèrent par Vélez à la découverte et conquête de ce Royaume, lui était en période de jeûne pour la succession au trône de son oncle; car chez eux des oncles héritaient les neveux fils des soeurs, et cette coutume s'est maintenue jusqu'aujourd'hui; il me précisa également que lorsqu'il commença ce jeûne il avait déjà connu des femmes. Lesdits jeûne et cérémonie de succession étaient comme suit.
La coutume était chez ces naturels, que celui qui devait succéder à son oncle et en hériter de la seigneurie ou caciquat, devait jeûner six années durant, retiré dans une grotte dont c'était l'usage exclusif, et que durant tout ce temps il ne pouvait être avec des femmes, ni manger de viande, ni de sel, ni de piment, ni faire d'autres choses qui lui étaient prohibées; l'une d'elles était que, durant le jeûne, il ne pouvait voir la lumière du jour; seulement de nuit il avait licence pour sortir de la grotte, mirer la lune et les étoiles, et se replier avant que le soleil ne le vît; et une fois ce jeûne et les rituels accomplis, il prenait possession du caciquat ou fief, et la première journée de son règne était consacrée à des offrandes et sacrifices au Démon, que tous tenaient pour leur dieu et seigneur. La cérémonie consistait en ce que sur le lac on mît à flot une grande barque de joncs, décorée de la manière la plus visible et criarde qui fût; ils y plaçaient quatre brasiers incandescents dans lesquels ils brûlaient de nombreuses mousses végétales distillant autant de parfums, qui étaient l'encens et la myrrhe de ces naturels.
En ce temps-là le lac était tout rond, et suffisamment grand et profond pour qu'on y pût voguer sur une barque à fond creux. Et le temps des cérémonies il était entouré d'une infinité d'Indiens et d'Indiennes, pompeusement emplumés, arborant fleurs colorées et couronnes d'or, aux côtés d'une infinité de feus brûlant à la ronde. Puis commençait dans la barque la crémation des herbes de senteur, qu'ils brûlaient mélangées à de la terre, de telle manière que l'épaisse fumée qui s'en dégageait cachait la lumière du jour.
À cet instant ils dénudaient entièrement l'héritier et enduisaient son corps d'une boue visqueuse, puis le saupoudraient de poussière d'or moulu, de telle manière qu'il allait entièrement recouvert de ce métal. Puis ils le mettaient dans la barque, dans laquelle il se maintenait droit debout; et à ses pieds ils déposaient un grand tas d'or et d'émeraudes, pour qu'il les offrît à son dieu. Le rejoignaient dans la barque quatre autres caciques, les principaux, siens sujets formellement emplumés, parés de couronnes, de bracelets et d'anneaux d'or, eux-mêmes nus, et chacun apportant son offrande.
Dès que la barque quittait le rivage, commençaient à sonner cornets, fotutos¹et autres instruments, accompagnés d'un grand vacarme de voix qui faisait trembler monts et vallées, et qui durait jusqu'à ce que la barque arrivât au centre du lac, d'où, avec un étendard, on exigeait le silence.
1: fotuto: sorte de grande trompette en argile.
L'Indien doré faisait son offrande en jetant tout l'or qu'il avait à ses pieds au milieu du lac, et les autres caciques qui l'accompagnaient l'imitaient; une fois ce labeur terminé, ils baissaient l'étendard qu'ils avaient maintenu levé tout le temps de l'offrande, la barque revenait vers le rivage et recommençaient les cris, les gaïtas¹, les fotutos et les longues farandoles de danses à leur mode. Avec cette cérémonie ils recevaient le nouvel élu, qui était reconnu comme seigneur et prince.
1: gaïta: sorte de cornemuse.
À cette cérémonie fut emprunté le si fameux nom d'Eldorado, qui a coûté tant de vies et de finances. Ce fut au Pérou qu'on l'entendit pour la première fois. Ainsi don Sebastián de Belalcázar ayant vaincu le cacique de Quito¹, il rencontra un Indien de ce Royaume, de ceux de Bogotá, qui lui conta qu'en sa patrie, pour introniser un roi, ils l'emmenaient à un lac où ils le recouvraient entièrement d'or, et organisaient de grandes fêtes. Don Sebastián de Belalcázar dit donc "Allons chercher cet Indien doré !".
1: Quito, capitale de l'actuel Équateur, dépendait de l'Empire inca, que les Espagnols appelaient "le Pérou".
De là le bruit s'en répandit en Castille et dans les autres parties des Indes, et Belalcázar décida de venir chercher son Indien, et ce fut ainsi qu'il se retrouva lié à cette conquête, comme le relate plus en détail le père fray Pedro Simón dans la cinquième partie de ses Chroniques Historiques, où cela est vérifiable. Mais venons-en donc aux guerres civiles de ce Royaume, qu'il y avait entre ses naturels, et à ce qui en fut à l'origine, ce que je narrerai avec la majeure brièveté possible, car j'entends déjà les voix des conquistadors de ce Royaume se plaindre que je les ai laissés, guidés par l'Indien qui transportait les deux pains de sel, dans les montagnes de Vélez, où ils pourront se reposer un peu pendant que je conte la guerre qu'il y eut entre Guatavita et Bogotá, qui fut telle qu'il sera vu dans le prochain chapitre.
Annotations
Versions