Chapitre III
DE LA GUERRE ENTRE BOGOTÁ ET GUATAVITA, JUSQU'À L'ARRIVÉE DES CONQUISTADORS ESPAGNOLS
On sait déjà que Bogotá était capitaine général des affaires guerrières de Guatavita. Or les Indiens d'Ubaque, de Chipaque, de Pascas, de Foscas, de Chiguachí, d'Une, de Fusagasugá et de toutes les vallées courant au dos de la ville de Santa Fe, s'étaient rebellés contre Guatavita, leur seigneur, lui niant obéissance et tribut, ainsi que tout ce dont ils lui étaient redevables en vertu de sa suzeraineté, et ils se levèrent en armes contre lui ; du point de vue de Guatavita, il était nécessaire d'éteindre ce feu le plus promptement possible, avant qu'il ne se propageât et causât de majeurs dégâts ; c'est pourquoi il fit transmettre un message à Bogotá, son lieutenant et capitaine général, lui ordonnant qu'une fois qu'il eût vu les deux couronnes d'or que lui portaient ses quemes, qui sont des ambassadeurs ou messagers, il regroupât ses gens afin de former la plus puissante armée qu'il pût, pour punir les rebelles, et que de la guerre il ne se détournât point avant d'en avoir terminé avec ces gens, ou qu'ils fussent assujettis et revinssent à l'obéissance.
Conformément aux ordres reçus, le lieutenant Bogotá rassembla plus de trente mille Indiens, et avec cette armée il franchit la cordillère, entra dans la vallée et terre des rebelles, avec qui il eut quelques affrontements dans lesquels il y eut maintes morts de chaque côté ; grâce à quoi le Démon fit une excellente récolte, car il est toujours à l'affût de tels bénéfices, qu'il obtient en semant la discorde, qui enflamme les esprits des hommes ; car c'est d'elle qu'il tire ses gains, principalement parmi les infidèles, de qui il emporte toutes les âmes. Je précise maintenant ce point pour ce qui suivra.
Le lieutenant Bogotá, grâce à sa persévérance et à sa grande armée, encouragé par les confirmations qui lui parvenaient chaque jour que le Guatavita saurait lui en être reconnaissant, obtint la victoire, mata les rebelles, les fit revenir à l'obéissance, recouvrit les tributs pour son seigneur, et, riche et victorieux, il revint chez lui. Mais comme la fortune n'élit jamais domicile permanent en un être, et qu'il n'y a, ni jamais il n'y eut, qui fixât d'un clou sa volubile roue, il arriva que Bogotá, de retour chez lui, ayant fait profiter son seigneur Guatavita de la gloire de la victoire et des abondantes richesses obtenues de la perception des tributs et des pillages, ses capitaines et soldats voulurent organiser des fêtes et célébrer leurs victoires dans de grandes beuveries, ce qui constituait pour eux la majeure des réjouissances ; ils en donnèrent une, qui est restée fameuse, dans le fief du lieutenant Bogotá, au cours de laquelle une fois bien échauffés, ils commencèrent à glorifier son nom et à célébrer ses exploits, l'acclamant comme leur seigneur ; ils lui dirent que seul lui devait être le cacique suprême à qui tous obéissent, car Guatavita n'était bon qu'à demeurer en ses quartiers avec ses teguyes, qui sont des concubines, à passer du bon temps tout en se tenant éloigné de la guerre, et que si lui le voulait, il leur serait facile de le mettre sur le trône, en position de suzeraineté absolue.
Jamais l'abus de boisson ne fut profitable à quiconque ; et sinon demandez donc au roi Balthazar de Babylone et à Alexandre le Grand, roi de Macédoine ; l'un perdit son royaume, ivre, en profanant les coupes sacrées du temple en y buvant son vin, suite à quoi il perdit également la vie ; et l'autre tua le meilleur ami qu'il avait, ce qui advint lors de ce fameux festin tant célébré dans les histoires à sa gloire ; et à ces exemples nous pourrions en ajouter beaucoup d'autres, parmi lesquels nous n'oublierions pas de réserver une place d'honneur à Holopherne et aux frères d'Abraham.
Ne manqua point qui de la beuverie rendît compte au Guatavita, lui contant ce qu'il s'y était passé, et pointant du doigt (comme on dit) ceux qui avaient parlé imprudemment, pondérant fortement l'air réjoui avec lequel le Bogotá avait écouté l'offre de ses capitaines et soldats, et que cela ne lui avait visiblement pas déplu ; le Guatavita s'en inquiéta immédiatement et ordonna à ses capitaines de rassembler deux mille Indiens de guerre qui assurassent sa protection personnelle, et qui se tinssent parés à toute éventualité. Puis il envoya deux quemes, qui, comme je l'ai dit, sont des porteurs de messages, bien qu'en cette occasion ils furent porteurs d'une convocation ; avec les deux couronnes d'or symbole de la provision royale, qui chez eux servaient de mandat, ils convoquèrent le Bogotá, qui devait se présenter devant son seigneur le troisième jour après réception du message, accompagné de tel et tel capitaines.
Ces quemes parurent devant le Bogotá, et le mirent en demeure d'accourir prestement à son seigneur, et d'emmener avec lui les capitaines signalés, ce qu'il ne prit pas bien, considérant que peu de temps auparavant il avait envoyé un grand trésor à Guatavita et avait vaincu ses ennemis. Offensé et échaudé par cet appel, Bogotá, pour mieux cerner la situation, envoya ses capitaines pour qu'ils interceptassent lesdits quemes, et qu'ils les conviassent à revenir en son fief, et qu'au besoin ils leur donnassent pour les en convaincre des étoffes, de l'or et autres présents, afin d'en obtenir la raison pour laquelle son seigneur Guatavita le convoquait.
Les capitaines exécutèrent la commission avec diligence, faisant preuve d'un tel zèle, que les quemes, enivrés de chicha¹ et comblés de présents en vinrent à leur dire : « De quoi avez-vous parlé pendant la grande beuverie ? Qu'avez-vous fait dans le fief de Bogotá ? Car tout fut répété à Guatavita et il a réuni beaucoup de gens. Nous ignorons pourquoi. » À cet instant le Bogotá comprit la raison de sa convocation ; il remit aussitôt des étoffes et autres présents aux quemes pour qu'ils les portassent à Guatavita, et qu'ils lui dissent qu'il arriverait peu après eux, sur quoi ils s'en furent fort contents.
1: Les Indiens s'enivraient avec de la chicha, « boisson alcoolique résultant de la fermentation du maïs dans l'eau ». Le maïs est un végétal américain acclimaté presque partout ailleurs dans le monde suite à la découverte de l'Amérique. Le nom indigène de la graminée varie : « maïs » aux Antilles, « tlaolli » au Mexique et « zara » au Pérou. Le nom scientifique est « Zea mays ».
Une fois partis les quemes, Bogotá convoqua son conseil des capitaines, et ils accordèrent, puisqu'ils étaient puissamment armés, d'ensemble prévenir le plan de Guatavita. Ainsi, pour l'occasion, ils enrôlèrent tous les gens qui pussent armes porter.
Le Guatavita, qui ne dormait plus et avait l'esprit inquiet pour ce qu'on lui avait dit, voyant que Bogotá n'arrivait toujours pas, lui envoya de nouveau deux autres quemes, qui une fois en face de lui, mirent en demeure pour la seconde fois le lieutenant ; il leur répondit qu'ils prendraient la route le lendemain.
Cette nuit-là il convoqua ses capitaines et leur donna ordre de séparer les quarante mille hommes dont ils disposaient en deux unités, et de marcher avec l'une d'un pas soutenu jusqu'aux monts Tocancipá et Gachancipá, qui dominent le village de Guatavita, afin d'y arriver à l'aube du second jour de marche, pour y souhaiter le bon jour à son seigneur ; et que les autres vingt mille Indiens et leurs capitaines les suivissent à l'arrière-garde, et lui servissent d'escorte ; ils progresseraient ainsi prudemment et feraient toutes les haltes nécessaires à l'attente d'informations sur l'évolution de la situation, de manière à pouvoir s'organiser en conséquence. Enfin il prit congé de ses capitaines et s'en fut aux préparatifs de son voyage du lendemain.
Les capitaines, conformément à l'ordre que leur général leur avait donné, cette même nuit envoyèrent leurs messagers à leurs différentes escouades, pour les prévenir qu'au jour suivant ils devraient marcher. À l'aube, le Bogotá se mit en chemin avec ses capitaines convoqués et les quemes de Guatavita ; il prit soin de partir un peu tard pour donner du temps à l'exécution de ses ordres, et après avoir cheminé environ deux lieues, il offrit un copieux repas aux deux quemes, leur remit encore une fois des étoffes, et leur dit de partir devant, et d'annoncer à leur seigneur Guatavita leur prompte arrivée.
Ils s'exécutèrent, et le Bogotá, sans jamais les perdre de vue, continua sa progression mesurée jusqu'à ce que la nuit tombât, en contact permanent avec ses coureurs, qui le tenaient continuellement informé des positions de ses troupes.
Ce jour-là la nuit tomba alors qu'ils avaient déjà passé le site de l'auberge qu'on appelle maintenant « de Serrano » ; le Bogotá établit son campement dans les plaines du plateau de Siecha, avec les vingt mille Indiens de son arrière-garde, où il attendit les nouvelles de ceux qu'il avait envoyés au mont Tocancipá.
Le Bogotá ne voulant laisser aucun de ses hommes pénétrer dans le village de Guatavita, pour qu'ils n'importunassent pas les pauvres femmes qui y étaient restées, envoya seulement deux de ses capitaines avec deux mille soldats indiens à la frontière, située à l'extrémité du plateau de Siecha, sur lequel il avait passé la nuit après avoir quitté son fief, pour qu'ils prévinssent les mouvements de l'ennemi et l'en avisassent ; avec le reste de ses troupes, il fit la tournée de tous les villages proches de celui de Guatavita et qui étaient assujettis à son cacique du même nom, les ralliant à sa cause, ce qu'ils acceptèrent de bon coeur, désireux de s'affranchir de la sujétion de Guatavita, et car leur était doux à l'oreille le nom de Bogotá, qu'ils associaient à celui de la liberté.
Après cette victoire si facilement obtenue, Bogotá revint en son fief, où nous le laisserons pour nous occuper du cacique Guatavita, et de ce qu'il fit en sa retraite. Tous ces événements eurent lieu en l'an 1537, tandis que nos Espagnols luttaient contre le río de la Magdalena, jusqu'à ce qu'ils atteignissent les monts d'Opón, dans la province de Vélez, où nous les avons laissés, déjà en l'an 1538.
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