CHAPITRE X

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Des événements survenus sous la gouvernance du docteur Venero de Leyva et de son retour en Espagne. De la venue de don fray Luis Zapata de Cárdenas, second évêque de ce Nouveau Royaume, et de celle du licencié Francisco Briceño, second président de l'Audience Royale, et de sa mort.

Le docteur Andrés Díaz Venero de Leyva gouverna très chrétiennement ce Royaume durant plus de dix ans. Doña María Dondegardo, son épouse légitime, femme valeureuse, lui apportait une aide précieuse avec ses œuvres de charité; de fait, après son départ, nul ne se consola tout à fait de son absence.

Le président s'efforçait de maintenir constamment paix et justice sur tous les sujets du Royaume. Il mettait une grande ardeur à la conversion des naturels, les regroupant par villages, et encourageant toujours l'édification de leurs églises. Il y envoya même en visite un auditeur de l'Audience Royale, pour les défendre contre les injustices et abus des résidents espagnols. Le temps de sa gouvernance fut fort agréable, à tel point qu'on y fit plus tard référence par l'expression de "siècle d'Or".

Ce fut sous sa présidence que don Pedro Bravo de Rivera, encomendero de Chivatá, tua Jorge Voto en la ville de Tunja. Et le président en personne fit le déplacement jusqu'à ladite ville pour y résoudre cette affaire.

Ce fut à cette même époque que fut annoncé publiquement le décret que j'ai mentionné précédemment, au sujet du service personnel qui était exigé à ces naturels, prohibant leur exploitation comme bêtes de somme, et visant à les protéger des mauvais traitements. Il se terminait par un avertissement stipulant que les contrevenants "recevraient deux cents coups de fouet¹".

1: Les encomenderos et résidents du Nouveau Royaume "avaient non seulement l'habitude de se faire payer par les Indiens un tribut en or, étoffes ou émeraudes, qu'on appelle "tributs royaux", mais exploitaient également la force de leurs bras, les utilisant comme porteurs de bois, de fourrage ou de grain, ainsi que de marchandises manufacturées dont ils faisaient commerce, ce que l'on appelait "service personnel"". Traduction approximative de fray Pedro de Aguado, Recopilación Historial.

Suite à l'annonce publique de ce décret, de nombreux capitaines conquistadors se rassemblèrent à l'angle de la rue Royale. Le premier à prendre la parole fut le capitaine Zorro; il jeta sa cape sur son épaule gauche et déclara: "Je jure devant Dieu, Messieurs les capitaines, que nous sommes tous des hommes fouettés! Mais dites-moi donc, ce scélérat, ce voleur, a-t-il d'une quelconque manière participé à la conquête de cette terre? Suivez-moi, Messieurs, je m'en vais le tailler en pièces".

Les conquistadors partirent donc en troupe vers l'Accord, les capes ramenées en bandoulière et les épées nues, et avec à la lèvre des paroles injurieuses.

L'Adelantado don Gonzalo Jiménez de Quesada se trouvait à ce moment même à l'entrée de la place, s'entretenant avec le capitaine Alonso de Olalla, le Boiteux; et bien qu'il eût ouï le bruit de l'annonce du décret, il ne l'avait pas entendu assez distinctement pour en connaître l'objet. Il eut donc la surprise de voir arriver les capitaines, furieux et donnant de la voix, avant qu'on ne l'informât de toute l'affaire. Il prit donc congé du capitaine Olalla, qui se joignit à ses compagnons, et il monta prestement jusqu'à l'édifice où siégeait l'Audience Royale, et où il trouva l'auditeur Melchor Pérez de Artiaga, qui, en l'absence du président, avait pris l'initiative de faire annoncer ledit décret. Il le trouva avec une pertuisane entre les mains et s'exclama à son adresse: "Au sceptre royal, au sceptre royal ! L'heure n'est point aux pertuisanes!".

On dit que la présidente, doña María Dondegardo, qui était accourue dans l'espoir que sa présence calmerait quelque peu les esprits, remit le sceptre entre les mains de l'auditeur. Certains capitaines se positionnèrent à la fenêtre dudit tribunal, leurs épées nues et brandies pointe vers le ciel, et ils s'écrièrent: "Remettez-nous ce voleur ! Remettez-nous ce scélérat!", et autres injures.

D'autres capitaines pénétrèrent dans l'édifice, et à la porte même de la salle des délibérations, ils tombèrent nez à nez avec l'Adelantado Jiménez de Quesada; celui-ci les pria, au nom du Roi, de ne pas aller plus loin, et de n'entreprendre nulle action forte avant d'être certains de bien connaître la vérité.

Les capitaines, ivres de colère, signifièrent à nouveau leur profond désaccord avec ledit décret, et avec la peine dont il les menaçait, qui leur semblait particulièrement indigne. L'auditeur leur répondit à voix haute: "Je n'en ai pas été à l'origine", ce qui calma un peu l'ire des capitaines.

Madame la Présidente sortit au balcon et appela les conquistadors mécontents; elle leur proposa de l'accompagner jusqu'à ses quartiers, afin d'y mener dans le plus grand calme les investigations visant à identifier l'origine de ce brûlant décret. Rapidement on en rejeta la faute sur le secrétaire; le secrétaire à son tour la rejeta sur le scribe, et le scribe sur la plume. Et ce fut ainsi que s'apaisa cette situation troublée¹. On n'eut plus jamais la moindre nouvelle de ce décret, ni non plus de celui qu'avait prononcé monsieur l'archevêque don fray Juan de los Barrios contre magiciennes et sorcières; ils ont probablement été archivés dans le feu.

1: Dans cette scène mouvementée, le conquistador en chef Quesada est présenté sous un jour avantageux, mettant en avant tant son courage, nécessaire pour s'opposer à une meute de soldats en furie, que son respect de l'autorité royale et de l'ordre public. Selon Fernández Piedrahita dans son Histoire Générale du Nouveau Royaume de Grenade, Quesada lui-même déclara textuellement: "en vertu de l'obéissance au Roi, nous avons le devoir de présenter nos cous au fil du couteau, avant notre main à la résistance".

J'ai déjà dit que quand survinrent ces événements, le président était absent de son siège, car il s'était déplacé à la ville de Tunja pour les besoins de l'enquête sur la mort de Jorge Voto; or, le tueur était retranché dans l'église; et le corrégidor, qui avait envoyé le rapport à l'Audience Royale, était avec lui; et tous deux se trouvaient dans un état de grande surchauffe. Et puisque cette affaire fut exemplaire et qu'est venu le temps de sa relation, je vous l'exposerai maintenant.

Dans la ville de Carora, du gouvernorat de Venezuela, un certain don Pedro de Ávila, naturel du lieu, était marié à une certaine doña Inès de Hinojosa, créole de Barquisimeto, autre ville dudit Gouvernorat. Cette femme était d'une beauté infinie et était riche; et son mari possédait également une belle fortune. Mais cet homme avait aussi deux faiblesses majeures, qui étaient de notoriété publique: l'une était son grand appétit pour les femmes, qu'une seule n'eût jamais pu satisfaire, ce qui maintenait la sienne dans la rancœur permanente; et l'autre était le jeu. Et l'un comme l'autre de ces penchants, affectaient tant ses finances que l'humeur de son épouse, qui vivait tourmentée par la jalousie et la crainte des pertes financières.

Puis arriva à Carora un certain Jorge Voto, maître de danse et musicien. Il y établit son école et commença à enseigner aux jeunes gens locaux; et après que sa réputation eut grandi, les jeunes filles suivirent également ses cours de danse. Or doña Inès avait une nièce, nommée doña Juana; elle implora donc don Pedro, son mari, d'aller trouver Jorge Voto pour lui demander d'enseigner la danse à la jeune fille. Don Pedro accorda cette faveur à sa femme, et ce fut ainsi que Jorge Voto eut accès à sa maison. Et mieux eût-il valu que non, car cette faveur donna l'occasion au maître de danse de s'embourber avec doña Inès dans de gauches amours, qui leur inspirèrent l'idée d'assassiner don Pedro de Ávila, le mari coureur de jupons, joueur et cocu.

Secrètement résolu à commettre ce crime, le Jorge Voto entreprit ostensiblement de faire prospérer son école de danse. Il annonça donc à tout le monde son intention de partir s'établir dans le Nouveau Royaume de Grenade, et il prit congé de ses amis et connaissances; puis il sortit de Carora à la vue de tous. Il marcha trois jours vers le sud, puis fit demi-tour; il retourna secrètement en ladite ville, pour y mettre à exécution son funeste dessein. Il laissa sa monture dissimulée sur une colline à l'entrée du village, où il pénétra de nuit et déguisé. Des jours auparavant, il avait repéré les lieux que fréquentait le don Pedro, et les tables de jeu où il avait ses habitudes. Il partit donc à sa recherche et le trouva en train de jouer; il l'attendit à l'angle d'une rue et le troua d'estocades, le laissant mort. Son forfait accompli, il retrouva sa monture là où il l'avait laissée, et poursuivit son voyage jusqu'à la ville de Pamplona, où il fit halte et demeura en l'attente de nouvelles de la doña Inès. Celle-ci, à l'annonce de la mort de son mari montra des réactions extrêmes de désespoir, et accusa de nombreuses personnes; ainsi furent arrêtés de nombreux innocents, bien que finalement, par manque de preuves, ils ne furent pas inquiétés; et on ne put déterminer qui avait commis ce crime, dont, avec le temps, on cessa de parler. Ce fut alors que les deux amants, au moyen de lettres de condoléances, reprirent leur communication.

Après plus d'un an, la doña Inès vendit ses propriétés, rassembla ses biens, et avec sa nièce doña Juana elles partirent pour Pamplona, où Jorge Voto avait établi son école de danse. Après une période assez longue ils se marièrent et décidèrent de partir s'installer en la ville de Tunja. Ils prirent une maison dans la rue qu'on appelle "de l'Arbre", et qui mène au couvent de la Conception, mitoyen de la maison du greffier Vaca, beau-frère de don Pedro Bravo de Rivera. En cette ville le Jorge Voto établit également une école de danse, ce qui était le moyen par lequel il gagnait sa vie. Et il venait aussi parfois à celle de Santa Fe où il donnait également des leçons, avant de s'en retourner à Tunja.

La beauté de doña Inès attira donc l'attention de don Pedro Bravo de Rivera (on comprend ainsi pourquoi la beauté est surnommée par certains "duperie muette", car si beaucoup dupent en parlant, elle, bien que silencieuse, est capable d'aveugler, de tenter et de tromper).

J'ai bien l'impression que la beauté nourrit envers moi une certaine rancune, au point qu'elle pourrait bien envisager de déposer contre moi une plainte auprès d'un quelconque tribunal, pour me faire entendre raison. Hélas je n'apprendrai plus rien, car les soixante-dix années que j'ai vécues en ce monde constituent un obstacle majeur à mon entendement de quelque sujet que ce soit. Je n'ai d'ailleurs nulle rancœur envers elle, mais mon devoir est de dire ce qui se dit à son sujet; et par la même occasion j'espère parvenir à la faire décolérer. La beauté est donc un don de Dieu, et les hommes, en en faisant mauvais usage, la rendent mauvaise. Mais j'y reviendrai plus avant, et je reparlerai encore un peu d'elle.

Don Pedro Bravo de Rivera, qui était également riverain de cette même rue, sollicita bientôt la doña Inès, et obtint d'elle tout ce qu'il désirait. Et pour faciliter la réalisation de ses désirs amoureux et pouvoir entrer en toute sécurité dans la maison de la dame, il entreprit d'épouser la doña Juana, nièce de la doña Inès. Il entretint donc le Jorge Voto de son dessein, qui l'accueillit tout à fait favorablement, lui offrant son amitié et sa maison. Ainsi le don Pedro pouvait y entrer et en sortir à toute heure.

Mais les deux amants, au lieu de se contenter de cette situation avantageuse, devinrent plus gourmands. Et ce fut ainsi que le don Pedro emménagea dans une maison voisine de celle de la doña Inès, et ils firent en sorte que leurs chambres respectives fussent mitoyennes. Chacun plaça son lit contre le mur, dans lequel ils forèrent un passage secret, qu'ils maintenaient dissimulé à l'aide de tapisseries; ainsi se rejoignaient-ils fréquemment à toute heure du jour ou de la nuit.

Mais cela ne leur suffit toujours pas, et la gravité de l'affaire augmenta considérablement, car la mauvaise conscience ne connaît aucun répit ni repos, et est constamment suspicieuse et agitée. Ainsi le voleur voit en les branches des arbres des bâtons de justice, et le malfaiteur est terrorisé par la moindre ombre. Ainsi la doña Inès pressentait que son présent mari la surveillait par un petit trou percé dans le mur de sa chambre, tandis que le sang versé de feu don Pedro de Ávila, son premier mari, réclamait vengeance. C'était pourquoi entre deux plaisirs elle connaissait de notables déplaisirs et inquiétudes, dont elle fit part à son amant don Pedro Bravo de Rivera, qui l'écouta d'une oreille attentive. Ils étudièrent donc ensemble le moyen de garantir leur sécurité et leur tranquillité; et après mûre réflexion la femme conclut qu'il n'y avait rien qui pût leur apporter une telle garantie, hormis la mort de Jorge Voto. Il lui répondit : "Pour votre bon plaisir, Madame, il n'y a de risque que je ne saurais courir".

Ce fut donc là la première étape de la préméditation du meurtre de Jorge Voto.

Ô beauté ! Les gentils l'ont surnommée "don bref de la nature", et "don éphémère", en raison de la rapidité avec laquelle elle se flétrit, et des nombreuses choses qui l'abîment et la gâtent. Ils l'appelaient également "le piège", car manifestaient la volonté de l'épouser les hommes peu discrets et peu réfléchis. Mais je vais vous donner un indice: la beauté est une fleur qui, plus on la tripote, ou plus elle se laisse tripoter, plus promptement elle se fane.

Don Pedro Bravo de Rivera ressortit fort perturbé et inquiet de cette entrevue avec sa chère doña Inès. Il avait un frère métis, nommé Hernán Bravo de Rivera; ils avaient grandi ensemble, et avaient coutume d'entretenir de fraternelles relations d'entraide. Il lui fit part de ses tourments et de la décision à laquelle il était parvenu. L'Hernán Bravo n'accueillit absolument pas favorablement cette idée; au contraire il tenta de l'en décourager, arguant qu'une telle vilenie était indigne de son rang de gentilhomme, et il lui recommanda de se tenir le plus éloigné possible de ce funeste dessein. Don Pedro, plein d'amertume, prit donc congé de son frère, lui signifiant de ne jamais plus lui adresser la parole. Ils se séparèrent tous deux fort amers.

Le don Pedro alla donc trouver un ami intime qu'il avait, nommé Pedro de Hungría, et qui était sacristain de l'église principale de Tunja. Il lui exposa son dessein et le pria de s'allier à lui pour le mettre en œuvre; à sa grande satisfaction, le Pedro de Hungría réagit si favorablement, qu'il exprima un consentement qui allait même au-delà de ses attentes. Il le mit également au fait de sa mésaventure avec son frère Hernán Bravo, et Pedro de Hungría lui affirma qu'il se chargerait de le faire changer d'avis, ce qu'il réussit sans difficulté, la grande amitié qui les liait aidant. Enfin ils accordèrent tous les trois de se revoir pour étudier le moyen de tuer le Jorge Voto sans être pris. Le don Pedro rendit compte de toutes ces avancées à la doña Inès, qui l'encouragea vivement à mener l'entreprise jusqu'à son terme. Cette femme scella donc là définitivement sa perversité; et Dieu nous garde, Messieurs, de la détermination d'une femme ayant perdu toute honte et la crainte de Dieu: nul scrupule ne la retiendra de commettre quelque méfait, ou d'exécuter quelque cruauté que ce soient; et en paiement de ses plaisirs terrestres, elle savourera en Enfer sa peine éternelle.

Le don Pedro Bravo de Rivera, décidé à mettre à exécution ce qui avait été accordé, accéléra les diligences pour épouser la doña Juana, nièce de la doña Inès; il proclama qu'il irait à la ville de Santa Fe, capitale et archevêché du Royaume, pour solliciter la licence de mariage auprès de monsieur l'archevêque, prétextant qu'il ne pouvait le faire à Tunja sans offenser grandement sa mère et son beau-frère, qui ne supporteraient pas que l'union fût légitimée par un membre du bas clergé. Il s'agissait en réalité d'un stratagème destiné à faire entreprendre au Jorge Voto le voyage vers Santa Fe pour y quérir ladite licence, et le tuer sur le chemin. On donna donc au maître de danse de l'argent, et tout l'équipement nécessaire au voyage, et il partit vers Santa Fe.

Il quitta Tunja peu après midi, tandis que le suivaient discrètement, mais sans jamais le perdre de vue, les frères Pedro et Hernán Bravo, et le sacristain Pedro de Hungría. À la nuit tombante le Jorge Voto arriva à la vieille auberge située à l'entrée du pont de Boyacá, où il entra pour y passer la nuit. Il y avait à l'auberge d'autres pensionnaires, et le Jorge Voto demanda une chambre à part, où il s'accommoda. Une fois qu'il fit nuit noire, le don Pedro Bravo envoya son frère Hernán pour qu'il reconnût la chambre où était logé le maître de danse. Hernán Bravo entra donc à son tour dans l'auberge déguisé en Indien, et reconnut parfaitement les lieux, y compris la chambre de leur objectif. Il ressortit pour en rendre compte à son frère, qui lui dit: "Prenez donc cette dague, entrez dans la chambre qu'il occupe, et poignardez-le à plusieurs reprises. Pendant que vous agirez, Pedro de Hungría et moi-même couvrirons vos arrières". L'Hernán Bravo prit la dague, entra dans la chambre du Jorge Voto, et le trouva assoupi; mais dans l'obscurité, au lieu de le tuer, il lui tordit fortement le pouce du pied, ce qui réveilla le musicien. Il cria alors: "Qui est là ?! Que se passe-t-il?! À moi, Messieurs les aubergistes et pensionnaires ! Il y a ici des voleurs!".

Ce vacarme fit réagir tous ceux qui étaient présents dans l'auberge, et échouer la tentative du don Pedro. Ce dernier s'en retourna derechef à Tunja, et avant que le jour ne se levât, il envoya un Indien pour qu'il portât une lettre au Jorge Voto, dans laquelle il l'informait de comment à Tunja tous connaissaient le motif de son voyage à Santa Fe, et le priait de s'en retourner à Tunja à peine ces lignes lues. L'Indien rattrapa le Jorge Voto, qui lut la lettre et en suivit les instructions.

Les intrigants laissèrent reposer leur négoce, et pendant beaucoup de jours il ne fut plus question du mariage; en revanche, ils accordèrent de tuer leur victime dans la ville même de Tunja, de la meilleure manière qu'ils pussent. Ils convinrent alors que l'Hernán Bravo et le Pedro de Hungría se déguiseraient en femmes, et qu'ils iraient voilés de draps au bord de la profonde rivière de Santa Lucía, et que le don Pedro y conduirait le Jorge Voto, où ils le tueraient.

Ce plan accordé, le don Pedro Bravo s'arrangea pour qu'un vendredi soir fût organisé chez le Jorge Voto un somptueux dîner. Les convives étaient les suivants: les deux frères Pedro et Hernán Bravo de Rivera, et le sacristain Pedro de Hungría; les deux dames de la maison en les personnes de doña Inès et doña Juana; et enfin, le propriétaire des lieux Jorge Voto. Au cours du dîner le don Pedro demanda au Jorge Voto: "Voulez-vous m'accompagner cette nuit pour rendre visite à des dames qui m'ont supplié de vous leur présenter, et qui rêvent d'avoir une démonstration de vos talents de danseur et de musicien?" Il répondit: "J'accepte volontiers, puisque cette invitation est de vous".

Le dîner terminé, le Jorge Voto demanda qu'on lui apportât une mandoline; il commença à l'accorder, et demanda un couteau pour en redresser une frette. Une fois qu'il eut terminé de se servir du couteau et l'eut posé sur la table, le Hernán Bravo s'en empara et se mit à écrire sur la table. Puis il interpella le Jorge Voto: "Que disent ces lignes?" Le message gravé dans le bois de la table était le suivant: "Jorge Voto, ne sortez pas de chez vous ce soir, car on en veut à votre vie".

Le Jorge Voto lut ce message ainsi qu'un autre de la même teneur, mais il n'en fit aucun cas, allant même jusqu'à en rire. Il fut donc avisé amplement à temps du mal qu'on voulait lui faire; mais lorsque Dieu permet qu'une personne s'égare, Il permet également qu'elle ne soit plus réceptive aux sages conseils. Et l'existence de ces messages est prouvée, puisque au cours de l'instruction judiciaire de cette affaire, le président de l'Audience Royale lui-même les lut, sur cette table même où fut servi ce fameux dîner.

Le don Pedro Bravo était assis aux côtés de la doña Inès et de sa nièce la doña Juana; il lança alors à son frère et au Pedro de Hungría: "Messieurs, vous devez être fort occupés et je ne vous retiens pas; que Dieu vous assiste dans vos activités auxquelles je me joindrai plus tard".

Les deux hommes quittèrent la maison, où demeurèrent le don Pedro, les deux dames et le Jorge Voto. Une fois qu'il fit nuit noire, il dit à ce dernier: "Allons, il commence à se faire tard; ne faisons pas attendre davantage ces dames".

Ils sortirent donc à leur tour, laissant seules les deux dames; le Jorge Voto avait pris soin d'emporter sa cape, son épée et sa mandoline. Le don Pedro l'emmena alors derrière de hautes maisons dont les fenêtres étaient ouvertes. Là il lui dit: "Ces dames ne sont pas là, certainement se sont-elles lassées d'attendre; mais suivez-moi, je sais où les trouver". Ils se dirigèrent donc vers Santa Lucía en descendant une rue pentue. Arrivés au pont de la rivière, sans l'avoir encore traversé, le don Pedro regarda en contrebas, où il vit deux silhouettes blanchâtres, et dit au Jorge Voto: "Elles sont là, allons-y ».

Ils allèrent alors à la rencontre desdites silhouettes, qui, une fois qu'ils s'en furent approchés, se débarrassèrent des draps qui les enveloppaient et empoignèrent leurs épées. Le Jorge Voto lâcha la mandoline et sortit la sienne; le don Pedro Bravo en fit autant, et comme il était le plus proche de la victime, il lui porta la première estocade par un côté. Et on pourrait aller jusqu'à dire qu'il reçut ce coup de don Pedro de Ávila, pour ceux que lui-même lui avait donnés à Carora pour le tuer; car quand la justice des hommes fait défaut, c'est la justice divine qui intervient, tombant du ciel au lieu et à l'heure choisis par Dieu. Le Hernán Bravo et le Pedro de Hungría s'y mirent à leur tour, et à trois ils lui donnèrent une foule d'estocades, qui mirent fin à sa vie. Ils jetèrent le corps dans un trou profond de cette rivière, et chacun regagna son logis, sauf le don Pedro, qui retourna chez la doña Inès pour lui présenter son rapport.

Anciennement il n'y avait pas de fontaine sur la place de Tunja, contrairement à maintenant. Les habitants devaient donc aller chercher leur eau à la grande fontaine, située hors de la ville.

À l'aube les gens se levèrent et, en passant près de ladite rivière, ils virent des traces de sang, qu'ils suivirent jusqu'au corps, qui était demeuré dans le trou où il avait été jeté. Ils en avisèrent la Justice, et ce fut le corrégidor, qui à l'époque était Juan de Villalobos, qui reçut la charge de mener les investigations. Il ordonna qu'on sortît le corps du trou et qu'on l'amenât sur la place. Il fit annoncer à la population que tous étaient convoqués par lui, et qu'il interrogerait un par un tous les habitants et gens de passage. Tous se présentèrent devant le corrégidor, exceptés le don Pedro Bravo de Rivera et son frère.

Tout ce bruit et cette agitation conduisirent la doña Inès à sortir de chez elle les cheveux détachés, et poussant de grands cris. Elle se présenta au corrégidor, qu'elle trouva devant l'église avec le corps, pour réclamer justice; et le corrégidor donna l'ordre qu'on la jetât en prison.

C'était samedi: les cloches annoncèrent la messe à l'église de Nuestra Señora, et les gens entrèrent dans le saint édifice. Le corrégidor entra avec la foule, et dans le chœur il trouva le don Pedro Bravo de Rivera. Ils se saluèrent, il s'assit à ses côtés et lui dit: "D'ici nous écouterons la messe".

Le corrégidor avait déjà dans l'idée que le don Pedro était l'assassin, car n'avait point manqué qui lui contât combien étaient chaleureux les rapports qu'il entretenait avec la doña Inès, qu'il avait fait emprisonner pour cette même raison.

Il fit apporter une paire d'encensoirs, qu'ils balancèrent côte à côte jusqu'à la fin de la messe. Le secrétaire Vaca, beau-frère du don Pedro, savait parfaitement que c'était lui qui avait tué le Jorge Voto. Avec la volonté de sauver son beau-frère, le secrétaire fit seller un cheval bai, qui avait été offert en présent au don Pedro, et qui se trouvait dans ses écuries, afin qu'il pût s'échapper sur son dos. Il le fit équiper également d'une lance et d'un bouclier, et jeta dans un sac accroché à la selle cinq cents pesos d'or; puis, n'ayant pas été informé de ce qui se passait dans l'église, il partit à la recherche du don Pedro. Le sacristain Pedro de Hungría était également présent à la messe, en train d'assister le curé; tandis qu'il s'affairait à servir les burettes, le curé vit sa manche tâchée de sang et s'écria: "Traître ! Serais-tu d'aventure impliqué dans la mort de cet homme?". Mais le sacristain nia toute implication.

Toute l'église demeura fort troublée par la scène qui venait de se produire dans le chœur. Une fois la messe terminée, le curé chercha le corrégidor, et le trouva en pleine conversation avec le don Pedro Bravo autour des encensoirs. L'ecclésiastique et le représentant de la Couronne se mirent brièvement à l'écart pour échanger quelques mots; puis le corrégidor, par prudence, afin de n'offenser personne en particulier, fit diffuser un avis à la population, l'informant que tous les résidents de Tunja étaient convoqués à l'église, et que chacun devait venir accompagné des personnes qui avaient passé la nuit sous le même toit que lui, sous peine d'être déclaré traître au Roi, et de se voir infliger une amende de mille pesos à acquitter auprès de la Chambre Royale; ainsi, presque toute la ville se présenta à ladite convocation. Sans perdre un instant, il envoya son rapport à l'Audience Royale de Santa Fe; et comme je l'ai déjà dit, le président Venero de Leyva en personne décida de se charger lui-même de l'affaire.

Le sacristain Pedro de Hungría, qui depuis l'autel avait constaté l'agitation qu'il y avait dans le chœur, quitta l'église à peine le curé fut-il sorti de la sacristie; il laissa donc le curé en grande conversation avec le corrégidor, entourés d'une foule de badauds occupés à discuter avec émotion de toute cette affaire, et alla directement chez don Pedro Bravo, où il trouva le cheval sellé. Il l'enfourcha immédiatement, négligeant d'emporter la lance et le bouclier, et quitta Tunja entre neuf et dix heures du jour, le même samedi.

Le lendemain dimanche, aux mêmes heures à peu de chose près, il atteignit la rive orientale du grand río de la Magdalena, au point où le canoë du capitaine Bocanegra effectuait la liaison entre les deux rives. Les Indiens étaient en train de préparer le canoë pour emmener le majordome et d'autres gens à la messe, non loin, dans un village indien de l'autre côté du fleuve. Il leur demanda qu'ils lui fissent faire la traversée, leur précisant qu'il les paierait. Les Indiens lui répondirent d'attendre un peu, pour faire plus tard la traversée avec le majordome. Étant trop angoissé pour supporter de patienter, il longea un moment le fleuve dans le sens de la descente, jusqu'à atteindre une plage, d'où il se lança dans l'eau avec le cheval.

Les Indiens lui crièrent d'attendre; le vacarme fit sortir le majordome, qui, voyant la situation, ordonna aux Indiens de lui porter secours avec le canoë. Le canoë partit donc immédiatement au secours du sacristain, qui dans l'eau avait perdu son cheval, qui, affolé, était revenu sur la rive orientale du fleuve. Le cheval en sortant de l'eau s'ébroua et grimpa sur une colline où on le perdit de vue. Et malgré la rapidité avec laquelle le majordome se lança à sa poursuite, il ne put le rattraper et on ne le revit jamais plus. Si cette affaire n'eût compté autant de témoins, je n'aurais jamais l'audace de l'écrire; ainsi la Justice, lancée aux trousses de ce Pedro de Hungría, recueillit et enregistra tous ces témoignages.

Le dimanche soir il arriva à une ferme d'élevage bovin d'un résident d'Ibagué, qui l'hébergea; ce dernier, le voyant arriver tout trempé, lui demanda comment cela se faisait, puisqu'il n'avait pas plu. Il lui répondit qu'il était tombé dans la rivière de Las Piedras, ce qui était vrai, même s'il omit d'évoquer sa noyade manquée dans le grand río de la Magdalena. Le fermier lui fournit des habits secs et de quoi se restaurer. Il ne manqua pas de noter que son invité cherchait à se cacher, car il prenait soin d'être vu le moins possible, même par les gens de la ferme, ce qui piqua sa curiosité. Il s'approcha donc de lui et le pria de lui conter d'où il venait et ce qui lui était arrivé, lui donnant sa parole de l'aider dans la mesure de ses possibilités. Le Pedro de Hungría lui avoua alors qu'il laissait derrière lui un homme mort, mais tut tout le reste. Le résident d'Ibagué, considérant que c'eût bien pu être un cas fortuit, ne le questionna pas davantage et le réconforta. Le lendemain le sacristain lui conta comment il avait perdu son cheval dans le Magdalena. Son hôte lui répondit: "Encore une ou deux journées à pied, et les forces, immanquablement, viendront à vous faire défaut. J'ai ici de bons chevaux; prenez celui que vous voudrez, il vous aidera à les économiser". Le Pedro de Hungría accepta l'offre et prit congé de son hôte, suite à quoi on perdit toute trace de lui. Et ce cheval bai sur le dos duquel il avait fui de Tunja, a engendré une race dont la présence est aujourd'hui notable dans les plaines d'Ibagué.

À Tunja, le secrétaire Vaca et ses amis ne ménagèrent pas leurs efforts pour obtenir du corrégidor qu'il libérât de prison le don Pedro Bravo, lui offrant de fort conséquentes cautions. Et à tous ceux qui se présentaient à lui avec une telle requête, le corrégidor répondait que, n'ayant plus la charge de l'affaire, qu'il avait transmise à l'Audience Royale, il était impuissant.

La fuite du Pedro de Hungría et les aveux de la doña Inès confirmèrent les soupçons sur qui étaient les assassins. Le Hernán Bravo, qui avait pourtant eu tout le temps de fuir, se cachait parmi les cultures de maïs autour de Tunja; il y fut découvert et pris par de jeunes gens.

Le président arriva à Tunja trois jours après avoir reçu le rapport du corrégidor. Il fit sortir de l'église le don Pedro Bravo de Rivera, instruisit la cause, et prononça une sentence de mort contre les accusés. Les biens du don Pedro furent confisqués; l'encomienda de Chivatá, qui était sienne, fut attribuée à la Couronne, et aujourd'hui encore elle est propriété royale. Le don Pedro fut décapité; son frère Hernán Bravo fut pendu à l'angle de la rue de Jorge Voto; et la doña Inès fut également pendue, à un arbre situé juste devant la porte de sa maison, qui est toujours debout bien qu'il soit sec, depuis les plus de soixante-dix ans que se produisirent ces faits. Ô beauté infortunée, mal employée, combien de malheurs n'as-tu point causés pour refuser d'apprendre à être raisonnable!

Les affaires de Tunja réglées, le président regagna l'Audience Royale de Santa Fe. Il avait sollicité une mutation en Espagne et en attendait la réponse.

À la mort de don fray Juan de los Barrios, premier archevêque de ce Nouveau Royaume, fut élu second archevêque don fray Luis Zapata de Cárdenas, de l'ordre de Saint François, gentilhomme notoire, cousin du comte de Barajas et président de Castille don Francisco Zapata, qui a sa maison à Llerena d'Estrémadure, la patrie de ce prélat. Don fray Luis Zapata de Cárdenas, avant son élection avait visité au nom de l'Église romaine et de la couronne d'Espagne les nouvelles provinces chrétiennes du Pérou, à la si grande satisfaction de son général et du Roi, qu'il reçut l'évêché de Carthagène; et avant même qu'il ne sortît de Castille, il fut promu à cet archevêché de Santa Fe.

Il y arriva en avril de l'année 1573, et la suivante de 1574, le docteur Venero de Leyva partit pour l'Espagne, alors qu'il jouissait d'une grande popularité en ce Royaume, qu'il avait habitué à une gouvernance de qualité. Pendant longtemps on fit référence à lui comme au "Père de la Patrie", et son œuvre fut tenue en grande estime.

Sous son gouvernement, le capitaine Zorro perdit la vie dans un jeu de lances. Le tua un fils naturel du maréchal Venegas, lui portant un coup de lance à une tempe. La lance lui entra dans la tempe après avoir traversé les sept plis de sa toque et le bonnet rouge qu'il portait, suite à quoi il s'effondra sur la place; puis on le porta chez lui, où il mourut.

On entendit dire au début que la lance était équipée d'une douille d'acier à son extrémité, et qu'il l'avait tué pour un différend que le capitaine avait eu avec le Maréchal, son père. Le jeune homme s'absenta, et on ne le revit jamais plus. Ce qui est certain, c'est que ce fut un malheureux concours de circonstances, car ladite lance n'avait d'autre fil que celui de la machette avec laquelle avait été taillé le bois dont elle était faite. L'instruction à décharge prouva que par trois fois il l'avait poursuivi en lui criant: "Protège-toi, capitaine Zorro! Utilise ton bouclier!" Et la troisième fois il lui porta le coup de lance. Et il paraît peu vraisemblable qu'il savait qu'il allait l'atteindre à la tempe. Ce fut un cas fortuit et malheureux.

Le licencié Francisco Briceño, après avoir effectué la visite du gouvernorat de Popayán de don Sebastián de Belalcázar et avoir reçu celle du licencié Juan de Montaño, qui lui résulta fort avantageuse, retourna en Espagne, d'où il repartit promu président de Guatemala; puis il fut nommé président de l'Audience Royale de ce Nouveau Royaume de Grenade, où il arriva au début de l'année 1574, et où il mourut la suivante année de 1575. Tandis que je me rendais à l'école (je m'étais levé très tôt pour gagner la palme), en arrivant près du clocher de l'église principale, dont le toit était de paille, puisque celle au toit de tuiles qu'avait fait bâtir monsieur l'archevêque don fray Juan de los Barrios s'était effondrée avec sa chapelle majeure, une femme sortit au balcon d'un des édifices royaux en s'écriant: "Le président se meurt! Le président se meurt!".

Hernando Arias Torero, qui était intendant du chantier de l'église principale, était en train de vêtir sa cape à la porte de sa maison. Il entendit les cris, et sans terminer d'ajuster sa cape il traversa la place en courant jusqu'à la maison du président. Antonio Cid, qui était carrier du même chantier, arrivait quant à lui à l'angle de la rue Royale; et lorsqu'il vit courir Hernando Arias, il s'élança à sa suite en courant également. En arrivant au clocher, où je me trouvais, Hernando Arias ôta sa cape mal mise et qui le gênait, et me dit: "Petit: je te confie la garde de cette cape".

Je la pris et suivis les deux hommes. Nous montâmes jusqu'au chevet du président, mais quand nous arrivâmes, il était déjà mort. Selon la femme, c'était à cause d'un purgatif qu'il avait pris et que son corps n'avait pu évacuer.

Il est enterré dans la cathédrale de cette ville.

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