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Le voilà ! Le premier épisode de ce 2e tome ! C'est l'heure de découvrir la 25e heure :D
Quand la lumière se déversa dans le couloir, tout le groupe de boyards poussa un hurlement guerrier. Ils foncèrent droit devant eux dans une clameur d’excitation pure.
Prises en tenailles dans ce troupeau de rhinocéros, Blanche et Cornélia hurlèrent elles aussi, précipitées vers cet inconnu qui leur brûlait les yeux. Derrière elles retentit le miaulement furibond d’un Greg qui venait de se faire écrabouiller la queue, mais avant qu’elles n’aient pu s’en inquiéter, elles étaient déjà passées de l’autre côté.
Ce ne fut presque rien, une brise un peu humide, un changement dans l’air, quelque chose d’infime… qui leur fit comprendre que cette atmosphère-là n’était plus celle de l’auberge.
Totalement aveuglée, Cornélia se prit le pied dans quelque chose, heurta le dos d'un inconnu et faillit s'étaler de tout son long.
Puis elle entendit des clapotis liquides autour d'elle.
Comme si une barrière invisible venait de sauter entre elle et ce qui l'entourait, une vague tiède se déversa dans ses baskets. Elle remua les orteils dans ses chaussettes flottantes, sans parvenir à y croire.
Elle ouvrit un œil. Puis deux.
Aussi translucide que du cristal, une nappe d'eau lui montait plus haut que les chevilles. À perte de vue flottaient des myriades de pétales blancs, des boîtes de conserves rouillées et des déchets de plastique.
Qu'est-ce que…
Cornélia leva enfin les yeux, ébahie par tout ce qui s'offrait à sa vue.
Aegeus pataugeait devant ses boyards, ses longues dreads blondes battant son dos en rythme ; des poissons multicolores se faufilaient entre les grosses bottes des hommes, louvoyaient entre les déchets charriés par l'eau. Muette, Cornélia dévisagea la grosse carpe aux écailles d’or, bordées de pourpre, qui lui caressa la cheville en passant.
Au loin, une chaîne de buildings émergeait de l’horizon bleuâtre, chaque architecture pointant vers le ciel comme les os d'un squelette. On aurait dit un théâtre d'ombres, découpé nettement dans toute cette lumière. Cet horizon n'avait rien à voir avec celui de Lyon ; s'agissait-il d'une autre ville ? Cornélia écarquilla les yeux en distinguant l'un des immenses bâtiments, suspendu en hauteur au-dessus de ses voisins. Il tournoyait lentement sur lui-même, hors de toute gravité.
Elle regarda à droite, puis à gauche ; le même genre de panorama se déployait tout le long de l’horizon. Le soleil se levait derrière les buildings, un soleil énorme comme la jeune femme n'en avait jamais vu. On aurait dit une grosse balle rouge accrochée dans le ciel, qui enflammait les nuages de teintes mauves et dorées.
Un instant, Cornélia crut que c'était déjà l'aube ; qu'ils avaient fait un bond à travers les heures. Mais en renversant la tête en arrière, elle découvrit un splendide ciel nocturne, parsemé d’étoiles scintillantes. Ici-bas, tout était nimbé de lumière, mais là-haut, c'était encore minuit. La nuit et l’aurore se partageaient la voûte céleste d’une manière irréaliste, comme sur une toile de maître.
À trop se dévisser le cou, elle faillit perdre l’équilibre ; elle se rattrapa gauchement, puis tourna sur elle-même. Et là, à cet instant précis, toute logique disparut pour de bon. Elle comprit que les immeubles en appesanteur n'étaient rien.
À l'opposé, un deuxième soleil se couchait, ou se levait, dans une explosion de couleurs chatoyantes. La jeune femme dut ciller à plusieurs reprises pour admettre cette incroyable réalité. Deux soleils, deux crépuscules. Un à l’ouest, un à l’est, séparés par une nuit voilée de diamants... C’était somptueux et vertigineux à la fois.
Trompée par ces étranges illusions, elle mit un certain temps à reconnaître l'endroit où elle se trouvaient.
– Hé ! Je connais cette rue ! glapit la voix de Blanche derrière elle. Il y a un marchand de glaces super beau gosse, juste là !
Cornélia se tourna vers sa sœur. En la voyant dressée à côté d'elle, de l'eau jusqu'aux tibias et les cheveux ébouriffés par le vent, elle commença enfin à admettre ce qu'il se passait. Ce n'était pas une hallucination. Ce n'était pas un rêve. Blanche le vivait elle aussi. Des poissons lui broutaient les baskets et elle avait les narines pleines d'effluves aquatiques, exactement comme Cornélia.
Leur horloge biologique en prit un sacré coup. Une heure plus tôt, il faisait nuit noire et elles s’habillaient tant bien que mal dans une chambre d’hôtel lyonnaise...
La boutique de glaces était bien là. La boulangerie aussi. Les sœurs se trouvaient réellement dans une rue de leur ville. Certaines maisons étaient translucides, immatérielles comme des échos à moitié effacés ; d'autres flottaient à trois mètres de haut, tournant doucement sur elles-mêmes, leurs tuyaux et canalisations tirés du sol comme des perfusions arrachées. Et sous le petit océan qui inondait la rue, la chaussée ne méritait plus son nom. Ce n'était qu'une croûte en ruine, colonisée par les coquillages et les algues.
Sous leurs yeux, plissés par les reflets aveuglants qui rebondissaient sur l'eau, la boutique du marchand de glaces perdit soudain de son intensité. Devenus transparents, ses murs semblèrent hésiter un instant, lutter pour reprendre consistance.
Puis son image clignota, comme une lampe épuisée sur le point de s'éteindre... avant de disparaître.
Les deux sœurs poussèrent un cri. Il n'y avait plus de boutique. Plus d’enseigne multicolore. On ne voyait plus qu'un mur blafard et abimé : l'arrière de la bâtisse qui s'était tenue dos à dos avec elle.
Des jurons s’élevèrent soudain derrière elles.
– Putain, les maigrichonnes, avancez un peu ! râla une voix de femme. Voyez pas qu’on se marche dessus, là ?
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