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La blondinette lui montra la couverture sans rien dire. Intrigué, Pouet quitta l'adolescent pour venir pousser le livre du nez, y laissant une trace humide.
– Regarde ! souffla Blanche. Il y a des images. Tu vois ?
Elle commença à lui lire le premier paragraphe, à voix basse. Le tarascon fasciné s’installa à moitié sur elle afin de regarder son doigt suivre les lignes.
– V’là qu’elle lit des histoires à une tarasque, rigola l’un des boyards.
– C’est l’histoire d’un petit garçon qui vit dans le ciel, expliqua Blanche en l'ignorant avec superbe. (Elle tourna les pages ; Pouet ouvrait de grands yeux à chaque nouvelle illustration.) Sur une toute petite planète... Mais ce petit garçon décide de partir. Il quitte sa maison, il s'en va découvrir l'univers. Et son voyage dure très longtemps... Comme nous dans la Strate !
Elle se tut. Sur une page du livre, le petit Prince regardait vers le ciel, cherchant sa planète avec mélancolie parmi les étoiles. La jeune fille avala sa salive.
– Il rencontre beaucoup, beaucoup de gens. (Sa voix devint hésitante.) Il visite beaucoup d'autres planètes, jusqu'à se retrouver vraiment loin de la sienne...
Il finit par se perdre dans l'univers. Sa maison lui manque. Sa rose lui manque. Mais il n'arrive plus à rentrer chez lui...
Cornélia regardait le ciel constellé d'étoiles. Blanche referma le livre pour ne pas voir la fin de l'histoire – le désert, et le serpent. Une petite larme pointa sous ses cils, brillante comme une perle.
« Tu comprends. C'est trop loin. Je ne peux pas emporter ce corps-là. C'est trop lourd. »
La morsure. Le venin.
– L'histoire ne se termine pas très bien, réussit-elle à articuler.
Mitaine lui lança un drôle de regard ; sans la voir, Blanche appuya sa tête sur l'épaule osseuse de sa sœur. Celle-ci ferma les yeux et, en serrant fort les paupières pour faire le noir complet, essaya d'imaginer qu'elles étaient chez elles. L'appartement n'avait jamais brûlé. La Strate n'existait pas. L'aînée révisait ses partiels, sous l'œil ronchon de Greg. Leur vieux canapé les enrobait de ses coussins moelleux ; l'odeur d'un gratin de courgettes un peu brûlé embaumait le salon. Cornélia brûlait toujours ses gratins.
Mais les clapotis de l'eau et les rires des boyards la ramenaient irrémédiablement à la Strate. À tout le gâchis qui les entouraient.
– Papa et Maman doivent s'inquiéter, dit Blanche à voix très basse. Ils doivent se demander où on est passées.
Cornélia chercha son téléphone dans son sac plein de bazar. C'était un réflexe idiot. Il n'y avait certainement pas de réseau dans la Mégastructure.
Mais quand l’écran s’alluma, elle sentit un nœud froid se former dans son ventre. Un SMS s'afficha. Il datait du soir où elles étaient encore à l’auberge de la Vingt-Cinquième heure.
Ce soir où on était ligotées sur le lit, condamnées à essuyer métamorphose sur métamorphose.
Ce soir où elle avait pensé à tout, avant d’entrer dans la Mégastructure, sauf à ses parents – à ceux qu’elles allaient laisser derrière elles.
« Bonjour les filles. Ça fait longtemps qu’on s’est pas appelées, si on dit ce soir à 22h, c’est bon pour vous ? On parlera des vacances de Pâques. Même si vous êtes très occupées à Lyon, on voudrait vous voir avec Papa. À tout à l’heure, bisous ! »
Dans son ventre, le nœud s'était changé en trou noir. Elle garda le silence, montra l'écran à sa sœur. Au fil des mots qu'elle lisait, les yeux de Blanche s'embuaient. Elle caressa l’écran du pouce. Les mots « on voudrait vous voir avec Papa » luisaient aveuglément. Cornélia essaya de ravaler la grosse boule chaude qui lui opprimait la gorge.
Dans le monde réel, combien de jours avaient passé ? Était-il toujours minuit moins cinq, le 8 mars 2020, cette maudite minute où elles avaient passé la porte de lumière ? Ou cela faisait-il deux jours, une semaine ? Un mois ? Elle imagina ses parents tourner comme des lions en cage, essayant désespérément de les joindre. Elle repensa au Petit Prince exilé loin de chez lui. La solitude, le désert. Puis le serpent. Une chape lourde de désespoir tomba sur ses épaules ; elle se sentit petite et misérable.
– Bon, je vais me coucher, lança la voix endormie de Mitaine derrière elles. Mais lis pas le livre pendant que j'suis pas là, hein ! Moi aussi, je veux l’entendre, cette histoire ! (Elle bâilla et absolument tout le monde fit de même, y compris Pouet et Aegeus.) On verra ça demain.
Elle se leva en se frottant les yeux. Gaspard la suivit du regard sans aucune discrétion lorsqu’elle grimpa agilement sur le capot du Berliet, la lumière dorée des deux soleils sculptant la moindre de ses formes. Elle disparut dans la benne-dortoir avec un Boing ! suivi d’un juron. Cornélia et Blanche se forcèrent à enterrer ses émotions.
– Et donc, reprit la cadette en tapotant la truffe humide de Pouet, à un moment, il rencontre un renard. C'est mon passage préféré, je suis sûre qu'il te plaira aussi.
– C'est le passage préféré de tout le monde, non ? commenta Cornélia.
– Quoi ? réagit la voix grave de Gaspard. Non, le meilleur moment, c'est quand il doit dessiner le mouton !
Les sœurs le dévisagèrent. Les autres boyards arboraient le même air choqué. Aegeus résuma la pensée de tout le monde :
– Quoi, me dis pas que toi aussi t'as lu ce truc... ?
Le jeune homme grommela dans sa barbe :
– Ma mère me l'a lu quand j'étais gamin.
– Je croyais que tu étais un gitan, comme les autres, objecta Blanche.
– Tu sais pas ce que c'est qu'un gitan, ou quoi, microbe ? On bouge tout le temps, on vit entre la Strate et les vingt-quatre heures. Ma mère, elle crèche chez vous. Tu crois que la Strate et l'autre monde communiquent jamais entre eux ?
– Peu importe, trancha la jeune fille. La scène avec le renard est bien mieux ! Comment tu peux comparer ça avec le truc du mouton ? C'est beaucoup plus émouvant ! Le renard demande au Petit Prince de l'apprivoiser. (Elle s'adressa à Pouet.) Il veut se lier d'amitié avec lui, mais le renard lui dit que pour jouer ensemble, il faut d'abord qu'il soit apprivoisé et que ça va demander du temps...
– C'est complètement con, fit Aegeus après une nouvelle rasade de whisky. Soit il veut jouer, soit il veut pas, c'est tout. Et s'il veut pas, le mioche peut toujours le forcer. Les bêtes, ça se dresse. Apprivoiser, c'est bon pour les chiffes molles, comme vous deux !
Outrée, Blanche croisa les bras.
– Tu n'es qu'une brute ! Toi qui n'es pas humain, tu parles de cette façon-là des autres animaux ? On aura tout vu ! Tu te prends pour un être supérieur aux autres, ou quoi ?
– Je ne me prends pour rien, petite guenon. C'est ce que je suis.
Blanche désigna Aaron d'un geste énervé. Sa grande sœur eut peur de ce qu'elle allait dire.
– Et Aaron, c'est quoi, alors ? Une bête qui se dresse ? Ou un autre être supérieur ? Pas trop supérieur non plus, hein, puisque tu l'utilises comme chair à pâtée... Ton fameux crocotta, tu l'as apprivoisé ? Dressé ? Dis-nous tout, je suis curieuse !
Cornélia ferma les yeux un instant. Et voilà. Blanche avait mis les pieds dans le plat, pour ne pas changer – et c'était un plat particulièrement dangereux. L'aînée serra les dents, sûre que l'un ou l'autre des deux hybrides allait exploser. Mais ce fut le rire d'Aegeus qui retentit à la place.
– Dresser un crocotta ? railla-t-il. Je donne trois jours d'espérance de vie au con qui essaierait. Ce serait comme caresser un wolpertinger : du suicide. Non, je n'ai pas dressé ce gamin. Je l'ai trouvé. C'est lui qui m'a adopté.
À côté de lui, Aaron restait silencieux, les poings serrés sur ses genoux. La colère reflua du visage de Blanche ; la curiosité prit sa place.
– Trouvé ? Comment ça ?
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