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– Écoutez-moi tous !

Cornélia releva la tête. Aegeus avait grimpé sur le capot du Berliet. Les boyards espéraient certainement une pause après leur longue marche, mais il leur cria tout autre chose :

– À partir de maintenant, on va obliquer vers l’est. On va se rapprocher de l’aube. Vous savez tous ce que ça veut dire ?

Tous ses soldats hochèrent la tête dans un bel ensemble, si bien que Cornélia n’osa pas demander plus de détails. Elle se contenta de froncer les sourcils. N’y avait-il pas une histoire de décalage temporel ? Elle s’apprêtait à en aviser Mitaine, mais Aaron aboya :

– Tous ceux qui portent leur masque l’enlèvent ! Les autres, c’est votre tour !

– Fais chier, grommela la dryade. Fais chier, fais chier…

Elle sortit le sien de son sac en grimaçant. Cornélia y jeta un coup d’œil furtif : c’était un étrange objet noir et brun, plein d’aspérités comme un morceau de roche, duquel émergeaient des perles brillantes comme des diamants. Sans cesser de le tripoter, Mitaine contempla ses collègues qui redevenaient humains. Devant elles, la manticore s’écroula par terre et se mit à convulser, avant de laisser place à Gaspard, glorieusement étalé sur le ventre, la figure dans l’eau. Malgré sa musculature solide, il avait l’air tout fluet après le lion gigantesque. La dryade lui marcha sur la fesse pour le réveiller. Il crachota furieusement, bondit sur ses pieds et l’agonit d’injures, en cherchant quelque chose pour couvrir sa nudité. Cornélia détourna les yeux, le feu aux joues. D'abord Greg, maintenant Gaspard ; décidément, les schémas dans les manuels de science lui auraient suffi pour savoir à quoi ressemblait l'appareil génital masculin.

– T’essaies de cacher quoi, là ? railla Mitaine pas gênée pour un sou. T’as un truc entre les jambes, au moins ?

Il produisit un sourire qui avait tout d'une grimace.

– J'te montrerai ça une autre jour, si ça t'intéresse. File-moi mes affaires, bordel !

En ricanant, elle agita son sac hors de sa portée. Gaspard jura sans cesser de gesticuler. Quand il en eut marre, il s’empara d’une longue fougère dans la chevelure de la dryade et l’arracha sèchement.

– Aïe !

Il la noua autour de ses hanches pour s’en faire un pagne. Ainsi vêtu, il s’enfuit en courant quand Mitaine le chargea comme un dragon furieux.

– Reviens ici ! Saleté de primate !

– Putain de gosses ! hurla Aaron qui patrouillait non loin. Arrêtez de vous tirer les couettes ou je vous stérilise ! À mains nues, et à ma manière ! Reprenez votre place ! (Il se tourna vers Cornélia, qui observait la scène les bras ballants.) Et toi, quand est-ce que tu vas te rendre utile ?

– Quand j’aurai une bonne raison de le faire.

Aaron plissa le nez.

– J’te déconseille de jouer à ça avec le chef. Il risque de t’en donner une bonne, de raison, et pas une que t’aurais imaginée.

Cornélia fit la sourde oreille.

Eh bien, qu’il m’en donne une.

Il s’avéra que Mitaine, elle aussi, avait écopé d’une créature particulièrement imposante. Une fois masquée, elle se changeait en une sorte de serpent titanesque – si grand qu’il aurait pu avaler un bœuf sans aucune difficulté –, dont les écailles poussiéreuses semblaient constituées de roche. Il sinuait par terre avec aisance, incroyablement souple malgré sa masse, ses écailles crissant contre le sol. Le plus étrange restait sa tête : affublée d’oreilles, d’une trompe courte et de quatre redoutables défenses noires, elle était semblable à celle d’un éléphant. Elle n’avait pas d’yeux, mais deux diamants facettés qui occupaient ses orbites. Son corps tout entier était strié de filons de quartz et de diamant.

– C’est un grootslang, expliqua Gaspard à Cornélia qui dévisageait le monstre, pétrifiée. C’est très rare ! Ils sont censés vivre dans des cavernes, loin sous la terre, et ne jamais sortir à la surface. J’en avais même jamais vu avant ça.

Une fois rhabillé, il regagnait des points de charisme. Il avait gardé le bout de chevelure de Mitaine, par défi, et s’en était fait un collier : avec son torse nu et bronzé, cela lui donnait l’air d’un touriste à Hawaï.

– Elle y voit quelque chose avec ses… euh… ses yeux ? hésita Cornélia.

Il haussa les épaules.

– Apparemment non. Les grootslang sont aveugles, ils ont pas besoin d’y voir sous terre. C’est comme les taupes. Les diamants, c’est juste pour la frime.

Il avait beau s’exprimer avec nonchalance, il ne lâchait pas Mitaine du regard, prêt à réagir au quart de tour si elle se mettait en difficulté.

– Mais elle m’a dit qu’elle sentait les sources de chaleur avec beaucoup de précision. Regarde !

D’un bond, il se trouva près de la face aveugle du monstre et fit un grand geste, comme s’il s’apprêtait à lui mettre une gifle. Le grootslang l’évita sans aucune difficulté ; lorsqu’il répliqua d’un lourd coup de queue, Gaspard eut du mal à l’esquiver. Vu le poids de la créature, Mitaine aurait pu lui casser les deux jambes sans le vouloir.

– Elle entend, par contre, précisa-t-il en haletant. Très bien, apparemment. Elle entend même nos cœurs battre quand on est à côté d’elle ! Pas vrai, la grosse ?

La trompe du grootslang vint lui claquer la joue en une gifle monumentale. Cornélia le regarda faire un vol plané et s’écraser par terre. Il allait en garder des bleus.

– Ça t’apprendra, se moqua-t-elle.

Obliquer vers l’est. Cornélia se rendit bientôt compte de ce que cela voulait dire.

Cela commença par les boyards. Elle mit un certain temps à le remarquer, mais les barbes des hommes poussaient. Et elles poussaient vite. Le convoi se retrouva bientôt changé en un festival de barbus ; il était étrange de voir à quel point cela en vieillissait certains. Même Aaron, qu’elle apercevait lorsqu’il faisait ses rondes, avait l’air d’avoir pris cinq ans avec le duvet brun qui lui ombrait les joues.

– Putain, je déteste ça, l’entendit-elle marmonner alors qu’il se frottait le menton.

Puis des crampes douloureuses contractèrent tout le ventre de Cornélia, la forçant à marcher courbée, comme une petite vieille. Étrangement, cela ne dura que quelques minutes.

– Le sac d’os a une tache au derrière, railla une soldate derrière elle.

La jeune femme mit un moment à comprendre le sens de ces mots. Ce fut suffisant pour que trois autres boyards reprennent ce refrain en chantonnant. La honte la submergea lorsqu’elle comprit qu’il s’agissait des règles.

Qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ?

Elle s’enfuit dans la benne-dortoir du Berliet pour estimer l’ampleur des dégâts. De fait, c’était un désastre. Perdre autant de sang en cinq cents mètres, au lieu de le perdre en quatre jours, avait tout des chutes du Niagara. Comment ne l’avait-elle pas senti ? La jeune femme resta un moment assise par terre, assommée par ce calvaire qui s’ajoutait à tout ce qu’elle avait enduré depuis son entrée dans la Strate. Ce détail rendait tout le reste insurmontable. Elle se sentit sale, bonne à rien, livrée à elle-même. Plus que tout, elle détesta son corps.

Elle ne pouvait même pas en parler à Blanche… D'un coup, la solitude l’étouffa.

– Si seulement je pouvais disparaître, dit-elle dans le silence de la benne. Disparaître et ne jamais, jamais revenir ici. Ni nulle part.

Greg, toujours sous sa forme de chapalu, vint s’asseoir à côté d’elle avec son éternel air ronchon. Elle lui tapota le crâne sans y penser, en regardant ses grandes dents briller sous ses babines entrouvertes.

– J’aurais dû être un garçon. Comme toi, Greg.

Il lui éternua dessus – elle reçut des éclaboussures de morve sur la joue – puis remua ses moustaches de loutre et retourna dormir dans le hamac de Blanche. Sa queue hérissée d’écailles et de petites pointes s’évanouit dans l’obscurité.

– Hého ! lança la voix de Gaspard, qui résonna durement entre les parois de métal. Prends mon treillis de rechange. On fait la même taille, t'auras juste à serrer la ceinture au max. J'te l'prête. Mais attention, faut pas le tacher celui-là, hein ?

Désarçonnée par sa gentillesse, Cornélia leva les yeux vers la silhouette du jeune homme, en contrehaut, qui se découpait sur la lumière de la Strate.

– J’ai rien pour arrêter le sang...

– J’y connais rien en filles, mais tu peux prendre un bout de tissu quelconque et t’en servir d’éponge, non ? C’est ce qu’elles font, les autres. Enfin, celles qui sont pas stérilisées. (Il baissa d’un ton.) Au pire, t'as qu’à voler un habit de quelqu’un, ou prendre un vieux t-shirt. Et bon courage… Si vous saignez une fois par mois, t’en as pour des mois et des mois, d’ici à ce qu’on arrive chez les archanges.

– Super…

Stérilisées. Voilà comment faisaient les femmes du convoi. Elles avaient sacrifié leur utérus à la Strate. Pour une mercenaire d’ici, perdre du sang tous les mois devait être un pénible handicap... Si Cornélia avait pu se faire stériliser sur l’heure, elle l’aurait fait. Sans aucune hésitation.

Il lui aurait certainement suffi de mettre son masque pour pallier ce problème, mais elle refusait de se soumettre au joug d'Aegeus. Elle était défaite, certes, mais pas encore vaincue.

– Gaspard ! tonna la voix d’Aaron à l’extérieur. Reprends ta place ! Et toi, Cornélia, sors de là ! On veut pas de poids en trop dans les camions pendant la route, ils usent assez de gasoil comme ça !

La jeune femme poussa un gros soupir. Elle alla chercher les petites miettes de courage qui restaient au fond d’elle, les rassembla en tas et les prit à deux mains.

– J’arrive.

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