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Être une tzitzimitl avait ses avantages. Plus de règles. Plus d’ampoules aux pieds. Plus de chaussures et, surtout, plus personne qui aurait osé uriner dessus. Les boyards gardaient soigneusement leurs distances avec Cornélia, et cela lui convenait parfaitement. Elle pouvait enfin respirer.
Elle fut forcée de convenir que parfois, changer avait du bon.
Ses muscles roulaient sous sa peau, souples et puissants ; chacun de ses pas vibrait de force. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu faucher tous les boyards en quelques secondes ou bondir jusqu’aux cieux. Elle le sentait dans ses os. Lorsqu’elle était tzitzimitl, la Strate entière grouillait de possibilités, alors qu’auparavant, elle n’y voyait que désespoir.
– Gardez votre place ! rugissait Aaron lorsque l’un des soldats s’éloignait trop, en voulant tester ses muscles ou son agilité de monstre.
Il ne restait plus que trois humains dans le convoi : Iroël, Aaron et Aegeus. Il était étrange de se dire qu’aucun des trois ne l’était vraiment. Au final, même eux portaient un masque.
– Mais putain, c’est quoi ces jackalopes qui nous suivent depuis tout à l’heure ? grognait régulièrement Aaron.
Oupyre n’était jamais bien loin. Dès que le convoi s’était remis en route, elle était venue, comme reliée à Blanche et Cornélia par un fil invisible, mais elle ne s’approchait jamais trop. Petit à petit, d’autres jackalopes l’avaient rejointe ; à présent, ils étaient plus d’une quinzaine. Cornélia, qui les voyait de près pour la première fois, fut choquée par leur taille. Chacun d'eux pesait au moins quinze kilos. Ils se perchaient sur les camions afin de ne pas avoir à marcher, et s’étendaient sur leur carrosserie chaude pour y faire la sieste. Ils aimaient beaucoup les hydres aussi – cela semblait réciproque – et avaient pris l’habitude de marcher sous elles, entre leurs quatre pattes. Seule Oupyre, fidèle à elle-même, bondissait dans tous les sens comme un chien fou.
– Pchht ! râlait Aaron en tentant de les déloger des camions. Dégagez de là, sales bêtes !
Cornélia le surveillait du coin de l’œil. À un moment, il arma son fusil ; elle se raidit.
– Laisse, lança Aegeus qui n’était pas loin. Tu vas juste gaspiller des balles. Et ton énergie aussi. Ils s’en iront quand ils verront qu’on n’a rien à leur donner.
La maigreur des jackalopes se voyait de loin. Chaque fois que le convoi faisait une pause et que les boyards reprenaient brièvement forme humaine pour se nourrir – car les rations militaires coûtaient moins cher que la viande – les lapins venaient quémander des restes.
– C’est pas bon pour vous, leur dit Blanche d'une voix sévère quand l'un d'eux essaya de lui voler ses lasagnes.
Elle le repoussa du bout du pied ; le lapin remua son nez d’un air vexé.
– C’est pas bon pour vous, répéta la voix de Blanche, surgie d’entre ses babines.
La jeune fille fit un bond surpris, qui eut pour effet de renverser ses lasagnes sur son pantalon. Le lapin s’enfuit brusquement.
– Il a… Il a parlé ? bredouilla-t-elle sans songer à éponger le sinistre.
– Ils sont très bavards, expliqua Mitaine qui arrosait ses fougères à côté. Ils répètent tout ce que tu dis. De vrais perroquets !
– Ils font plein de crottes sur les capots des camions, maugréa Gaspard. Et en plus, ces bêtes-là, ça se reproduit à la vitesse de l’éclair. Ils pondent plein de rejetons qui peuvent même pas manger à leur faim et qui crèvent bêtement… C’est des vrais nuisibles.
Cornélia observa les jackalopes qui avaient grimpé sur le Berliet. Ils s’aidaient mutuellement à faire leur toilette, lissant les oreilles de leurs semblables à coups de petite langue rose. Trois d’entre eux s’occupaient d’un vieillard, trop âgé pour le faire seul. Six lapereaux incroyablement maigres s’amusaient à tirer les oreilles de leur mère. Lorsqu'elle s’écroula théâtralement sur le côté, ils firent du trampoline sur son ventre ; elle ouvrit des yeux exorbités.
– On devrait tous les abattre, fit Gaspard en raclant les dernières gouttes de sa viande en sauce. Ou au moins en tuer deux ou trois, ça chasserait les autres.
Blanche sursauta, scandalisée.
– Gaspard ! Pourquoi tu dis une chose pareille ? Tu dirais jamais ça à propos des bakus ou d’une autre créature !
Il éclata de rire.
– Ça n’a rien à voir. Les bakus sont sages. Et ils pondent pas quarante petits dès qu’on se déplace vers l’est. (Il désigna les jackalopes d’un grand geste.) Tu verras, quand on arrivera chez les archanges, on aura deux cents lapins au lieu de vingt !
Blanche fronça les sourcils. Il soupira.
– De toute façon, ce serait leur rendre service. Mieux vaut les abattre proprement avant qu’ils meurent de faim. Depuis que la Strate est inondée, ils ont plus rien à manger. Homère est un bon gars qui les nourrit, eux et les autres herbivores, mais ça peut pas tenir dans le temps. Ça repousse juste leur extinction.
Mitaine l’écoutait en silence. Elle observait les jackalopes sans trahir d’émotion. Elle finit par dire d’une voix un peu cassée :
– De mon temps… il y avait beaucoup de jackalopes. (Le soldat haussa les épaules.) Ils sont les compagnons des dryades, tu sais ? Ils font partie de ces bestioles qui peuvent vivre en harmonie avec tout le monde. Qui veulent juste manger, dormir et s’amuser auprès de ceux qu’ils aiment…
Elle marqua une pause.
– Comme nous.
Cornélia et Blanche la suivirent du regard alors qu’elle se levait.
– Et comme nous, aujourd’hui, ils meurent et personne les aide… Personne se soucie d’eux. (L’expression de Gaspard changea.) Parce qu’ils sont pas rentables, qu’ils peuvent pas être dressés, ni utilisés pour quoi que ce soit…
Elle passa devant le soldat en recoiffant sa chevelure d’une main faussement nonchalante.
– Moi, j’peux tenir une mitraillette… J’ai appris à le faire… Il a bien fallu. Eux, ils peuvent pas.
Gaspard la retint par le bras.
– Mitaine…
Quand elle se retourna vers lui, il détourna les yeux.
– J’suis désolé.
Il se frotta la nuque.
– J’leur donnerais une Bibiche à eux aussi, si j'pouvais, tu sais…
La dryade se radoucit. D'un geste léger, elle repoussa une mèche rebelle qui tombait sur le front de Gaspard.
– Je sais, va.
Muet, le soldat la regarda partir, hypnotisé par la courbe de ses hanches qui se balançait à chacun de ses pas. Les yeux de Blanche et Cornélia passaient de l’un à l’autre, bouche ouverte comme deux carpes ébahies. Le jeune homme finit par remarquer leur étonnement. Il se racla la gorge.
– Bibiche… c’est moi qui lui ait donnée. Quand je l’ai… sortie de là où elle était.
– Sortie de ? répéta Blanche. Tu as sorti Mitaine de quelque part, ou Bibiche ?
Il passa une main dans sa crête punk ratée.
– Mitaine. Quand elle était… quand elle était pas libre… Quand elle était chez Midas, avec d’autres dryades, et qu’il la louait à ses boyards…
Gêné, il ramassa son gros sac militaire, son masque de manticore et s’en alla vite. Cornélia regarda Blanche. Blanche regarda Cornélia.
« Quand il la louait à ses boyards. »
– Il l’a sauvée, finit par dire la cadette abasourdie. Gaspard a sauvé Mitaine.
Cornélia ne répondit rien. Elle avait toujours pensé la dryade plus forte que Gaspard, et si l’un avait dû sauver l’autre, elle aurait imaginé l’inverse. Elle les contempla alors qu’ils reprenaient leur place dans la formation. Ces deux-là avaient une histoire, une histoire autrement plus complexe que ce qu’elle avait pensé en les voyant pour la première fois – lorsqu’il avait fait l’une de ses blagues graveleuses et qu’elle lui avait jeté une boîte de conserve à la figure.
– Il l’aime vraiment, commenta Blanche. Il fait l’idiot pour donner le change.
Cornélia fronça les sourcils, sévère.
– Ça, t’en sais rien. Te mêle pas de ce qui te regarde pas.
– Mais regarde-le, maugréa Blanche. Il l’aime comme un fou, c’est sûr et certain. Mais elle a dû tellement souffrir à cause des humains… (Elle plissa les paupières.) Il suffirait peut-être de...
– Blanche, fit l'aînée d'une voix aigre. On n’est pas dans Plus Belle La Vie. Laisse-les à leurs affaires.
– Mais...
– Rappelle-moi ce qui est arrivé la dernière fois que tu as voulu jouer à la marieuse ?
Sa sœur eut un geste agacé.
– C'était il y a trois ans. (Elle bomba le torse.) J'ai mûri depuis. Et gagné en expérience !
– En expérience ? répéta Cornélia. Laisse-moi rire. Je suis sûre que le grand Thomas fait encore des cauchemars horribles avec toi dedans. En tout cas, moi, j'en fais.
Trois ans auparavant, lorsqu'elles étaient au lycée, Blanche avait décidé de jouer à la bonne fée et de faire éclater l'amour qui régnait entre sa sœur et le « grand Thomas ». D'amour, il n'y avait jamais eu, bien sûr. C'était simplement le seul garçon de terminale à être plus grand que Cornélia et à ne pas s'entendre trop mal avec elle, ce qui avait paru des critères suffisants à Blanche.
Évidemment, l'expérience s'était soldée par un désastre – un désastre public. Cornélia ressentait encore cette humiliation au plus profond de ses tripes.
La blondinette grogna. Sans rien ajouter, elle alla jeter les déchets de sa ration, puis se déshabilla pour mettre son masque. Sa pudeur avait fini par disparaître au fil de ses transformations ; comme celle de tous les boyards, d’ailleurs. Cornélia contempla le raijū qui venait de prendre sa place.
Une tension indéfinissable planait encore entre elles deux, mais depuis l’affaire du matagot, elle avait retrouvé sa sœur. Son insupportable, adorable sœur. Et même si elle ne l'aurait jamais avoué, cela lui emplissait le cœur de joie.
– Blanche, j’aimerais que tu m’aides pour quelque chose.
Le raijū se tourna vers elle ; ses moustaches dorées tressaillaient, emplissant l’air de petits arcs électriques.
– Je veux être aussi à l’aise que toi avec mon masque. Changer en une seconde, être la plus rapide possible. Je veux ramener son maudit caillou à Aegeus, pour lui clouer le bec une fois pour toutes.
Elle marqua une pause.
– Je veux m’entraîner. Je pensais demander à Iroël de m’aider, mais en fait… je voudrais que ce soit toi.
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