Voyeurisme.
Je ne suis pas vraiment inquiet, comme du temps où j'ai quelque peu dérapé sur certaines actions peu recommandables, j'ai l'impression d'avoir débranché la partie raisonnable de mon cerveau, si elle existe évidemment.
Après un bon quart d'heure de marche rapide et silencieuse, je passe le portail ouvert, en ayant pris soin de me glisser dans l'ombre.
Pour reprendre mon souffle, parce que j'ai laissé mon côté sportif dans la malle de mes souvenirs de jeunesse, et pour vérifier alentours si personne ne m'a vu pénétrer.
Après quelques secondes à scruter les bruits ambiants, je longe le côté gauche protégé de toutes vues par des plants de cyprès, je passe sous les fenêtres de la cuisine éclairée en tentant de saisir quelques sons.
Je sais que je vais arriver sur le bord d'une terrasse encore en attente de la pose d'un carrelage. J'y ai mangé quelquefois, en l'absence de Monsieur, donc j'arrive à me repérer.
La porte fenêtre de la cuisine qui fait aussi office de salle à manger, renvoie son éclairage sur une table d'été en fer forgé, posée sur des cales dont je n'ai toujours pas compris l'usage.
Je n'ose pas me pencher pour scruter l'intérieur, je vais descendre légèrement vers la piscine, parce que, affichage obligé du niveau de décence et portefeuille présumé, certains attributs de fraîcheur natatoire sont obligatoires.
Je me recule le plus possible, foulant le gazon humide à reculons pour me fondre dans le noir.
Je sais qu'il y a une sécurité qui entoure la piscine.
Par petits coups rapides, je distingue la surface de l'eau qui reflète un semblant de lune, mais je ne vois pas la limite du grillage.
Mon pied bute d'un seul coup, je me retourne pour me rattraper et je m'étale sur le grillage qui amortit ma chute.
J'ai complètement écrasé le support mais je n'ai pas fait de bruit ; juste le bas du pantalon déchiré et une griffure douloureuse.
Vite, je me lève, et regarde en direction des lumières.
Je la vois enfin.
Et je le vois lui !
Tout au moins son profil à une quinzaine de mètres.
J'ai déjà vu certaines de ses photos à l'intérieur, je n'ai rien contre lui, il s'est juste laisser glisser dans l'habitude et la facilité.
Nous avons à peu près le même âge.
Il ressemble à un VRP qui a trop abusé de bonnes chères au long de ses déplacements.
Un pull à col en V, comme du temps de mon père, sur une chemise qui attend sa cravate.
Comment peut-on rester à côtoyer une si jolie compagne et ne pas faire d'efforts.
Tant mieux pour moi.
D'un certain temps de ma jeunesse, le patriarche trônait en tête de table, la femme et les enfants de part et d'autre, et on ne mangeait que quand il ouvrait son couteau.
La place du chef de famille supposé n'a pas changée à ce que je vois.
Le repas est terminé quand il nettoie son Opinel, Quel que soit le niveau de votre appétit. C'est le genre de remarque qui me traverse l'esprit à cet instant.
Je le vois parler, par longues phrases en pointant ses couverts de temps en temps vers le plafond pour ponctuer ses dires.
Je la vois elle, lever la tête par moments, semblant lui répondre par mots brefs, les yeux que je distingue, plissés pour bien accentuer une colère réfrénée que je connais aussi.
Il se lève d'un coup, pose son assiette et ses couverts sur le plan de travail, et se dirige vers le salon.
Une baie vitrée en parallèle des pièces me permet de le suivre du regard.
Il traverse une petite salle à manger, passe dans le salon.
Il tourne autour d'un canapé qui fait face à une télévision.
Il doit être en train de chercher quelque chose, de réfléchir à sa future réplique ou au programme télévisuel, parce que je le vois rester quelques secondes face à l'écran.
Il se décide.
Il repart dans l'alignement des pièces et se dirige vers son bureau qui fait aussi office de chambre, de sa chambre depuis quelques années, d'après ce que j'ai compris.
Je le vois se tourner en la pointant du doigt, et rentrer dans la pièce en criant :
__ Tu vas voir ce que je t'ai dit.
La seule phrase que je distingue.
Et il claque la porte.
Je viens d'entendre sa voix pour la première fois, ça me fait drôle, je ne sais pourquoi.
Elle se lève de table à ce moment, comme si la dernière phrase devait déclencher une action, et se met à ramasser les plats tout en nettoyant soigneusement le lieu du repas.
Comme à son habitude, je la vois ranger, frotter, balayer, mais je devine que cela lui sert à fixer son esprit sur ses pensées actuelles.
Je me dis que c'est le moment, je vais oser frapper au carreau tant que Monsieur est au loin et je m'avance en prenant soin d'éviter la table massive.
Je tapote le double vitrage, et la voit se tourner au loin, en direction du bureau sans comprendre, et puis regarder dans ma direction et regarder de nouveau au loin.
Elle s'avance vers moi, toujours avec son regard qui se promène alternativement ici et là-bas, je la devine inquiète.
Elle saisit une de ses cigarettes fines posées sur le plan de travail et tourne la poignée.
Elle me murmure en entrebâillant la porte.
__ Tu es fou, il est juste là-bas.
__ Je sais bien, je suis là depuis quelques minutes, j'ai attendu qu'il s'en aille.
__ S'il te plaît, ne cherche rien ici, je ne peux rien faire, je n'en peux plus.
__ Je ne suis venu que pour te voir, juste ça, et je repars aussitôt.
__ Si jamais il arrive, ça va aller mal.
__ Je m'en vais, ne t'inquiète pas, je voulais juste te voir.
J'en profite pour saisir sa main dans l'embrasure de la porte, et je remarque sur son visage renfrogné, une larme perler.
Je force l'ouverture de la porte et j'embrasse sa joue.
Elle me regarde, se tourne au loin, et avance ses lèvres vers les miennes.
Je suis dehors, elle est dedans, et nous embrassons à la frontière de deux mondes, comme tout ce que nous avons fait depuis.
Elle regarde une dernière fois au-delà, et franchit la frontière, semblant calculer combien de temps il faudrait à Monsieur pour arriver jusqu'ici.
Son calcul doit être favorable, parce qu'elle me rejoint et m'enlace en baissant la tête sur ma poitrine.
Elle a froid, je le sens, j'ai des bouffées d'air chaud qui me caressent les mains dans son dos, je la sens se recroqueviller comme si elle voulait me pénétrer pour s'isoler du temps humide et froid.
Elle continue par moments, à jeter des coups d'œil sur l'enfilade des pièces sans rien dire, si ce n'est de profiter de l'instant, tout en continuant à me serrer dans ses bras.
J'esquisse un sourire, mon esprit vagabonde en roue libre ; le vaudeville de Guitry me revient en mémoire en me disant que dans la distribution, je n'ai pas choisi le plus ridicule, mais certainement le plus agréable.
Je ne saurais dire combien de temps cela a duré, et je lève son visage en prenant délicatement ses joues, je veux voir son regard qui m'a tellement manqué tout en me demandant si je suis son amour où seulement son amant.
Je chasse aussitôt ces pensées, conscient que mes précédentes aventures galantes ne m'avaient jamais préparé a cela.
Avoir été l'étincelle qui allume un brasier de sentiments, de chagrins et de peurs, aurait du m'inciter à écouter les voix qui me disaient de fuir.
Tout ça pour un bête SMS qui n'aurait pas dû s'afficher au mauvais moment au vu de la mauvaise personne.
Mais je suis têtu, je n'écoute rien ni personne, je n'en fais qu'à ma tête. Je vais toujours au bout de mes envies, cela m'a quelquefois coûté, mais sûrement pas en cet instant.
__ Il ne faut pas rester, il devient fou à ne pas savoir qui tu es, où tu es.
Je caresse ses joues, je caresse ses oreilles, ça m'a tellement manqué.
__ Il m'a dit qu'il avait des amis dans la police, qu'il allait te trouver.
__ Tu sais bien que qu'il n'y a que toi qui m'inquiète, il ne pourra pas me faire grand-chose.
__ Je m'en occupe si tu veux, je sais, c'est idiot, mais je le suis.
Elle me regarde sans comprendre, et tente de saisir la portée de mes mots.
__ Non, Michel, non !
Elle me regarde stupéfaite.
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