Mémoire fragmentée

de Image de profil de Frédéric MONNIERFrédéric MONNIER

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Alexandre sert bien fort sa massue des deux mains, réunit ses dernières forces et assène un grand coup sur le dernier des pieux qui serviront à délimiter son champ de la forêt. Ses mains se desserrent, l’outil tombe. A son tour, il tombe assis sur le tronc d’arbre mort qui gît là. Essoufflé, il s’essuie le front d’un revers de manche et retire son gilet. Il laisse courir fièrement son regard le long de la ligne formée par les 358 pieux, jusqu’au dernier qui touche l’horizon. Je lui apporte une bouteille d’eau.

Je mange mon bol de céréales en silence. Tandis que ma mère, debout, fait chauffer le lait pour mon petit frère, mon père, assis tout près de moi en bout de table, est déjà bien loin. De temps en temps, je lève la tête. Son regard fixe la fenêtre qui donne sur notre champ. Parfois j'essaie d'imaginer à quoi il pense, et c’est dur. Mais je n’ose pas lui demander.

Aujourd’hui, je suis heureuse. Il est venu me chercher à l’école ! Et il me laisse monter à l’avant du pick up en plus. Je saute sur le siège et comme si je venais d'accéder au poste de pilotage d’un avion de ligne, je touche tous les boutons, allume l'autoradio, fouille la boîte à gant, tripote le par-soleil. La fenêtre descend et monte. A l’arrière, Baguette, notre Golden Retriever, ne cesse d’aboyer. Dehors, tous les enfants regardent.

La porte grince quand je la pousse, je passe la tête pour voir. Papa est allongé sur le lit dans le noir. Je le vois mal car il n'y a qu’une bougie allumée pour toute la chambre. J’entre comme m’a dit Maman. Il tend une main vers moi pour me dire d’approcher. Quand je suis au dessus de lui, je me mets à pleurer. Il me prend la main, me tire à lui et m’entoure les épaules de son gros bras. Ma tête se pose sur son torse et je me crispe. J’écoute dedans, il a de la peine à respirer. Mes larmes coulent sur sa chemise. Il met ses doigts dans mes cheveux, alors je me détends et je laisse tout mon corps peser sur lui. Je suis bien là.

Depuis ce matin 6h, je marche le long de la route 66 avec Emmy. La maison est déjà loin. Le soleil est brûlant. Que des champs à perte de vue. Un camion passe. Le chauffeur klaxonne et ouvre sa fenêtre pour nous hurler des salaceries. Nous tenons bon. Je pense à Papa.

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