1/3
Iris n’avait pas fermé les yeux de la nuit. Jusqu’au petit matin, elle avait feuilleté et refeuilleté le journal de Marie, à la recherche d’indices sur l’endroit où la quinquagénaire pourrait se trouver. De temps en temps, elle lançait des coups d’œil à Louna quand elle se retournait dans son lit. La dernière chose qu’Iris souhaitait, c’était bien de devoir affronter les innombrables questions de sa sœur trop curieuse. Un jour, elle saurait. Mais pas maintenant.
Alors que le soleil commençait à se lever, la jeune femme relut une fois encore le dernier texte que Marie avait écrit :
« Le 6 juillet,
Le groupe d’Onariens s’est bel et bien établi dans la région, ça ne fait aucun doute. De nombreux Ternariens ont disparus ces derniers jours, et partout où ils passent, la mort n’est pas loin derrière. Ce matin encore, j’ai retrouvé un corps.
Hier, j’ai failli les attraper. La maison venait juste d’être vidée, mais l’air était chargé de l’énergie caractéristique que les Onariens dégagent. Grâce aux sortilèges que le jeune Grant m’a donné, j’ai pu voir les dernières minutes qu’ils ont passées dans ces locaux. Je n’ai pu entendre que quelques mots plus ou moins distincts, mais une chose est sûre : ils sont sur la piste de l’Ordeal. Mais sont-ils avec nous ?
Ils n’ont laissé qu’un vieux téléphone à clapet, qui a sonné au moment où j’allais quitter les lieux. Leur chef, Calisto, voulait organiser une rencontre. Il dit venir en ami, mais on ne peut jamais faire confiance à un Onarien. Il a posé ses conditions et ne m’a pas laissé le temps de répliquer :
Rdv dans deux jours à 12h aux Tropiques, un restaurant touristique du bourg.
Je suis allée inspecter l’établissement. Le patron, un petit jeune à la moustache désuet, semble réglo et totalement en dehors de notre monde. J’ai déjà pris quelques précautions, au cas où Calisto ne serait pas aussi pacifique qu’il ne le dit. »
Le journal s’arrêtait là, sur cette dernière phrase pleine de doutes et de méfiance. Mais au moins, Iris savait désormais par où commencer. La botte de foin avait rétréci, mais l’aiguille était si petite qu’il lui semblait impossible de la trouver. Elle devait en parler à ses parents. Ils sauraient la conseiller.
Pour se détendre, et surtout parce qu’elle n’allait pas dormir d’ici le lever des jeunes, elle descendit dans la cuisine préparer le petit déjeuner. Pour la disparition de Marie, elle aviserait plus tard.
Iris ouvrit le réfrigérateur, qu’elle avait heureusement rempli la veille avec les provisions fournies par sa mère, et grimaça. A six, ils auraient vite raison de la pauvre brique de lait qu’elle venait d’attraper, surtout si elle en utilisait presque la moitié pour faire des pancakes. Après réflexion, la jeune femme réalisa qu’elle n’aurait qu’à aller faire des courses dans la petite supérette du bourg, avant que les autres ne se réveillent. Elle pourrait également appeler ses parents sur le chemin du retour, sans risquer d’être écoutée par quelque oreille indiscrète. Iris sortit alors le lait, saisit la boite d’œufs au passage, et y empila la motte de beurre pour pouvoir tout sortir en un coup.
Elle jeta un coup d’œil à son téléphone, qui affichait 6h45, et essaya tant bien que mal de se souvenir des habitudes des jeunes. Si elle avait bonne mémoire, Paul serait le premier debout, vers huit heures, suivi de Lucas peu de temps après. Jane et Louna ne se lèveraient pas avant neuf heures. Il ne restait qu’une seule inconnue dans l’équation : Maxime. Elle ne savait pas à quel moment le garçon descendrait les escaliers, et elle ne supportait pas de ne pas connaître précisément le déroulement des choses.
Le bruit léger de la porte d’entrée l’alerta. Calmement, elle attrapa le couteau qu’elle avait utilisé pour le beurre et tourna la tête pour observer le couloir. L’intrus savait se montrer discret, mais la jeune femme était entraînée à repérer les moindres bruissements étrangers, comme ceux des vêtements qu’il portait. Quand elle reconnut sa démarche, Iris se détendit et lâcha son arme.
― D’où est-ce que tu viens ? murmura-t-elle, les bras croisés, fixant une silhouette sombre dans le couloir.
Prit en flagrant délit, l’ombre se figea quelques secondes, avant de capituler et d’entrer dans la lumière de la cuisine.
― J’étais parti faire un tour à la plage. Le soleil qui se lève pendant la marée basse, c’est magnifique.
La grande sœur fixa le garçon d’un œil perçant.
― Qu’est-ce que tu fais debout aussi tôt, Maxime ?
― Je pourrais te retourner la question… esquiva-t-il en levant un sourcil. Tu n’as pas l’air d’avoir assez dormi.
Il esquissa un léger sourire et continua.
― Je n’arrive pas à faire la grasse matinée, avoua le jeune homme. Mon horloge interne me réveille à six heures du matin tous les jours, même pendant les vacances ! J’en ai profité pour aller faire un tour. Et toi, qu’est-ce qui t’a mis debout ?
― J’avais faim, mentit-elle en retournant à sa besogne. Mon estomac ne doit pas considérer qu’une pizza entière est suffisante.
Maxime la détailla des pieds à la tête, remarqua que le couteau était bien loin du beurre, mais ne dit rien.
― Ne fait pas trop de bruit, souffla-t-elle. Les autres ne se lèveront pas avant une à deux heures.
Il acquiesça d’un signe de tête et repartit à pas de loup vers sa chambre, laissant Iris réfléchir seule dans la cuisine silencieuse. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et pourtant à aucun moment elle n’avait entendu le garçon se lever.
Agacée par son manque d’attention Iris posa la pâte au frais, et vérifia l’heure : l’horloge affichait 7 heures, c’était parfait. Sa préparation devait reposer une heure, et serait donc prête à temps pour le réveil de la maisonnée. L’espace d’un instant, la jeune femme oublia tous ses tracas pour savourer son organisation. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas laissé les mystères des Ternariens de côté pour profiter des petits bonheurs de la vie de famille.
Comme pour la rappeler à la réalité, son téléphone vibra dans sa poche et un nom apparut sur l’écran : « Papa ». C’était le moment de rendre des comptes. Iris sortit dans le petit jardin et se posa sur le petit banc en pierre qui se cachait contre le mur de la maison, protégé par l’armoise et la verveine odorante.
Dans le quasi-secret du jardin, Iris se confia alors à son père sur ses découvertes. Elle savait qu’Etienne était contre l’implication de ses parents, mais Marie était sans doute leur seule amie, elle se devait de les tenir au courant.
― Marie est passée ici avant nous, murmura-t-elle. J’ai trouvé son journal dans l’armoire de la chambre, et je crois que la rencontre avec le clan de Calisto ne s’est pas bien passée. La dernière entrée date du six juillet, et elle avait rendez-vous le lendemain dans le centre-bourg.
― Vous êtes bien loin de la juridiction d’Etienne. Pourquoi était-elle à leur poursuite ? demanda son père d’un ton bourru. Et n’essaye pas de me faire croire qu’il cherche simplement à faire régner l’ordre, sinon il n’aurait jamais fait de Sam son bras droit. Cet Onarien ne connais sûrement le sens du mot « discrétion ».
La jeune femme hésita un instant. Ce qu’elle s’apprêtait à révéler à ses parents relevait du secret professionnel. Si la rumeur de la quête de l’Ordeal venait à circuler, Etienne aurait à gérer des centaines de chasseurs de primes peu scrupuleux, et tous ses efforts seraient réduits en poussière.
― Il le cherche toujours, c’est ça ? devina l’homme devant le silence de sa fille. Il pense que les Onariens suivent une piste ?
― Marie était sûre qu’ils étaient aussi à sa recherche.
Un léger silence s’installa entre eux alors que Philippe méditait sur les informations qu’il venait d’apprendre.
― Papa ? appela Iris, croyant un instant que la conversation s’était interrompue. Marie pourrait se trouver n’importe où, et je ne sais même pas si elle est encore en vie… Je pensais qu’en accompagnant Louna et ses amis je pourrais la chercher sans être gênée, mais tu la connais. Elle est aussi curieuse que bornée.
― Iris, je sais ce que tu essayes de me dire, mais ma réponse reste la même. Louna a la chance de vivre une vie sereine et normale, nous ne devons pas la perturber en lui montrant toutes les atrocités de notre monde.
Alors que son père partait dans un monologue moralisateur sur les raisons qui les poussaient à laisser la cadette dans l’ombre, Iris sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Elle n’avait pas eu cette chance, elle…
― Etienne est impatient de la rencontrer, avoua-t-elle finalement, l’interrompant dans sa tirade.
Cette phrase eu l’effet d’une bombe. Le silence s’imposa à nouveau, avant que la jeune femme ne reprenne la parole.
― Ne joue pas l’étonné. Il dirige la Citadelle depuis des décennies, tu sais qu’il a des yeux partout. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne s’intéresse à elle.
― Mais pourquoi ? demanda son père après un moment de blocage.
― C’est par rapport à mon problème d’aura, je crois. Il dit que nous sommes peut-être différentes, et qu’en étudiant celle de Louna il pourra découvrir ce qu’il s’est passée avec la mienne.
Philippe poussa un lourd soupir, mais capitula. On pouvait rarement dire non au chef de la Citadelle.
― Je lui ai fait promettre d’attendre la rentrée, conclut-elle. Louna restera à l’écart jusqu’à la fin de ses vacances.
Elle n’aurait peut-être pas dû hausser le ton en disant cette dernière phrase.
Annotations
Versions