Les 35 premiers chapitres

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1.

C’était un constat inutile de plus dans sa vie : elle était capable d’éprouver une terreur extrême lors de chaque voyage en avion, mais de grimper dans le mastodonte en ferraille sans rechigner.

Son quotidien était rempli de vaines contradictions. Elle n’appréciait pas vraiment l’eau gazeuse et en commandait au restaurant. Elle regardait des vidéos de cochons heureux dans les prés et grillait du lard en salivant. Le chien puait et elle le caressait.

En quittant le tunnel qui reliait l’appareil à l’aéroport, Io savoura la brève bouffée de joie : elle avait survécu, un petit miracle à ajouter à la liste des stupéfactions inanes qui parsemaient sa vie.

C’était plutôt sympa : une gratitude extrême qui s’évanouirait en quelques pas.

Le train des valises démarra en crachotant. Quelques bagages épars surgirent. Io s’éloigna, elle était sortie vivante de cet avion : il n’était plus envisageable de frôler le corps d’un seul passager, de subir la moindre odeur de transpiration. Elle s’assit à quelques mètres de la cohue, au milieu d’une rangée de sièges vides en plastique bleu, Isaac sage et docile à côté d’elle. Elle ralluma son téléphone et ignora le gosse. Il observait le spectacle.

Les zélés guettaient leurs sacs avec des postures de félins en chasse, très concentrés. Soudain ils bondissaient, le geste précis, puis s’éloignaient, la mine triomphante. Les foireux gesticulaient, parlaient haut, ne voyaient pas passer le bagage, ou trop tard, hurlaient eccolo, bousculaient tout le monde. Les habitués affectaient une sobre indifférence et saisissaient le leur au dernier moment, semblant accomplir une formalité indigne de leur classe.

— Maman ! Maman ! Ma valise ! Ma valise !

— Ben, vas-y alors, cours, crétin !

Quelle horreur, cette manie qu’elle avait de l’insulter à tout bout de champ. Isaac ne se formalisa pas et revint avec son sac à roulettes Starwar, des étoiles plein les yeux.

— Je l’ai, je l’ai.

— Bravo Skywalker, mission accomplie ! Si tu chopes la mienne, je te paye une glace.

Elle caressa son téléphone, elle n’avait rien à espérer de particulier. Elle n’y guettait que l’habitude, l’attente consternée, il n’y aurait aucun message de Stefano.

— À la pistache ?

— À la ce que tu veux.

— La tienne ! La tienne ! Je la vois ! Je la vois !

Pourquoi répétait-il tout deux fois ? Elle leva la tête pour le suivre des yeux. Sa valise à elle était énorme, elle avait pris toute sa garde-robe, et le reste. Il n’arriverait pas à la soulever.

Un homme la passa au petit, évidemment. Les Italiens sont tellement serviables… Elle aurait dû se lever, aller à leur rencontre, remercier, sourire. Non, elle resta, là, assise, le téléphone serré entre les doigts.

Isaac tirait la grosse malle à roulettes, un sourire éclatant, fier à nouveau. Il bavardait avec le type qui l’avait aidé. Io admirait ces adultes capables de discuter joyeusement avec un gosse inconnu. Elle, ressemblait à un policier constipé quand elle s’adressait à un enfant. Ses demandes prenaient l’allure d’un interrogatoire, elle n’obtenait que des monosyllabes en réponse. Elle se força à les rejoindre quand ils furent tout près, sortit son joli sourire, grazie a lei.

— Si vous allez à la gare, comme m’a dit votre fils… euh nous pourrions éventuellement partager le taxi ?

L’homme parlait français avec un léger accent, beaucoup mieux qu’Io ne baragouinait l’italien. Elle fusilla Isaac des yeux, pourquoi fallait-il qu’il raconte sa vie au premier venu ? Tant qu’il y était, lui avait-il aussi dit que son père s’était barré ?

— À moins que cela ne vous dérange, bien sûr.

Elle l’observa mieux. Il était vêtu d’un costume d’été bleu marine – la coupe, la matière, les lunettes de soleil, la coiffure, les chaussures, tout transpirait le fric, ostensiblement. Il n’avait pas de bagage, juste un attaché-case, en crocodile certainement.

— Vous… ? Vous… prenez le train ?

— Disons que je vais à la gare.

Io repéra le regard d’Isaac, il la scrutait, anxieux de la voir refuser. C’était le genre de propositions qu’elle acceptait en général, prendre un auto-stoppeur, covoiturer… Mais avec Monsieur Fric, là, l’idée lui semblait bizarre. Elle n’était même pas le style de femme qu’un tel homme envisage de séduire. Elle secoua les épaules.

— OK. Si ça vous amuse.

Il hocha la tête, se dirigea vers un taxi, chargea la grosse valise d’Io et la petite d’Isaac, puis s’installa à l’avant sans lui proposer la place. Le soir tombait.

Le taxi démarra. Isaac sembla déçu que l’inconnu ne lui adresse plus la parole. Io l’aspergea de lotion anti-moustiques pour lui changer les idées, il râla à tue-tête et le chauffeur de taxi éternua. Ils roulèrent quelques kilomètres avant d’être arrêtés par un bouchon.

Io ouvrit la fenêtre. La nuit était là. Lourde et chaude. Avec les cons de grillons qui gueulaient. Avec les klaxons qui chantaient. La gare n’était plus très loin. Mais le trafic était bloqué. Trop de voitures. Trop de camions aussi. Le taxi resta à l’arrêt plusieurs minutes durant lesquelles personne ne parla.

Le type se retourna et annonça que, pour sa part, il continuerait à pied. Il ouvrit la portière, les salua et sortit. Io lui répondit ciao et ajouta bonne chance, comme ça, sans raison, peut-être parce qu’elle, elle, en avait besoin de chance.

Elle vérifia l’heure sur son téléphone, ils avaient largement le temps avant le départ du train.

— Dis, le monsieur, il avait dit qu’il payerait la moitié et il est parti sans te donner de sous !

Elle attrapa la main d’Isaac et lui fit un clin d’œil.

— Ben oui… Tu vois…

— Je vois quoi ?

— Ben, euh… Que les gens font pas toujours ce qu’ils disent ?



2.

Finalement, ils avaient presque raté le train. Il avait fallu courir.

Une fois bien installés, leurs valises bloquant la moitié de l’allée, Io avait passé son téléphone à Isaac pour qu’il puisse nourrir des bébés dragons. Elle s’était assoupie. Le petit l’avait éveillée une heure plus tard, ils arrivaient à la gare de Vérone.

Sur le quai, il y avait Martina.

Et Martina était revêche. C’était le qualificatif qui était venu à l’esprit d’Io dix ans plus tôt, la première fois qu’elle l’avait rencontrée. Bien sûr, il y en avait eu d’autres ensuite, revêche et aigrie, revêche et médisante, revêche et hypocrite, revêche et… stop ! Io était capable de voir au-delà, d’admettre que Martina était brava.

C’était une des surprises de la langue italienne : le « bravo » d’un applaudissement sincère s’y transformait en adjectif pour apprécier les qualités d’un mâle affable et bien coiffé tandis que le féminin « brava » qualifiait la femelle capable de mélanger un risotto avec persévérance ou de réussir un créneau, le portable coincé entre l’épaule et l’oreille.

Sa belle-sœur, elle, était brava, car elle était fiable, elle était là, comme promis, à les attendre, à l’heure, sans doute un peu en avance.

Elle ne souriait évidement pas, la cognata. C’était amusant aussi ce mot qui sonnait comme « cognée ». N’est-ce pas qu’on l’aurait bien cognée ? Ou l’était-elle déjà ? Une cognée de la vie ? « Avec sa gueule de carême »… En approchant de Martina, Io eut soudain froid et se récita les paroles de Barbara. « Avec ses larges yeux cernés, elle nous fait le cœur à la traîne, elle nous fait le cœur à pleurer, elle nous fait des matins blêmes et de longues nuits désolées. La garce ! Elle nous ferait même l’hiver au plein cœur de l’été. »

Elle la rejoignit, se pencha pour l’embrasser, la tête bien inclinée vers la droite. Les Italiens démarraient leur série de bisous dans le sens contraire des Français. Cela créait souvent des quiproquos amusants – ou pas – où l’on se retrouvait presqu’à s’embrasser sur la bouche.

Ciao Martina. Grazie. Come stai ?

Ciao Ionela.

Sa belle-sœur ne répondrait à une question aussi inutile qu’un comment vas-tu, elle se contenta d’accepter le baiser d’Io sur chaque joue, en évitant son regard. Puis elle se précipita vers son neveu et se déchaîna.

Ciao amore ! Tesoro mio ! Che bello ! Comè hai cresciuto ! Sei un vero uomo. È incredibile quanto somigli a tuo padre ! Povero !

Io laissa Martina baver sur Isaac et fila chercher deux parts de pizza rectangulaires au buffet de la gare. En la voyant revenir les mains remplies, celle-ci se tut aussitôt, furieuse. Elle leur fit signe de la suivre et fonça vers le parking en marmonnant. Elle avait forcément préparé un repas copieux… Io força le petit à ingurgiter tout son morceau avant de monter dans la voiture, per non sporcare la bella machina della zia.

La guerre de la bouffe avait recommencé.



3.

C’était du grand art cette guerre qui l’unissait à la cognata. Il fallait veiller à maintenir un habile dosage entre agressions et louanges. Elles étaient fortes. Toutes les deux.

Isaac semblait hermétique à ce type de tensions. L’habitude… Il s’endormit assez vite sur la banquette arrière. Chacun son tour, constata Io. Lui, c’étaient les trajets en auto qui le faisaient sombrer. Elle en profita pour tenter d’entamer une conversation sincère. Elle prit d’abord des nouvelles de son beau-père. Martina put étaler quelques banalités navrantes, mal aux genoux, à la hanche, la gauche surtout, mal au dos aussi, tension trop haute, migraines, mauvaise vue, mauvaise humeur. Tiens donc !

Martina ajouta qu’il ne comprendrait pas l’absence de Stefano. Io s’étonna, non l’hai detto ? Ben non, Martina n’avait rien dit. Pour ne pas l’inquiéter. Io était atterrée, le Nonno n’était pas au courant ? Ce séjour s’annonçait pire que prévu.

Ils arrivaient. Elle reconnaissait la route, son nez aussi, ça puait l’œuf pourri. Welcome home, aurait ricané Stefano. Le bas du village d’Ormo avait été transformé en un dense zoning industriel, un entassement de concerie – le mot « tannerie » en italien s’étalait entre con et chierie. On ne fabrique pas d’élégantes chaussures en cuir sans cuir. Ni cuir sans cadavre.

Jour et nuit, des camions rejoignaient les fabriques avec d’énormes tas de peaux de vaches amoncelées sur leur remorque. La transformation se jouait à coups de produits chimiques. Stefano lui avait raconté que, dans son enfance, l’eau de la rivière coulait bleue ou rouge selon la teinture du jour. Depuis, des filtres avaient été imposés.

Le village était pourtant joli avec ses deux clochers, celui de l’église et le campanile du cimetière, des maisons jaunes, quelques cyprès, des acacias, et en arrière-plan de douces collines, plus loin encore les sommets déchirés des Petites Dolomites.

Martina se gara dans le courtil devant la maison. Io réveilla le petit, il était devenu trop lourd pour qu’elle le porte jusqu’à son lit. Le Nonno était déjà enfermé dans sa chambre, comme tous les jours à vingt-deux heures précises. Elle l’entendit tousser et se moucher, mais savait qu’il ne sortirait plus pour les saluer. « On » lui parlerait demain. Ouf.

Io et Isaac mangèrent une assiette de brodo avec de petites pâtes en forme d’étoile et du parmesan, sans faim, juste pour apaiser l’appétit de Martina. Io n’ajouta pas de poivre dans son bouillon pour éviter de l’énerver. Puis ils allèrent tous se coucher, les roulettes des deux valises résonnant bruyamment sur les pavés en marbre du couloir.

Io sentit une coulée de désespoir brut dévaler son corps quand elle pénétra dans leur chambre. Ici, sans lui, quelle blague tragique ! Elle rêvait d’une douche pour y noyer ses larmes, mais ne serait-ce pas inconvenant d’utiliser la salle de bain à cette heure ? Elle renonça et se mit au lit.

Assise sur l’épais matelas du lit double, elle examina la plante de son pied gauche à la lumière de la lampe de chevet. La peau était noire, la crasse d’une longue journée en sandalettes. Sous le gros orteil, un renflement longiligne descendait en oblique jusqu’au milieu du pied, vers la partie la plus tendre. Elle gratta la bosse du bout de son ongle, arracha des fragments de peau durcie et en retira un minuscule filament clair qu’elle observa distraitement sous la lampe de chevet avant de le jeter par terre. Cela durait depuis près de deux ans : elle ôtait régulièrement de son pied ces bouts de fils blancs longs de quelques millimètres.

Quand elle les lui avait montrés, Stefano avait affirmé que oui, oui… assurément, cela arrivait parfois, des fils de suture après une opération se perdaient dans le corps et descendaient pour trouver une sortie. Elle avait eu du mal à le croire. Certes elle avait été recousue, trente ans auparavant, elle était gamine et s’était entaillé la cheville en tombant sur une vieille tôle en fer, trois points, sinon aucune opération, rien. C’était n’importe quoi comme théorie. D’ailleurs elle avait voulu vérifier sur Google et n’avait rien trouvé sur le sujet.

Enfin… Stefano avait disparu depuis sept mois et les fils sortaient toujours.

— Tu fais quoi à ton pied, Maman ?

— Je pêche.

Comme lors des séjours précédents, le gamin était couché sur un lit d’appoint dans un coin de leur chambre, enfin de la chambre de Stefano.

— Nonno avait dit qu’il m’emmènerait à la chasse quand je reviendrais.

— N’importe quoi, on chasse pas en été.

— Ah si ! Il a dit qu’un dimanche, on irait chasser des oiseaux avec des amis à lui.

— Parce que ça t’amuserait d’aller massacrer de pauvres petits pioupiou avec un vieux gâteux ?

— Nonno est pas gâteux !

— Désolée, mon chéri, je dis n’importe quoi, enfin pas tout à fait. Allez, suis claquée, ça a été un long trajet, l’avion, tout ça. Bonne nuit, mon poussin, on en reparlera, j’éteins.

— Bonne nuit, Maman.



4.

— Maman, c’est possible d’enlever la peau à quelqu’un et qu’il soit pas mort ?

Mmm, la journée commençait bien. Il était huit heures trente, Io avait la bouche pâteuse. Le soleil tapait chaud sur son lit à travers les voiles en lin. Il faisait déjà étouffant, elle n’avait pas pensé à fermer les volets la veille.

— Cela s’appelle écorcher vif, mon chéri, et c’est possible. Même qu’au Moyen-Âge, ils le faisaient pour de vrai.

— Ça doit faire mal !

— Non, ça chatouille. Pff… Tu sais, mon lapin, je connais pas une horreur à laquelle tu puisses penser et que d’autres aient pas déjà essayé. Tu verras, l’histoire des humains, c’est un sacré paquet d’atrocités.

— Ah !

Il fronça les sourcils.

— Et arracher les bras et les jambes de quelqu’un en tirant dessus pendant qu’au même moment on le brûle par en dessous et qu’il est forcé de boire jusqu’à ce que son estomac explose, on l’a déjà fait ça ?

— Bon, ben ça, suis pas sûre, mais sans doute que oui. T’auras qu’à demander au Nonno. Allez, debout !

Io emmena le petit prendre une douche et s’habiller, puis elle l’envoya en mission d’éclaireur pendant qu’elle se lavait à son tour. Elle aurait voulu disparaître, enviait la mousse qui filait par la bonde.

Quand elle arriva à la cuisine, la pièce était vide, Martina était sans doute partie au marché et Isaac inspectait le potager avec le Nonno. Son fils n’éprouvait aucune curiosité pour le jardinage, mais feindre de s’y intéresser était un moyen facile pour entrer dans les bonnes grâces de son grand-père. Io les observait par la fenêtre entrouverte pendant qu’elle dévissait la cafetière. Isaac était quand même gonflé. Il lui jouait des scènes bouleversantes pour un morceau de légume mal mixé dans sa soupe et voilà qu’il s’extasiait devant les superbes tomates, les magnifiques salades, les incroyables aubergines, les adorables courgettes. Io regardait le vieux sourire, pas dupe du tout. Elle appréciait de le voir toucher le petit, lui mettre la main sur l’épaule, lui ébouriffer les cheveux, le bousculer, puis le rattraper. Cet homme était donc capable de tendresse ? En tous cas, il n’avait pas l’air aussi mal en point qu’annoncé par sa fille.

Isaac gambadait comme un chiot joyeux, sautait au-dessus des légumes, trottait en équilibre instable sur les planches en bois que le vieux avait disposées entre les rangées de radicchio, prenait de l’eau dans les gros bidons bleus servant à récolter la pluie et éclaboussait son grand-père. Il osait.

Io envisageait de lancer un second café quand elle les entendit arriver. Ciao Alfonso. Elle se leva pour l’embrasser. Il grogna un truc pas clair, elle avait l’habitude. Il s’installa en face d’elle, déplia son journal, sortit sa loupe et se mit à lire.

Quand allait-il lui demander où était Stefano ? Le petit lui avait-il déjà confié quelque chose ? Io avait mal au ventre, ses intestins se tordaient. Elle allait fuir aux toilettes quand il gronda.

— E allora ?

Il avait le regard inquisiteur. Il semblait clair qu’il était au courant et clair aussi qu’il lui en imputait la responsabilité. Io resta assise, elle ne pouvait rien dire d’autre que la vérité, je sais pas où il est, j’’ai pas de nouvelles, il est parti, je sais pas pourquoi.

— Quando ?

C’était juste affreux de répondre à cette question.

— Il y a sept mois.

Elle vit la bouche du vieux trembler, ses poings se serrer. Elle ajouta vite.

— J’ai averti Martina. Dès la première semaine.

Ils n’auraient qu’à s’arranger tous les deux. Elle n’était pas complice des cachotteries de sa belle-sœur.

— Ma dov’è andato ?

Io haussa les épaules. Le petit cria :

— Il est en Australie !



5.

Isaac racontait tout au Nonno. Papa le lui avait promis, on irait en Australie, il lui avait montré sur la mappemonde, la grosse île juste à l’opposé de nous, on aurait pas la tête en bas, c’est pas possible à cause de l’attraction, Papa lui avait expliqué ça aussi. On ferait du surf avec au loin les requins qui dépasseraient pas le corail, on verrait des Aborigènes avec des os dans le nez, on…

Isaac parlait étonnamment bien italien. Io le laissa raconter, il lui fendait le cœur, son grand bébé au papa envolé.

Un mercredi de janvier, le huit exactement, juste après les congés de Noël et leur retour d’Italie, Io et Isaac s’étaient levés comme d’habitude à sept heures et quart et avaient remarqué que Stefano n’était pas là. Ni à la salle de bain ni à la cuisine, ni à la cave ni chez les voisins. Pas là. Point, barré.

Io l’avait appelé.

Le portable avait sonné à côté du pc en veille, il n’avait même pas éteint l’ordi, lui qui insistait pour qu’elle n’oublie pas. Elle avait fait déjeuner le petit, l’avait rassuré, déposé à l’école, était repassée à l’appart avant de se rendre à la boutique. Toujours personne.

Il y avait forcément une explication. Stefano allait l’appeler d’un moment à l’autre. Ben non. Rien.

Elle avait dû improviser un congé pour récupérer Isaac à l’école à midi. Sa patronne avait râlé, puis s’était radoucie en découvrant ses larmes d’inquiétude. Il n’y a aucune raison de paniquer, lui avait-elle répété en prenant un air tragique.

Aucune raison de paniquer… Io ne comptait pas le nombre de fois où elle avait entendu cette phrase durant les premiers jours qui avaient suivi la disparition de son compagnon.

À la sortie des classes, Io s’était pris de face la mine déçue d’Isaac. Normalement, Stefano gérait les après-midis du mercredi, cours de judo, balade en vélo à la forêt de Soignes, devoirs, bain. La douleur et l’incompréhension d’Isaac, ce n’était pas le pire, mais ça en faisait partie.

Elle avait installé son fils devant la télévision et passé les heures suivantes à passer des coups de fils, collègues, amis, copains, connaissances. Puis hôpitaux. Puis police. Rien, le ton narquois d’un flic, juste comme elle aurait pu l’anticiper, aucune raison de paniquer… Il avait même ajouté : relaxez-vous, prenez un bon bain ! Elle aurait voulu rire, oui, je vais aussi m’épiler pour lui faire une surprise, merci du conseil, mon gros. Non, elle était restée là, avec ses larmes qui tombaient toutes seules, à répéter : je vous assure, ce n’est pas une fugue, il s’est passé quelque chose. À supplier. À percevoir la moquerie se transformer en pitié. À s’entendre répéter : rappelez demain s’il n’y a rien de nouveau.

Oh elle avait rappelé, ça oui. Ils étaient venus. Ils l’avaient prise au sérieux. La disparition avait été jugée « inquiétante » sur base d’un seul critère : « L’absence de la personne est totalement contradictoire par rapport à son comportement habituel. » Le dossier avait été transmis à la Cellule des Personnes disparues de la Police judiciaire.

Il y avait eu les premiers jours, les premières semaines, les premiers mois. Toujours la même histoire quand on plonge dans un drame, le temps qui fout le camp et trahit notre chagrin, le temps qu’on voudrait statue et qui reste sable.

Il y avait eu les initiatives des amis, les avis de recherche sur Facebook, hypothèses en tous sens, blabla et affichettes.

Il y avait eu la « présomption d’absence » établie par le tribunal de première instance cinq mois plus tard. Elle avait pu accéder aux assurances, comptes en banque, toutes ces conneries administratives que l’absence transformait en obstacles.

Il y avait eu ce truc affligeant que cette disparition lui imposait en plus du reste, une insulte profonde à son identité. Io ressentait une totale incohérence entre qui elle était et ce qu’elle vivait. Au chagrin et à l’inquiétude, se mêlait une vexation intense. Elle était devenue cette femme dont l’homme était… parti. S’il revenait – mais il ne reviendrait pas – mais s’il revenait, elle le lui dirait, elle lui raconterait que ça, cette image d’elle-même dans cette situation, serait difficile à pardonner.

Elle savait qu’à l’école, le gamin racontait des histoires sur son père en Australie. La maîtresse le lui avait rapporté plusieurs fois. Il fallait qu’elle l’amène voir un psy, même qu’ils y aillent ensemble. C’était le genre de démarches que l’on entamait dans des situations aussi dramatiques, on lui répétait, elle le savait. Mais elle attendait, prendre rendez-vous, c’était accepter qu’il avait disparu pour de bon.

Le Nonno écoutait son nepoto, son sourire initial s’était évanoui, Isaac continuait à délirer. Bientôt Stefano serait dompteur de kangourous…

Soudain le vieux se leva, tapa sur la table et tonitrua.

— BASTA !

Au même moment, une ambulance passa, avec cette sirène agitée qui ne ressemblait pas au son des urgences belges. Io refusait de croire aux présages, elle croisa quand même les doigts. Le petit s’était tu et retenait ses larmes. Le vieux quitta la pièce en envoyant voler son journal et sa loupe.



6.

Paralysée, la cafetière tiède en main, Io éprouvait encore le sentiment de subir. Elle ressemblait à un personnage de bande dessinée, la bouche ouverte avec des points d’interrogation sortant du crâne. Immobile. Figée. Comme une limace coincée dans un paillasson à picots en plastique vert… Elle était à terre, atterrée, baveuse et triste, immensément triste.

L’affabulation d’Isaac, la brusque colère d’Alfonso et son envie à elle d’un second café, fort, rien de tout cela n’aurait dû appartenir à sa vie. Sa vie à elle ! Ionelle Duprez, quarante-deux ans, belge, cohabitante légale de Stefano Alliero, présumé absent depuis le huit janvier deux-mille-dix-huit, mère d’Isaac Alliero, neuf ans, présumé effondré depuis la même date. Ce n’était pas elle, mais elle n’était plus rien d’autre.

Combien de fois avait-elle pourtant voulu s’en débarrasser, de son compagnon ? Combien de fois n’avait-elle pas marmonné d’inutiles imprécations, putain si ce con pouvait disparaître, juste disparaître ? Mille, sûrement mille. Peut-être même mille et une. Et elle était là, seule, ridicule, en deuil de rien et dévorée par l’absence. Ah ça, elle était marrante la blague du mari qui descend s’acheter des clopes…

Surgit alors cette autre question qu’elle refusa d’affronter trop vite, que diable était-elle venue foutre aux premiers jours des grandes vacances chez le père et la sœur de Stefano ? Si c’était pour pleurer, elle aurait dû y aller bien plus tôt ! Si c’était pour partager – partager quoi ? – elle aurait dû…

Elle en était là, à ne plus savoir ce qu’elle devait, aurait dû et devrait faire. Sa totale impuissance se muait en doute sur le moindre choix. Pourquoi était-elle venue ? Tout simplement parce que.

Parce que chaque année, depuis qu’elle habitait avec Stefano, ils passaient les congés de Noël et d’été en Italie dans sa famille à lui. Cela semblait une concession minime – ou énorme, selon son humeur. Elle vivait l’année loin de sa belle-famille ; elle y sacrifiait ses vacances.

Elle regarda son fils qui, en vrai petit mec, essayait de contrôler ses émotions. Son visage montrait tout ça, l’indifférence feinte pour camoufler sa peine et la vexation d’avoir été rabroué par son Nonno. Elle était attendrie : le petit avait tenté de consoler son grand-père en lui racontant ces histoires d’Australie, il n’était pas dupe lui non plus. Finalement, c’était aussi pour Isaac qu’ils étaient là tous les deux, à se heurter au cœur du Nonno et de la cognata.

Ils entendirent une voiture rouler sur les graviers du courtil, freiner et s’arrêter. Io se dépêcha de ramasser le journal et la loupe du Nonno et les déposa sur la table. Isaac l’avertit.

— Maintenant Zia va râler parce que Nonno s’est fâché.

Io lui sourit.

— On s’en fout, non ? On a l’habitude.

Elle dévissât la cafetière, jeta le marc dans l’évier, fit couler de l’eau pour ne laisser aucune trace brune. Elle entendit les pas de sa belle-sœur et le bruit des sacs qu’elle déposait sur la table.

— Fa male bere troppo caffè !

— La vita fa male ! Buongiorno Martina.

Io voulut l’aider à remonter les provisions restées dans la voiture. Bien entendu celle-ci refusa. Io enchaîna en lui proposant un coup de main pour le repas. Martina haussa la voix et lui intima de laisser tomber. Alors Io annonça qu’elle partait à pied jusqu’au marché et s’amusa même à en rajouter, tu es sûre que tu n’as envie de rien, tu as peut-être oublié d’acheter quelque chose ?

— No ! Non c’è bisogno di tornare al mercato !

Évidemment qu’il n’y avait pas besoin, il y avait juste envie, envie de faire un tour, de sortir, de respirer.

Martina était fâchée et le montrait sans le montrer, le dos tourné en rangeant bruyamment ses commissions, occupée à brontolare. Le verbe était aussi évocateur dans ses sonorités que ronchonner, grogner, grommeler. C’était une attitude qui appelait des mots en grrr ou en brrr. Sa belle-sœur ne supportait pas qu’Io puisse se balader dans le village, sans son mari. Que penseraient les gens ?!! Pff. Io ne ferait aucune concession à cette pitoyable peur des ragots. Ou bien si ?

Elle regarda Martina et décida de céder, OK, je reste, de toute façon, il fait déjà trop chaud pour moi.



7.

Io retourna dans leur chambre et s’étendit sur son lit pour reprendre des forces – ou plutôt pour les déposer, étaler les résidus de sa motivation matinale, comme des emballages au contenu trop vite grignoté.

— Maman, je peux jouer avec ton téléphone ?

Isaac n’était même pas étonné de voir sa mère allongée à onze heures du matin. Io lui tendit l’appareil sans répondre et le gamin s’installa près d’elle.

— Coupe le son, tu sais que je supporte pas ces bruits débiles.

Io se tracassait en permanence pour son fils, mais ne parvenait plus à s’impliquer. Il avait emporté un Puissance 4 de voyage pour l’avion et l’avait suppliée de faire une partie, allez une seule, juste une, mais elle avait eu mal à la tête, envie de lire, pas le temps, n’importe quoi. Il avait joué avec le voisin de gauche. Elle n’était ni joyeuse ni joueuse, tiens, ça sonnait pareil. C’était un truc de mec, ça, s’emballer à jouer avec un gosse, prendre du plaisir à courir après une balle en gueulant.

Elle avait pourtant été un bon mammifère, l’avait tendrement tenu, collé à elle, à téter ses mamelles, mais il avait grandi. Et cela l’ennuyait profondément de jouer aux cartes, dominos, dames, légos, pirates. Pire : cela la désespérait. Elle lui aurait volontiers acheté une console, mais c’était… mal. Alors elle lui filait de plus en plus souvent son téléphone, lui lisait de plus en plus rarement des livres et parfois lui proposait des dictées, comme ça, pour rire. Où avait-elle lu que le premier devoir des parents consistait à être heureux ?

Io se redressa, écœurée par sa complaisance. Elle décida de chatouiller le petit qui la regarda comme une dingue.

— Maman ! Arrête ! Tu vas me faire perdre mes points.

— Désolée, lapin, je te laisse. Je vais plutôt aller chatouiller Martina.

— Ha ! Ha ! T’oserais même pas !

— On parie ?

Oui, autant retourner auprès de Martina. Puisqu’il y avait un abcès à crever, elle appuierait dessus, pour jouir, de la douleur d’abord, du soulagement ensuite.

Elle s’assit à la table de la cuisine. Sa belle-sœur ne se tourna pas. C’était invraisemblable comme la rage était prête à surgir, à se nourrir de petits agacements insignifiants. Qu’est-ce que tu prépares ? La cognata ne répondit pas, mais brontolà encore une fois. Io voyait qu’elle avait sorti du frigo un récipient en porcelaine fleurie où de la morue dessalait. Elle avait râpé le parmesan et était occupée à hacher ail et oignon. Le baccalà alla vicentina était le plat préféré d’Io. C’était le genre de trucs tordus dans lesquels Martina se complaisait, je te tire la tête et je te choie en même temps.

Au moins, il n’y avait pas de suocera. Elle sourit en se remémorant sa première nuit avec Stefano. Le matin, après, ils buvaient le café et elle se demandait comment le retenir, au moins quelques heures auprès d’elle, encore, encore, sans trop avoir l’air de s’accrocher. Ils papotaient tous deux, incertains, indécis sur la suite. Il avait alors annoncé que sa mère était morte d’un accident quand il avait un an. Il avait ajouté : accroche-toi parce qu’un tout bel Italien comme moi sans une Mamma dans les pattes, c’est pas tous les jours que t’en rencontreras. Elle l’avait trouvé tellement franc, tellement amusant. Oui, mais il n’avait pas mentionné Martina !



8.

La mère de Stefano avait raté une marche, elle avait dévalé le bel escalier en vieux marbre, s’était brisé la nuque. Elle tenait son fils dans les bras, ne l’avait pas lâché durant la chute, c’est comme ça le cerveau d’une mère, c’est capable d’ordonner des torsions incroyables à un corps en train de tomber juste pour protéger un nourrisson.

Martina avait onze ans lors de l’accident. Io s’était souvent interrogée sur la raison d’un tel écart d’âge entre la sœur et le frère, elle qui imaginait toutes les familles italiennes avec pas moins de douze gosses.

C’était arrivé un dimanche fin de matinée. Elle était descendue à la cantina chercher une bouteille de recioto à mettre au frais pour le dessert du repas dominical. La jeune Martina s’était vu confier la mission cruciale de tourner dans le risotto aux cèpes. Quand elle avait entendu le bruit de la dégringolade, elle n’avait pas lâché la casserole et la cuillère en bois tant elle redoutait de faillir à sa tâche. Quelques minutes plus tard, elle avait entendu le père et l’oncle rentrer du bar où ils avaient bu l’apéro. Martina avait alors enfin coupé le gaz pour découvrir ce qui provoquait toute cette agitation.

Alfonso secouait sa femme en gémissant Antonia, svegliati, ti prego, l’oncle se balançait d’une jambe à l’autre en répétant è troppo tardi et le petit rampait d’une marche à la suivante en poussant de drôles de petits cris. En apercevant sa grande sœur, il avait eu l’air soulagé, lui avait offert une risette magique de bébé, à faire fondre n’importe quel cœur. Martina racontait volontiers la grâce de ce beau sourire, elle l’avait pris dans ses bras et avait oublié de pleurer sa maman. Elle avait traversé son adolescence en s’occupant du bambin, garçonnet, gamin, l’avait nourri, lavé, habillé, c’était sa médaille. Brava Martina !

Une histoire digne d’Hugues Aufray. Non, non, non, ne rougis pas, non, ne rougis pas. Tu as, tu as toujours de beaux yeux. Lorsqu’Io lui avait fait découvrir la chanson, son compagnon avait eu l’air ému. Il l’avait écoutée deux fois de suite avant de s’exclamer che barba !

Alfonso, leur père, avait continué à travailler, il était ouvrier, une tannerie évidemment. Il revenait épuisé, puant, grincheux. Rempli de chagrin aussi. Aperitivo. Une voisine les avait aidés, une veuve dont le fils unique était un buono a nulla, un demi-débile qui passait son temps à traficoter des bagnoles et jouer à la briscola. La pauvre femme avait gardé Stefano tant que Martina allait encore à l’école. Celle-ci, à peine rentrée, récupérait son frère, cuisinait, lavait. Io aurait préféré tomber dans une famille de riches italiens raffinés, un palais toscan ou vénitien, mais non c’était Visconti.

Io se remémora avec quelle délectation elle avait tourmenté Stefano, comment elle s’était amusée à gratter les pires tabous, à guetter en vain sa mine offensée ou ahurie.

Au fond, c’est peut-être ta sœur qui a poussé ta mère dans l’escalier ? Euh… je veux dire sans le faire exprès hein… Et ton père, il a violé ta sœur ? À propos, c’est ta sœur qui t’essuyait les fesses quand tu faisais caca alors ? Jusqu’à quel âge ? Tu crois qu’elle y pense encore ?

Io repensait à toutes ces fois où Stefano aurait eu de bonnes raisons de disparaître en réaction à ses provocations. Il ne l’avait jamais fait en quinze ans. Ce n’était pas ça qui le mettait en colère. Ce genre de propos l’amusait. Plus c’était énorme, plus son rire résonnait haut.

C’est peut-être ta faute si elle a trébuché, ta mère ? Enfin… tu vois, un bébé régurgite ou veut téter ou sais pas… Allez, franchement, c’est bizarre de tomber des escaliers, non ?

Io mentait, c’était très facile de dévaler des escaliers, très dangereux aussi. Quand Isaac était petit, elle aussi avait failli, elle s’était rattrapée à la rampe in extremis, elle non plus n’avait pas lâché le nourrisson. Pour dire la vérité, elle avait la terreur des escaliers, et pas seulement dans ses rêves où il manquait forcément des marches.

Io observa le dos penché de sa belle-sœur et une fois de plus s’étonna du fossé, du gouffre qui séparait celle-ci de son frère. Stefano avait eu la chance de poursuivre des études, voyager, changer de pays. Il peignait, lisait, chantait, parlait quatre langues. Martina, elle, était restée collée, à la maison, au village, à la région. Elle travaillait à la boucherie du village, elle était mal payée, mais… è cosi. S’en plaindre aurait été pire que montrer ses seins.

Si elle allait à Vérone, c’était une grande expédition. Elle avait toujours refusé de leur rendre visite à Bruxelles. Même à la naissance d’Isaac. Pas question de quitter l’Italie ! Elle avait quand même pris une fois l’avion lors d’un voyage en Sicile organisé par la paroisse, elle en avait ramené plusieurs essuie-vaisselles avec l’Etna imprimé dessus.



9.

Io avait – ou revendiquait – le droit de se moquer de la famille de Stefano et de son drame épique. Ce privilège, elle l’avait gagné au nom de sa propre infortune – certes un peu mièvre son malheur à elle, car si Io avait perdu père et mère, elle ne pouvait pas se targuer d’un accident spectaculaire dans un vieil escalier de marbre rose – au moins le hall a été épargné par les rénovations de ta sœur !

Io était juste orpheline de parents cancéreux. Pancréas pour papa, utérus pour maman. Pas cool du tout. Pas original non plus, ni même romantique, juste sinistre comme deux chimios inutiles avec les nausées à pleurer, l’angoisse en kilos bruts, perdus, la petite perruque ratée pour elle et la double dose de morphine pour lui. Rien d’excitant à raconter, même l’intensité de la douleur était un lieu commun. Io ne découvrait aucune lueur d’exaltation dans les yeux de ses confidents, comme lors du partage savoureux d’une vrai tragédie, non juste un dégoût inavoué et mal camouflé. Un cancer, beurk. C’était répugnant – pour les autres.

Qui plus est, Io avait déjà atteint l’âge respectable de vingt-trois ans quand son père et sa mère avaient entamé cette course cruelle pour mourir en premier. Cela s’était étalée sur quinze mois pour elle et cinq pour lui, il avait démarré plus tard, mais avait enclenché le turbo. Le lièvre et la tortue. Au final, ils avaient passé la ligne d’arrivée à six jours près, sa mère la première quand même, une ultime prouesse romantique.

Deux enterrements plus tard, assommée par cette année de souffrances et de contraintes, Io avait dû affronter une vraie solitude. Sa présence quotidienne aux services palliatifs l’avait isolée du monde festif des gens de son âge. Une solitude radicale. Fille unique, elle avait toujours été couvée par des parents trop unis. Ni oncles, ni tantes ou grands-parents pour la soutenir. Une solitude physique. Séparée du dernier amoureux plusieurs mois auparavant. Une solitude écrasante. Aucun boulot stable, aucune collègue bienveillante. Aucune vieille amie disponible, ou si peu. Bienvenue dans l’âge adulte.

La souffrance d’Io justifiait-elle son droit à piétiner le malheur de son Stefano chéri ? Toute histoire de couple est une guerre contre l’autre, tout contre comme dit l’aphorisme. Mêmes les moqueries s’usent à un moment, elles lassent. Le temps lime le chagrin et un chagrin bien limé se montre moins cruel. Si Io continuait à dénigrer le drame de son compagnon, c’était surtout rituel. Ses attaques étaient une ritournelle qui accompagnait chaque séjour en Italie. Martina pourrait peut-être coller un joli linoléum sur l’escalier ? Stefano lui tapotait l’épaule en dodelinant sagement du menton, cause toujours.

En vérité, jusqu’en janvier dernier, Io allait bien : ses parents étaient morts depuis vingt ans, elle habitait avec Stefano depuis quinze ans, leur fils en avait neuf. Oui, tout allait bien ! Bordel !

Elle prit sa tête entre les mains et soupira bruyamment, les migraines étaient devenues fréquentes. Quel sens cela avait-il de s’énerver sur Martina maintenant que Stefano n’était plus là pour entendre ses railleries ! Où était donc son grand crétin d’Italien ?

Elle soupira une seconde fois, plus fort, plus longtemps, comme une gamine qui cherche à attirer l’attention. Elle ne supportait pas cette indifférence feinte, se demandait comment sa belle-sœur réussissait à se taire.

Comment souffrait-elle, elle ? Elle l’avait élevé, non ? Elle aurait dû être dévastée, vêtue de noir, à genou, s’arrachant ongles et cheveux en gémissant Dio mio Dio mio ! Ben non, elle préparait à bouffer en ignorant magistralement la présence de la femme de son frère.

— Tu lo sai dove trovarlo !!?

La formule annonçait son envie d’en découdre. Savoir où le trouver… Martina ne pourrait ignorer ni la provocation de la formule ni le sens profond de sa question.

— E perché dovrei saperlo ?

— Non sembri molto preoccupata…



10.

Io avait oublié la séquence exacte racontée par ces vignettes : Tournesol était en colère, contre qui déjà ? Le professeur sautillait de rage et répétait toujours le même mot, pris par une fureur obsessive, « on » avait osé lui dire « cela ». Mais qui ? Et quoi ? Quel était le mot incriminé ? Io tenta de s’en souvenir. En tous cas, pour Martina, l’expression litigieuse était clairement « non preoccupata ». Elle s’étranglait en répétant dix fois, vingt fois : non preoccupata ? Non preoccupata !

Ah, voilà, c’était dans Objectif Lune, le Capitaine Haddock lui avait reproché de « faire le zouave » et Tournesol l’avait très mal pris. Le zouave ? Ah, je fais le zouave ! Petite fille, Io avait adoré cette scène, la colère inattendue et exubérante du savant l’amusait beaucoup.

Pour le moment, elle ne pouvait pas en dire autant. IO NON SONO PREOCCUPATA ??? Elle était dépassée par le débordement de mots qui lui tombaient dessus et n’en comprenait plus que le refrain : dans son emportement, sa belle-sœur avait basculé en dialecte veronese. Io admirait néanmoins l’énergie de la mise en scène, cela durait depuis plusieurs minutes et on aurait dit que Martina n’avait pas respiré depuis. Au bout de chaque couplet, le refrain répétait IO NON SONO PREOCCUPATA ??? Puis cela repartait. La voix était un peu trop aiguë, mais quel souffle ! Bizarrement Io se sentait soulagée, un peu bercée par l’ampleur de cette rage, cela allait bientôt se calmer… Après elles pourraient parler toutes les deux, enfin échanger le fond de leurs pensées, peut-être pas l’arrière-fond, mais quand même, être femmes et oser quelques confidences qu’elles regretteraient ou pas.

Martina semblait d’ailleurs perdre un peu de puissance lorsque Io croisa le regard désolé d’Isaac. Il était arrivé jusqu’à la porte de la cuisine, tracté par les hurlements de sa tante. Oh non, ce n’était pas le moment qu’il vienne les déranger. Elle lui fit discrètement signe de partir, il secoua la tête et resta immobile. Elle lisait tout dans ses yeux, déception, hésitation, tristesse, peur aussi, écœurement et par-dessus tout une rage terrible. Alors Io se sentit misérable, assise là avec son allure de victime.

Soudain le son fut coupé. Paf. Plus rien. Io découvrit le Nonno, appuyé de guingois contre le chambranle, une main sur la tignasse d’Isaac et un étonnant sourire éclairant son vieux visage. Io voulut répondre à son sourire par un haussement de sourcil complice, mais le vieux évita son regard, s’approcha de sa fille et murmura.

— Basta. Non vale la pena.

Il quitta la pièce en proposant à Isaac de l’accompagner chez le voisin dont la chienne venait d’avoir des petits. Le gamin le suivit en jappant de joie.

Io était navrée, elle connaissait les brusques colères de Martina, les acceptait, et les appréciait parfois, car elle savait en tirer profit, sa belle-sœur en sortait toujours étonnamment calme et réceptive. Mais la froide hostilité de son beau-père la blessa plus que d’habitude.

Qu’avait-elle espéré en débarquant ici ? Après sept mois ! Io se mit à pleurer silencieusement. Elle aurait voulu que Martina lui tende un mouchoir, mais sa belle-sœur sortit la balance pour peser la juste quantité de polenta.

Alors Io se leva, se posa face à elle, ou plutôt face à son dos tourné, et articula en ouvrant bien la bouche :

— Non e colpa mia !

Elle n’obtint aucune réponse et retourna s’allonger encore sur le lit, dans la chambre. Quelle phrase ridicule ! Quel besoin avait-elle eu de clamer une telle évidence ? Quelle faute aurait-elle pu commettre pour provoquer la disparition de Stefano ? C’était à son tour de brontolare, méchants, zinzins, handicapés de la communication. Ah ça, ils étaient forts pour lui faire perdre les pédales. Pas étonnant au fond qu’elle n’ait pas accouru plus tôt. Elle avait pourtant espéré trouver des alliés pour elle et Isaac. Elle rêvait de recevoir du soutien, de l’empathie.

C’est en ne les trouvant pas qu’elle comprenait mieux que ce qu’elle était venue chercher ici avait à voir avec le partage et la consolation. Et voilà que la communion espérée s’était déguisée en rage, en reproches.

Dans sa valise, elle avait rangé une farde avec tous les rapports de la police judiciaire, la copie de l’avis de recherche d’Interpol et aussi le rapport de l’enquêteur privé spécialisé qu’elle avait payé avec leurs économies. Elle sortit tous ces papiers et alla les déposer sur la table de la cuisine. Qu’ils comprennent, merde, elle n’était pas restée les bras croisés.

Puis elle décida de sortir se balader au marché. Tant pis.



11.

Glissant sous l’ombre étroite offerte par les maisons, Io évitait le rude soleil de midi et grimpait à pas rapides la rue qui rejoignait la place du marché. Elle n’avait obtenu aucune réaction de Martina quand elle avait déposé les documents. Sous son nez. Sur sa balance.

Elle marchait, frappait les talons de ses sandalettes sur les pavés usés, accélérait encore le rythme, prenait la cadence d’une randonneuse pressée. Ouh la la la la… qu’allaient penser les habitants du village ?

Elle ralentit.

Io ne comprenait pas comment elle s’était si rapidement laissé embarquer dans ce labyrinthe de communication ratée. En une seule matinée, elle était déjà complètement perdue, avec ses propres mots en cul-de-sac. Pourtant elle croyait être capable de dire les choses clairement, même le chagrin, la peur, l’attente. En général, elle s’exprimait aisément, cordialement. Elle pouvait même se taire, écouter, renchérir. Elle était habile à discuter avec la caissière de la supérette ou la femme d’affaires arrogante. Le plus souvent, elle avait cette impression d’obtenir une authentique complicité, sans trop tricher.

Avec Martina, elle échouait systématiquement, et ceci depuis sa toute première visite. Ce n’était pas seulement dû à l’évidente rivalité entre elles ni même à sa mauvaise maîtrise de la langue italienne.

Face à sa belle-sœur, tout devenait compliqué. Certaines choses devaient être tues et d’autres pouvaient être dites, les codes lui avaient échappé dès le début. Interdit de parler de ceci devant celui-là, ne pas trop poser de questions de peur de sembler curieuse, ne pas trop raconter leur vie pour éviter la vantardise, on pouvait saluer la voisine, mais surtout ne pas s’attarder à prendre des nouvelles de son mari malade, il ne fallait pas sourire au boulanger, mais bien au marchand de légumes, garder les yeux baissés devant le Zio Pietro, mais tenir la tête haute chez la Zia Rita… Io aurait voulu satisfaire sa belle-sœur, elle avait tenté de comprendre ses attentes.

Un échec total ! Ce n’était pas pour rien qu’elle éprouvait un tel ressentiment, tant de bonne volonté si mal accueillie. Io avait cru que sa spontanéité était une arme sympathique pour abaisser les barrières et entrer en lien. Martina considérait cette sincérité impulsive comme le pire des handicaps. Avant de sortir ensemble, sa belle-sœur l’assaillait de recommandations qui se résumaient en une seule : il lui faudrait se taire.

Au fond, si Io se défoulait avec tant de mesquinerie quand elle se retrouvait seule avec Stefano, c’était aussi à force d’encaisser sans broncher. Quand elle repensait aux années écoulées, il lui semblait avoir fourni des efforts incroyables : elle avait cédé aux préjugés ridicules de Martina, l’avait écouté raconter des âneries sur ce que les gens allaient penser. Elle avait acquiescé, s’était soumise, s’était interdite de ricaner trop haut. Il lui avait parfois semblé devenir une autre femme lors de ces séjours tant elle avait écrasé ses habitudes profondes.

Pour tenir, elle se répétait on sera bientôt parti, ce n’est que deux fois par an, la pauvre femme n’est pas mariée, on lui doit bien ça… Elle tentait de comprendre, élaborait de petites théories qu’elle proposait ensuite à Stefano : Martina est une solitaire, la remise en question n’entre pas dans ses habitudes, ce sont pas les trois mots échangés quotidiennement avec votre père qui la stimulent, ce sont ses certitudes qui la tiennent et sans doute qu’elle s’effondrerait si elle les lâchait.

Quant au Nonno, il restait un mystère : taiseux et bougon le plus souvent, euphorique et souriant en fin de repas, en fonction de la quantité de vin engloutie. Le vieux admirait son fils, tolérait sa belle-fille et adorait son petit-fils. Isaac semblait être le seul à réussir à le dérider. Même avec Stefano, les occasions de partage authentique avaient été exceptionnelles. Io ne se souvenait pas qu’ils aient échangé plus de quelques phrases d’affilée en sa présence.

Elle évita un pavé descellé et se demanda si Martina examinait les documents. Elle l’imagina maugréer, accuser la police belge d’incompétence.

Ce qui n’était pas italien était mauvais ou dangereux. Les habits, les voitures, les écoles, les légumes, l’hygiène… Martina commençait souvent ses phrases par un qui in Italia articulé avec l’air inspiré d’une grande conférencière.

Io s’égarait dans l’impasse de ses rancœurs et tapait de nouveau les talons trop fort, trop vite, sur le trottoir, tout près de la place maintenant. Les souvenirs se superposaient. Tant mieux, l’exaspération remplacerait provisoirement l’accablement qui l’écrasait.

— N’est-ce pas que chez vous, les tomates ne sont pas bonnes comme ici en Italie ?

— Tu sais, Martina, avant d’être malade, mon papa cultivait de très bonnes tomates dans sa serre.

Martina l’ignorait et marmonnait, il semblait presque qu’elle crachait par terre. Le lendemain, cela recommençait.

— Chez vous, les tomates ne sont pas bonnes comme ici en Italie ? N’est-ce pas ?

— C’est vrai, en Belgique, nos tomates sont affreuses. En plus, elles sont souvent hollandaises.

Cela ne suffisait jamais.

— N’est-ce pas que chez vous, les tomates ne sont pas bonnes comme ici en Italie ?

— C’est vrai, nos tomates n’ont aucun goût. Parfois elles sont bleues.

— Bleues ?

Stefano lui donnait un coup de pied et Io souriait. Le Nonno embrayait.

— Alors il est bon notre vin ? Vous n’avez pas de bon vin comme ça en Belgique ?

Io acquiesçait.

— Hélas en Belgique on n’a que de la mauvaise bière !

Elle faisait signe à Stefano de la resservir, elle se saoulait à chaque repas. Comme ça, après, elle pouvait s’offrir une sieste. Pour digérer.

— Je ne comprends pas comment vous faites sans bidet ?

Là, c’était la guerre totale qui s’annonçait. All-out war ! Martina était une aficionada du bidet, c’était toute l’élégance italienne qui s’affirmait dans l’utilisation de ce lave-fesses.

— Comment pouvez-vous vous passer de bidet après être allée aux toilettes ? On ne peut quand même pas toujours prendre une douche !

Cette conversation était cyclique et sa répétition consternait Io. Elle avait tout tenté.

— Tu sais, Martina, chez nous, les bidets, c’est uniquement pour les prostituées.

Rien à faire, sa belle-sœur n’en démordait pas, quel épouvantable manque d’hygiène chez ce peuple où vivait son frère ! Cette obsession pour le bidet était devenue un symbole de l’abîme qui séparait Io de l’authentique culture italienne. Inutile d’en référer à Botticelli, Bellini ou au Titien ! Quand Io allait au supermarché, elle restait fascinée par le rayon « hygiène féminine », il y avait des dizaines de marques différentes de savons intimes, encore plus que des après-shampoings, aloe vera, camomille, sauge, hélichryse. C’était évidemment Stefano qui encaissait.

— Dis chéri, toi qui t’y connais, un peu, elles ont vraiment le cul qui sent si mauvais que ça, les Italiennes ?

Elle sourit au souvenir de l’air choqué qu’il avait pris malgré lui. Puis elle essuya la larme qui avait coulé. Elle avait atteint la place du marché, beaucoup de vendeurs remballaient déjà leurs marchandises.

Elle jeta un œil à la terrasse du café. Pourquoi était-elle parfois si sûre que Stefano allait brusquement apparaître ?



12.

C’était vrai, les tomates étaient belles, carrément plus belles qu’en… Oui ! Et plus parfumées aussi. Plus savoureuses forcément, pomodorini en grappes, énormes cœurs de bœufs. Elle aperçut les minuscules zucchini qui – oui, oui, c’était vrai aussi ! – avaient plus de goût que les énormes courgettes fibreuses que les Belges laissaient trop grandir. Puis ces poivrons tout tordus qui semblaient délicieux, des aubergines rondes qu’elle avait envie de prendre en main. Un peu plus loin de jolis fromages d’Asiago, de la ricotta fraîche, et encore des sopressa, des cotechino… C’était le marché des petits producteurs, celui qui donne envie de changer de vie, partir vivre dans un pré d’oliviers noueux entourée de vingt brebis gourmandes. Un doux rêve sauf lorsqu’elle constatait le dos voûté, les cernes et les mains usées de la maraîchère.

À force de saliver devant chaque échoppe, Io se rendit compte qu’elle avait faim. Elle n’avait pas déjeuné, s’était juste enfilé deux cafés trop forts. Quitte à bouder, elle aurait pu attendre la fin du repas. Elle repéra le stand du petit pâtissier avec ses biscuits aux amandes, ses tartes aux noix… Stefano et elle en achetaient toujours. Martina adorait.

Elle fonça, en prit une dizaine, on payait au poids, elle les ramènerait pour le dessert, comme avant. Sa colère s’était éteinte, il ne restait que les regrets et l’envie d’y retourner et de réussir à obtenir la compréhension et la consolation auxquelles elle aspirait tant. Elle s’imagina y être, assise à table, là, auprès d’eux. Son moral rechuta aussi vite.

Elle entra dans le café – pour ne pas se attirer les regards en s’asseyant seule à la terrasse – et commanda un prosecco au bar, elle le but un peu trop rapidement. Elle aurait voulu regarder son téléphone avec l’air affairé, mais l’avait oublié dans la chambre. Qu’allaient penser les autres clients ?

C’était incroyable comme les codes de Martina s’étaient intégrés à son comportement. Elle veillait à ne pas se faire remarquer, ne pas trop sourire, ne pas trop parler. Son accent français plaisait. Pourtant sa belle-sœur adorait lui dire qu’on la prenait pour une Roumaine, ce qui était une insulte épouvantable.

Io termina son verre avec l’envie monstre d’en enfiler un deuxième, un troisième, un quatrième. Elle renonça, paya et redescendit la rue qui la ramenait à la maison. La cloche de l’église sonna un coup. Pour la demie de midi ? Ou pour treize heures pile ? Les aiguilles de l’horloge n’étaient pas visibles. Elle frémit : le Nonno tenait à manger à midi précis.

Elle ouvrit la grille, traversa le courtil, entra par le garage comme l’usage le recommandait, rejoignit le hall au vieil escalier, elle toucha la rampe en fer forgé et adressa une supplique muette au ciel, à l’infini, à l’esprit de la Nonna, à qui, à quoi ? Elle monta les marches à pas mesurés, le rythme posé, la respiration aérée… Les marches ne grinçaient pas, c’est l’avantage de la pierre. Elle ouvrit doucement la porte, franchit le vestibule avec le grand miroir et le téléphone, déposa les gâteaux derrière le fauteuil en osier où personne ne s’asseyait jamais et rejoignit la cuisine. C’était là que l’on mangeait, une table en contreplaqué collée au mur, deux chaises d’un côté, une autre à l’extrémité et la dernière, la sienne, en face. Même la distribution des chaises était déséquilibrée. Ils étaient là, tous les trois, assis, devant des assiettes vides. Ils ne levèrent pas les yeux quand elle entra, même Isaac continua à lire les fumetti qu’il dévorait à chaque séjour, de vieux Diabolik de son père.

Martina se leva et servit le primo, des bigoli all’anatra, les pâtes préférées d’Isaac. Sa belle-sœur avait vraiment pensé à tout, sauf que les pâtes étaient fort cuites, trop. Un sacrilège. Cette fois-ci, c’était sa faute à elle, pour de vrai.

— Scusate mi. Non avevo pensato che mi aspettiate.

C’était vrai, elle n’avait pas pensé qu’ils l’attendraient – pourtant elle le savait. Commencer le repas avant qu’elle ne les ait rejoints était inconcevable, cela n’entrait tout simplement pas dans l’ordre de leurs possibles. Le repas, c’était ensemble ou pas. Io fulminait, ils lui tiraient la tête, refusaient de la regarder, mais ne mangeaient pas sans elle ! Et elle était là à s’excuser comme une collégienne fautive, à mendier un petit geste, un petit sourire. Elle eut envie de se lever et de jeter son assiette par terre. Mais elle avait faim.



13.

Io voulait répéter à quel point c’était bon, même réchauffé, même trop cuit. Elle évita. Les compliments agaçaient Martina. Pourtant elle se régalait, avait juste envie de s’en réjouir à voix haute, crier waouh, bravo, merci. Avait-elle encore le droit d’assumer sa gourmandise sans Stefano pour la légitimer ? Et si non, pourquoi sa belle-sœur aurait-elle cuisiné leurs plats favoris ? La cuisse et le magret de canard finement hachés au couteau avaient cuit dans un vin blanc sucré, avec des carottes, du céleri, de la sauge, c’était exquis. Les bigoli avaient été préparés le matin même, avec des œufs frais achetés à la voisine.

Le Nonno avait léché la sauce à l’aide d’un gros morceau de pain et terminait déjà la bouteille de Durello, sans en proposer à Io.

Isaac, lui, se resservait de parmesan râpé qu’il engouffrait à la petite cuillère sous les yeux attendris de sa tante. Che appetito ! Il exagérait ostensiblement, guettait les signes de désapprobation de sa mère, qu’elle camouflait bien. Alors il s’empiffrait encore plus. Io se leva pour débarrasser, mettre les assiettes creuses dans le lave-vaisselle. Ce droit-là avait été acquis à l’usure, au fil des visites, celui de charger la lavatrice. Elle les rinça d’abord à l’eau très chaude, comme Martina le recommandait, même si, pour sa part, elle trouvait cela débile. Elle avait cherché sur Google pour vérifier à quel point ce rinçage était inutile, anti-écologique. Elle avait laissé tomber. Lascia perdere qu’ils disaient… La résonance avec « perdre » était parfaite, il ne pourrait jamais s’agir de gagner dans cette cuisine.

Se chamailler sur l’utilité du prélavage des plats lui semblait tellement misérable, le contraire du mot grandeur, mais pire que petitesse, il fallait y ajouter quelque chose de sale, de suintant. Elle ressentait une médiocrité visqueuse dans l’aisance avec laquelle elle rebondissait sur toutes ces mesquineries. Elle essaya de penser à un coquelicot au bord d’une route. Puis déposa les couverts dans le bac, têtes vers le haut ! juste comme sa mère à elle le lui avait appris. À ça, elle ne renoncerait pas, que Martina ne vienne pas la contredire.

Le secondo avait été préparé à son intention, Isaac détestait le poisson et répétait déjà qu’il n’avait plus faim. Io n’allait certainement pas le forcer à manger ni même à goûter. Elle s’était rassise, attrapa la nouvelle bouteille de vin que le Nonno venait d’ouvrir et se servit elle-même. Stefano lui avait bien expliqué : toi, tu laisses un petit fond dans ton verre parce que tu veux jouer la pétasse bien éduquée, grand style, « je bois pas trop, j’attends d’être servie ». Ici, si ton verre n’est pas vide, ça signifie « je n’en veux plus ». Alors, cara, si t’en veux encore, t’avales ! Il avait rajouté : et si on t’oublie, tu te ressers toi-même au lieu de râler, c’est pas compliqué quand même.

Elle avait compris le message, le problème était la quantité de compréhension, elle sourit à l’expression « quantité de compréhension ». Tout ça pour avouer qu’elle avait un peu trop compris, Martina avait le dos tourné et Io se reversa un verre en toisant le Nonno qui ne réagit pas.

Martina avait servi le baccala, avec la polenta, c’était à nouveau parfaitement bon, il y avait un truc qui dépassait les mots, mais fondait sur la langue. Che mereveglia osa-t-elle répéter trois fois, comme ça, sa bouche trop contente offrant des cris de plaisir mal contenus. Puis elle sentit – ou le vin lui dicta – qu’il était l’heure de vérité – ou l’heure de sévérité ? Elle pouffa, se reprit, puis articula comme elle le pouvait :

— Dopo mangiare, mi piacerebbe fare vederti i documenti che ho portato.

La phrase semblait assez nulle, mais le sens était là, après manger, plaire, montrer les documents, qu’elle avait apportés.

Martina acquiesca

— Va bene.



14.

Martina avait sorti ses plus jolies tasses à café au fond de l’armoire. Elles étaient blanches avec un bouquet de fleurs bleues attachées par un nœud rose peint au centre. Io préférait forcément les autres, les vieilles, en faïence brune, épaisses, avec inscrit dessus en écriture dorée le nom d’une marque inconnue, et l’intérieur beige tout fendillé. Au moins, celles-là étaient marrantes.

Io se brûla les lèvres au café, puis étala en quatre piles bien droites les documents qu’elle avait sortis d’une élégante farde à compartiments, en cuir noir. Elle aurait voulu que Martina remarque sa précision. Elle se sentait ridicule, mais désirait entendre bravo, quel ordre, tu as organisé ces papiers avec talent.

Il y avait d’abord les premiers rapports de la police communale, suivis de ceux de la police judiciaire. Elle les résumait comme elle pouvait. En réalité, les policiers n’avaient pas fait grand-chose, à part lancer un mandat de recherche international. Io ne spécifia pas que, d’après ce qu’elle avait compris, cela serait surtout utile pour identifier Stefano si l’on retrouvait son cadavre.

Le Nonno était resté là, près d’elles, il s’était versé une grappa directement dans le café et écoutait en hochant la tête. Io apprécia de les découvrir tous les deux si attentifs.

Stefano était donc repris dans le fichier des personnes recherchées dans le monde entier – et ceci depuis une semaine après sa disparition. La police avait aussi effectué une enquête de voisinage, mais elle précisa qu’il ne s’était agi que de coups de sonnettes chez les autres habitants de leur immeuble et que cette tournée des voisins, elle l’avait déjà effectuée elle-même dès le premier mercredi. Cela n’avait rien donné de plus. Elle expliqua qu’apparemment la police ne s’impliquait jamais dans les disparitions d’adultes, sauf en cas de menaces de mort ou de soucis de santé.

Elle passa alors aux affichettes avec la photo qu’elle avait imprimées et distribuées aux commerçants de leur rue. Puis dans les boîtes aux lettres des immeubles voisins. Puis au boulot de Stefano. Puis partout, n’importe où, aux inconnus. Elle avait été cette femme aux yeux cernés qui se baladait avec son fils dans une main et la photo de son homme disparu dans l’autre. Les gens la reconnaissaient, chuchotaient sur son passage. C’était la pire des notoriétés. Certains prenaient des nouvelles un peu trop souvent, quelques-uns lui souriaient en la saluant et d’autres détournaient le regard.

Elle sortit ensuite les rapports de l’enquêteur privé. Il s’était essentiellement intéressé à l’ordinateur et au téléphone portable de Stefano, sur lesquels la police n’avait pas daigné investiguer. La découverte de son pc resté allumé aurait pu laisser supposer qu’il avait été contacté, que quelqu’un lui avait envoyé un mail lui demandant de le rejoindre en bas. Hélas aucune trace de message de ce genre.

Stefano travaillait comme traducteur indépendant, le plus souvent via un bureau privé qui sous-traitait pour la Commission européenne. Le dernier message venait d’un collègue grippé qui lui proposait de reprendre une traduction qu’il n’était pas en état d’assurer. La réponse de Stefano était positive. C’était la dernière trace d’activité dans ses mails, aux alentours de vingt-deux heures.

Le détective semblait assez au courant des méthodes de fouille d’un pc, contrairement à Io. Il lui avait montré l’historique de la navigation sur Internet, qui n’avait jamais été effacée. Ce soir-là, Stefano avait joué aux échecs en ligne, lu le Monde diplomatique et la Republica, regardé quelques vidéos débiles sur YouTube. Aucune trace d’une double vie, d’un site de rencontres, d’une maîtresse, d’un maître-chanteur…

À ces derniers mots, Martina hocha la tête, comme si elle le savait déjà. Et le vieux plongea la sienne vers la tasse de café qu’il se préparait à rincer avec une nouvelle rasade de grappa.

Les dernières pages consultées sur Internet l’avaient été quelques minutes avant minuit. Puis plus rien. Sur le portable, tous les numéros appelés ou textos reçus avaient du sens. Là non plus, rien de secret, d’inattendu. Les quelques numéros non-répertoriés étaient ceux de clients.

Martina se leva et sortit du congélateur une bouteille avec un liquide jaune presque fluo. Elle en tendit un verre à Io. Vuoi ? Si grazie. Io n’était pas fan du limoncello, mais l’occasion est trop rare pour la refuser.

Elle passa à la pile suivante. Il s’agissait de l’impression de captures d’écran sur Internet. Ni elle ni Stefano n’avaient jamais eu de compte Facebook, mais elle en avait ouvert un, intitulé « Disparition de Stefano Alliero ». Une fois le compte créé, elle avait envoyé des demandes d’« amis » aux vrais amis, vagues copains, très lointaines connaissances, cousins, petits-cousins, arrière-petits-cousins, voisins et collègues. Et aussi aux collègues des voisins, voisins des amis, cousins des copains, copains des voisins. La page était suivie par plusieurs milliers de personnes en Belgique, en Italie aussi, via un ancien camarade d’école de Stefano qu’elle avait contacté et qui avait relayé l’info.

Martina acquiesçait encore, elle connaissait cette page et « likait » chaque message. Il ne passait pas un jour sans que Io n’y laisse un post. Depuis peu, elle se contentait de la date et du nombre de jours écoulés depuis la disparition de Stefano, comme en début de journal télévisé pour les journalistes français otages. Elle se sentait souvent ridicule de procéder ainsi, de donner tant de visibilité à leur drame – poésies, photos, petits mots d’Isaac – mais c’était l’époque qui voulait cela. Elle ne s’autorisait pas à laisser le compte dormir ou mourir. Que Stefano revienne donc l’engueuler, lui qui ne ratait pas une occasion de traiter Zuckerberg de filio di putana.

Io regarda Isaac : il tenait les yeux plongés dans sa bande dessinée, mais ne ratait rien de sa présentation et de l’accueil compréhensif qui lui était réservé. Elle se dit que rien que pour ce moment de partage, cela valait la peine d’avoir entrepris le voyage. Elle se demanda aussi si c’était une bonne idée de passer à la quatrième pile de documents.



15.

Io se leva pour ramener les gâteaux achetés au marché. Elle posa le paquet en papier blanc sur la table au milieu des quatre piles, l’ouvrit en décollant délicatement le scotch et se servit. Si elle n’agissait pas ainsi, Martina allait la remercier, puis planquer les gâteaux dans une armoire et les oublier… Ou les manger en cachette. Ou les offrir à son patron à la boucherie. Io se demandait quel choix était le plus probable, la seule chose certaine était qu’ils disparaîtraient à tout jamais. Si elle voulait y goûter, il fallait les attaquer dès maintenant. Ah ça, elle était devenue rusée ! Elle eut un petit sourire satisfait en leur en proposant.

Io s’étonna encore de ne pas grossir avec tout ce qu’elle ingurgitait. La disparition de Stefano ne lui avait pas coupé l’appétit, au contraire. Elle était de plus en plus obsédée par la nourriture, comme si ce vide infini en elle pouvait être comblé en mangeant. La nuit, pour se calmer lors de ses insomnies, elle récitait des recettes, elle comptait ses inspirations et expirations en listant des ingrédients. Lorsqu’on lui demandait de visualiser quelque chose de beau, par exemple une rose, elle voyait un rôti. Elle aurait tant voulu préparer, juste une fois, une seule petite fois, un vrai repas pour la cognata et le Nonno, mais…

Elle se demanda si l’expression « quand les poules auront des dents » existait en italien, non, eux disaient « quand les ânes voleront ». Elle pensa alors aux Espagnols qui jetaient un âne du haut d’un clocher lors d’une fête à la con, à moins que ce ne soit une chèvre. Elle se demanda comment aurait été une Martina espagnole…

Io se rendit compte qu’elle rêvassait complètement et qu’à part elle, personne n’avait touché les biscuits. Elle s’empiffrait. Elle s’essuya la bouche, il y avait des miettes d’amandes jusqu’à son menton. Et plein la table aussi. Elle les rassembla en les poussant d’une main dans la paume de l’autre, hésita à les envoyer par terre, surprit le regard de Martina, se leva, les jeta dans l’évier, revint s’asseoir. Elle scruta les yeux de sa belle-sœur et y lut exaspération, dégoût, impatience… Le Nonno observait intensément l’étiquette de la bouteille de grappa comme si elle cachait quelque chose que les cinquante degrés d’alcool ne lui avaient pas encore enseigné. Io ne put s’empêcher de sortir à nouveau son sourire de collégienne crétine.

Le quatrième tas de feuilles consistait en des notes, griffonnées à la main pour la plupart, tapées à l’ordinateur pour certaines. Ce n’était rien d’autre que le brainstorming d’un cerveau pris dans la tempête, la liste des possibles, avec leurs réfutations les plus logiques.

Elle avait défini cinq possibilités de base et avait inscrit chacune d’elle en grand sur une feuille au milieu d’un cercle. Un : Stefano a fugué. Deux : Stefano a été enlevé. Trois : Stefano a eu un accident. Quatre : Stefano a été tué. Cinq : Stefano s’est suicidé. À partir de là, elle avait tracé des flèches, des doubles traits, droits ou courbes vers des ronds, des carrés et des triangles, les idées, les questions, les souvenirs que cela éveillait en elle.

Un matin à la radio, Stefano et elle avaient entendu une émission sur le mindmapping. Il avait ricané. Isaac, on dessine une carte pour ta leçon d’histoire sur Pépin le Bref ? Le gamin avait grogné. Io avait rétorqué qu’elle essayerait volontiers, mais qu’elle ne voyait pas dans quel contexte…

Elle avait la bouche pleine et ses feuilles dans la main. À partir de chaque hypothèse, elle avait noté des pistes de plus en plus délirantes avec, entre parenthèses, le chiffre un, deux, trois, quatre ou cinq pour se reporter aux possibilités de départ. Du rouge, du bleu, du vert. Il a fugué par choix. A rejoint un vieil ami qui avait besoin d’aide. Par peur. Il a traduit un texte confidentiel, « on » veut l’éliminer. Il a été en lien avec la mafia implantée à Bruxelles, merde un Italien quand même. Il a une maîtresse qui menace de les tuer tous comme dans le film avec la dingue dans la baignoire, il a préféré la suivre. Il est devenu amnésique. Elle avait tout lu sur les ictus amnésiques. Il a entendu appeler à l’aide dans la rue, est sorti sans réfléchir et est tombé sur un assassin. La liste se terminait par il a été enlevé par des Martiens. Io se resservit du vin pour faire descendre les miettes de biscuit qui s’empâtaient dans sa bouche et l’empêchaient de parler sans postillonner.

— Scusatemi. Sono tutte stupidaggini.

Elle craignait leur réaction. Pour qui se prenait-elle ? Elle voulait leur expliquer qu’écrire toutes ces pistes l’apaisait et que si elle avait noté des numéros, c’était pour se donner une illusion d’ordre, de contrôle dans ce casino.

Le regard de sa belle-sœur était redevenu d’acier, impossible de partager ses hypothèses. Elle découvrit que le petit avait une feuille dans la main, intitulée « état des lieux de notre couple et raisons pour s’enfuir ». Elle la lui arracha en se maudissant.

Un bruit de voiture sur les graviers du courtil interrompit ses excuses et atermoiements.



16.

Martina se leva, toute agitée, suivi du Nonno, tout agité. Ils se précipitèrent vers la fenêtre et soulevèrent un coin du voile blanc, elle à gauche, lui à droite. Isaac se mit à crier chi c’è ? chi c’è ?

Ils faisaient un peu de peine à Io, tous les trois, à s’exciter ainsi juste parce une bagnole se garait devant chez eux. Elle empila les documents, hésita à se resservir encore un tout tout petit peu de vin et renonça. Le petit rejoignit la fenêtre et glapit.

— C’è la poliziâââ ! C’è la poliziâââ !

— Noooo ! Sono i carabinieri ! précisa Martina d’une voix encore plus aiguë que d’habitude. Elle était devenue rouge. Son père grognassa un truc qui ressemblait à porco dio et trotta vers l’escalier qu’il dévala, sans tomber. Martina le suivit en sussurant dio mio. Isaac les rattrapa en beuglant aspettatemi, aspettatemi ! Toujours deux fois.

Io resta là. Elle vida le verre de Martina dans lequel il restait quelques centimètres de vin, se leva, se rassit. Si la gendarmerie était là, c’était forcément en rapport avec Stefano. Et que pouvaient leur apprendre des agents à part la découverte d’un cadavre ? Ses oreilles se mirent à siffler très fort, tellement fort que le bruit semblait venir des murs. Elle se mit à trembler, éprouva une intense envie de vomir qui passa aussitôt. Elle avait l’impression que le sol vibrait. Non !

— Ionella ! Ionella ! Vieni qui !

La voix de Martina résonnait dans le couloir : il y avait une urgence impérieuse dans le ton utilisé par sa belle-sœur, mais aussi de la colère. Io remarqua tout cela sans vraiment s’en préoccuper. Le fait d’avoir été appelée lui donna l’impulsion nécessaire pour réussir à bouger.

Près d’eux, dans le garage, se trouvaient deux hommes en uniformes avec de hautes bottes noires et un joli pantalon bleu marine décoré d’une ligne rouge verticale qui les faisaient ressembler à des cavaliers chics.

Elle n’arriva pas à ouvrir la bouche pour les saluer, elle les regarda, l’un, puis l’autre, puis l’un, puis l’autre, puis… comme on suit la balle lors d’une finale à Roland-Garros. Ils avaient tous les deux à peu près son âge, ou bien ils étaient plus jeunes – elle n’arrivait plus à évaluer l’âge des hommes depuis qu’elle avait fêté ses quarante ans. Elle entendit sa belle-sœur la désigner. C’est elle ! Elle sentit qu’elle était complètement et absolument concernée par ce qui allait se dire, qu’il fallait se concentrer. Mon Dieu ou cochon Dieu, n’importe, mais faites qu’ils ne m’annoncent pas avoir retrouvé le corps de Stefano.

— Buongiorno Signora. Lei è Ionelle Duprez ?

— Ja ! Dat ben ik.

Elle déraillait complètement à leur répondre en flamand. Une fois de plus, ce fut le regard de son fils qui lui fit reprendre pied.

— Mi scusi. Si, sono io. Cosa succede ?

— Desideriamo parlare con suo figlio.

Quoi ?! Pourquoi ces deux abrutis voulaient-ils parler à Isaac. La louve, la lionne se réveilla.

— PERCHÉ ?

— Le spiegheremo dopo. È molto importante.

Lui expliquer après ? Io sentit la colère monter. Le gamin la regardait à la fois inquiet et fier d’être au centre de cette histoire. Martina semblait prête à s’évanouir et répétait dio mio comme une ânesse qui brait sans s’interrompre, Io avait envie de la frapper. Et le Nonno s’était enfin éveillé, guilleret, il trottait pour chercher des chaises pliables en plastique blanc et proposait aux carabinieri de s’asseoir.

Io n’en avait plus rien à cirer de la syntaxe italienne, elle tutoya le plus jeune, ou le plus vieux, allez savoir.

— Ma vai, alora, parla. È qui il mio bambino ! Lo vedi ! No ? Qui !!!

Elle s’approcha d’Isaac, lui posa la main sur l’épaule et se mit à le secouer pour bien leur montrer que c’était lui, qu’il était là, son fils. Qu’ils lui parlent, si c’était ça qu’ils voulaient !

— Arrête, Maman.

Elle se sentit honteuse de la scène qu’elle était en train de leur jouer, mais merde à la fin, elle était en Italie, il fallait bien qu’elle en profite pour faire un peu de cinéma elle aussi. Elle se mit soudain à sangloter comme ça, peut-être parce que la peur, la tension étaient si fortes. Elle aperçut le regard en coin que les deux gendarmes échangèrent. L’un d’eux s’approcha d’elle et lui conseilla de non preoccuparsi, tandis que le second s’agenouilla près d’Isaac en lui demandant de venire con lui. Quelle langue d’idiots avec des i ou des o partout. Il s’éloigna avec Isaac jusqu’à l’escalier et s’assirent sur les premières marches, juste là où la Nonna était morte.



17.

Stefano se méfiait des carabinieri, figlii de puttana, réputés plus hargneux que les polizietti, stupidi deficienti. Il y avait pourtant des fleurs sur le mouchoir parfumé que lui avait tendu celui qui était resté près d’elle. Io sécha ses larmes et se força à respirer doucement. Elle se concentrait sur des détails pour éviter de se remettre à pleurer. Elle se souvint que les carabinieri dépendaient de l’armée, comme la gendarmerie en Belgique avant la fusion des polices. Chez elle aussi, les gendarmes étaient connus pour quelques dérives autoritaires. La fameuse bande des Tueurs du Brabant ne se composait-elle pas de gendarmes visant une augmentation de leur budget ? Un peu ridicule de massacrer de pauvres gens pour mieux les protéger. Io se demanda quelle était l’histoire du même genre qui avait eu lieu en Italie. Elle se rappelait d’un attentat dans une gare. Où déjà ? Ah oui, des dizaines de morts, à Bologne à cause d’une bombe placée par un groupe d’extrême-droite avec la complicité des services secrets italiens.

Io constata que penser à des horreurs la calmait. Elle se moucha et glissa le fazzoletto sous la bretelle de son soutien-gorge, sa robe n’avait pas de poche. Elle observait les deux carabinieri tour à tour. Ils étaient grands, non ? Enfin pour des Italiens… eut-elle envie de préciser à l’intention de Martina.

Elle se demanda alors quel était leur niveau de pouvoir. Les policiers un peu sérieux n’étaient-ils pas censés être en civil ? Au cinéma, oui. Aurait-on envoyé des guignols en uniforme pour lui apprendre le décès de son compagnon ?

Elle observait son fils, il semblait détendu, il parlait. Il parlait même beaucoup, elle essayait de deviner ce qu’il disait. En tous cas, il ne ressemblait pas à un petit garçon à qui l’on apprend la mort de son père.

Il agitait une feuille qu’il pointait du doigt en continuant de plus belle. Elle n’avait pas vu le carabiniero lui passer de documents. Qu’est-ce qu’il pouvait bien raconter ?

Le gendarme reprit enfin la parole et la désigna du doigt. Le petit bondit et l’interpella joyeusement.

— Maman ! C’est à cause du monsieur d’hier, tu sais, celui qu’a pas payé le taxi !

Io comprit, mais cela n’avait aucun sens.

— Maman ! Viens.

Martina demanda à Io de traduire ce que son fils avait dit. Celle-ci ne répondit pas, elle se contenta de lever les mains et d’avancer la lèvre inférieure en signe d’incompréhension. Tout ça pour ça ?

Elle s’approcha, le premier gendarme l’accompagna, bientôt rejoint par le Nonno et Martina. Le petit lui tendit les photos qu’il tenait encore. Elles provenaient des caméras de télésurveillance de l’aéroport : Isaac qui tirait sa valise accompagné du type en costume ; le type qui marchait à côté d’elle et Isaac – ils souriaient tous – le type qui chargeait leurs bagages dans le coffre du taxi. Sur des photos à la gare de Vérone, on voyait Io et Isaac qui suivaient Martina, puis un gros plan sur la plaque d’immatriculation de la voiture de Martina.

Waouh, comment avaient-ils réussi cela ? Io avait envie de rire maintenant. Quelle que soit la raison qu’ils avaient eue de surveiller ce bellâtre en costume, elle n’était pas concernée, c’était juste un quiproquo. Ce type était sûrement un mafieux. En tous cas, il ne ressemblait pas à un intégriste, mais bon, on ne savait jamais.

Sa tête chauffait. Il fallait qu’elle arrête de penser et qu’elle se contente de répondre aux questions en ôtant ce sourire narquois de sa bouche. Non elle ne connaissait pas cet homme, oui il avait aidé le petit à porter sa valise, non elle était restée assise, oui c’est lui qui avait proposé de partager un taxi, non elle n’avait pas été étonnée par sa demande, enfin pas plus que ça, ou si, d’accord, elle avait été étonnée, mais elle avait accepté.

Martina soupira. Io se retourna vers elle. Toutes ses tensions la rendaient franche : elle soupira fortement elle aussi en la toisant. De nouveau, les gendarmes échangèrent un regard avant que l’un d’eux ne prie la cognata et le Nonno de s’éloigner un moment. Io entendit Martina marmonner che vergogna ! Quelle honte ? Pourquoi donc ? Elle sentit une brusque envie d’interrompre l’échange pour la rejoindre et l’étrangler. L’alcool, la rancœur, le stress, puis le soulagement, le contrecoup, tout cela faisait qu’à cet instant précis, les réactions de sa belle-sœur lui semblaient juste intolérables.

Vous lui aviez déjà parlé dans l’avion ? Non. Il a eu l’occasion de toucher vos bagages ? Ben oui, il les a chargés dans le coffre que je viens de vous dire ! Vous permettez que nous vérifiions ? Que vous vérifiiez quoi ? Elle souffla doucement sur l’expiration, se concentra, et comprit soudain que les carabinieri ne la croyaient pas – enfin pas tant que ça. Un homme qui porte les valises d’une femme et d’un enfant et monte dans le même taxi qu’eux… mmm. Elle avait envie de hurler « mandat ». En même temps, elle s’en foutait, oui venez mes jolis, venez voir nos valises. Qu’est-ce que ce pète-cul aurait bien pu cacher dedans ? De la drogue ? Un diamant ? C’était un tournage pour le vidéo-gag italien ?



18.

Elle se tourna vers le gamin.

— Et toi, Isaac, t’es accord qu’ils regardent dans nos valises ?

Le petit sautillait, si ! si ! si ! On lui aurait annoncé l’arrivée anticipée de Saint-Nicolas qu’il n’aurait pas été plus excité. Io se laissa contaminer par cet accès de joie, elle aussi trouvait cocasse la visite de gendarmes italiens rêvant de fouiller leurs bagages. En vérité, tout ce qui la distrayait de l’obsession de Stefano était bien accueilli.

Elle prit son fils par la main, monta les premières marches et invita les carabinieri à les suivre. En haut, elle tourna la tête et lança un clin d’œil à sa belle-sœur, comme si elle se réjouissait avec elle d’une cette blague un peu cochonne, avoir convié deux carabinieri dans sa chambre, comme si elle espérait voir Martina pouffer devant le grotesque de la situation et aussi – il fallait bien l’admettre – comme si elle la narguait. Elle l’entendit d’ailleurs gronder à nouveau che vergogna. Elle n’aimait pas la sonorité de ce mot vergogna – « honte » en italien – qui ressemblait à « charogne ». Mais la découverte de la charogne de Stefano n’était pas à l’ordre du jour, c’était le plus important.

Arrivée devant sa porte entrouverte, Io s’arrêta net et fixa les carabinieri sans les laisser entrer. Mais qui c’est ce type à la fin ? Vous pourriez quand même nous expliquer de quoi il s’agit ! À ce nouveau regard entendu qu’ils échangèrent – cela en devenait ridicule – elle déduisit qu’ils se sentaient rassurés de la voir enfin réagir, poser des questions au lieu de crier ou pleurer comme une femelle instable. Ils ne lui répondirent pas. Il était temps d’arrêter le cirque de l’idiote à fleur de peau pour prendre une voix d’adulte et leur signaler que toutes leurs démarches lui semblaient trop informelles pour être tout à fait légales. Oui, elle aurait même dû leur interdire de s’adresser à Isaac. Mais elle avait d’abord pensé qu’ils venaient pour Stefano et n’avait pas un instant envisagé la possibilité de leur refuser sa collaboration. Maintenant qu’elle avait compris le quiproquo, elle se disait juste à quoi bon ? Ils étaient courtois, elle n’avait rien à cacher.

Les volets du couloir étaient fermés à cause de la chaleur. Elle perçut des marmonnements dans la pénombre et distingua la silhouette de Martina, quelques mètres en retrait. Sa belle-sœur les avait suivis, comment aurait-elle pu résister ? Io eut envie de la pointer du doigt et d’hurler fuori dai coglioni, mais elle eut pitié. Malgré son agacement, elle comprenait trop bien sa curiosité.

Les deux flics lui demandèrent l’autorisation d’entrer. Elle s’écarta pour les laisser passer, eux et le petit, puis les suivit et céda à l’impulsion jubilatoire de claquer la porte au nez de Martina. Le léger courant d’air créé par sa fenêtre ouverte amplifia son mouvement et le clac fut très sonore. Elle rouvrit la porte, prononça bien haut scusa Martina et la referma quand même, mais plus doucement.

Sa gigantesque valise gisait, ouverte, par terre, celle d’Isaac était en partie poussée sous son lit. L’armoire en chêne verni était, elle aussi, ouverte avec T-shirts et shorts mal empilés, les robes d’été d’Io suspendues aux quelques cintres en bois. Dans sa valise, il ne restait que leurs maillots et serviettes de bain ainsi que quelques livres, une boîte en plastique avec des flacons d’huile essentielle et un sac avec deux paires d’espadrilles. Io trouvait à présent la situation plus gênante que cocasse. Elle alla rouvrir la porte, elle se sentait mesquine de s’être défoulée ainsi sur Martina et surtout, elle souhaitait la présence d’une femme. Celle-ci ne se fit pas prier pour entrer.

Les carabinieri ne se précipitèrent pas sur les valises, Io avait imaginé qu’ils allaient sortir des cutters et dépecer les doublures des bagages, non, ils se contentèrent de les regarder rapidement. Io répéta sa question d’un ton plus péremptoire. Qui est cet homme ?

— Si chiama Enrico Alzone. È conosciuto.

Ils précisèrent qu’ils n’avaient pas le droit d’en dire plus, lui conseillèrent encore de ne pas preoccuparsi et s’excusèrent de les avoir disturbati. Ils saluèrent Martina et de la prièrent de transmettre leur hommage au Nonno – qui avait fui au potager. Puis au moment de redescendre l’escalier, l’un d’eux demanda à Io :

— A proposito, dove è suo marito ?

— Scusi ???

Pourquoi lui demandait-il où était son mari ? Ils n’étaient pas au courant ? Ben, bravo la police italienne ! Le petit s’écria.

— È in Australia !

— Mais ta gueule, Isaac, à la fin !

Martina était repartie dans des dio mio.

— Comé ?! Non sapete ? Mio marito è sparito !



19.

Io fila jusqu’à la cuisine où tous ses documents étaient restés étalés sur la table. Dans la pile numéro un, elle saisit la copie de l’avis de recherche international. Elle l’agita sous le nez des carabinieri, qui en restèrent cois, lui rappelant Dupont et Dupond. Euh nous l’ignorions, je dirais même plus, euh nous l’irognions… Pathétiques crétins arrogants bon à rien débiles enfoirés, elle sentait une rage folle l’envahir. Ces deux cons enquêtaient sur un mafieux, ou un pourri quelconque – elle n’en savait toujours rien, mais qu’est-ce que cela aurait-il pu être d’autre ! Ils le surveillaient à l’aéroport de Venise, les repéraient à ses côtés, elle et son fils, les soupçonnaient carrément et se renseignaient sur leur identité dans la liste des passagers du vol en provenance de Bruxelles. Ils étaient performants au point de les retrouver dans la gare de Vérone grâce à – elle imaginait – des gadgets style reconnaissance faciale et finalement ils zoomaient même sur la plaque de Martina. Tout ça en moins de vingt-quatre heures ! Puis ils débarquaient, pom pom pom, et menaient leur petite enquête avec un aplomb invraisemblable. Au final, ils la faisaient passer pour une demi-traînée auprès de sa belle-famille. En revanche, ils ignoraient que Stefano Alliero était présumé absent… Elle avait envie de les bouffer, ou de vomir, c’était la même chose, les bouffer d’abord, vomir après. C’étaient eux dorénavant les destinataires de toute la colère qu’elle avait accumulée.

L’un d’entre eux redescendit au trot jusqu’à leur voiture, il en sortit un petit ordinateur portable assez épais qu’il posa sur le coffre et sur lequel il pianota avec le même air inspiré qu’afficherait n’importe quel informaticien au cinéma. Atterrée, Io l’observa par la fenêtre en se massant la nuque. Le second était resté près d’eux, à la cuisine. Debout, immobile, il regardait ses chaussures. Martina, elle, s’était assise à sa place habituelle et fixait ses mains. Même Isaac avait compris le message de sa mère et la fermait, il s’était replongé dans ses fumetti.

Io se fit la réflexion que son fils lisait plus volontiers des Diabolik que des Tintin et trouva effrayant qu’il ait si mauvais goût. Pourtant, elle aussi avait appris l’italien avec cette bande dessinée. Diabolik était un criminel, beau, ténébreux et sans scrupules, il était accompagné d’Eva Kant, sa complice, belle, ténébreuse et sans scrupules. Tous deux revêtaient des masques faciaux qui leur permettaient de prendre une tout autre apparence. Les coups de théâtre se ressemblaient invariablement : ils enlevaient leur masque et dannazione ! c’étaient Diabolik et Eva ! Et alors là maledizione ! ils parvenaient à s’enfuir en voiture de course.

Le carabieniero revint à la cuisine et confirma l’information à son collègue.

— Lei ha ragione, lui è daverro scomparso ! (Elle a raison, il a vraiment disparu.)

Martina bondit alors de sa chaise.

— Ma certo che lei ha ragione ! Stronzo !

Elle rougit violemment et ajouta aussitôt :

— Scusatemi.

— Davvero, non fa niente. Ci scusiamo. Stiamo andando via. Torneremo in un altro momento, se necessario.

Les deux gendarmes étaient visiblement confus. Ils partirent vers le couloir, l’escalier, le garage, le courtil, leur voiture et ciao. Io se demanda comment on disait « la queue entre les jambes » en italien.

Elle s’était approchée de sa belle-sœur jusqu’à frôler son épaule, sa belle-sœur qui avait insulté un gendarme ! Elle avait été abasourdie par l’accès de grossièreté de Martina. Cela ressemblait à de vases communicants : en se fâchant, Martina avait évacué une partie du trop-plein de rage d’Io. La cognata avait traité un caribiniero de stronzo, littéralement de « merde ». Il faudrait qu’elle raconte ça à Stefano ! Elle eut un gloussement nerveux, elle en aurait bien pleuré de rire, mais se contenta de poser la main sur l’épaule de Martina. Avaient-elles trouvé un semblant de connivence ? Martina recula d’un pas et la dévisagea avec une mine désespérée.

— Ma cosa diranno i vicini ? (Mais que vont dire les voisins ?)



20

Io préféra ignorer la réplique de sa belle-sœur et lui demanda si elle avait déjà entendu parler de cet homme surveillé par les gendarmes, questo Enrico Alzone soi-disant connu. Martina secoua la tête avec dédain. Io récupéra son téléphone dans la chambre et revint auprès d’elle. Sur le moteur de recherche, elle saisit le nom que, pour une fois, elle avait retenu sans difficulté. Les différentes photos qui apparurent aussitôt lui confirmèrent que, dans ce cas-ci au moins, les carabinieri étaient correctement informés : c’était bien lui. Il faisait la Une des revues people italiennes, qui se régalaient, depuis plusieurs mois, de son intensa passione avec une certaine Jenny Orlanda, famosa animatrice de talkshow sur Canale 5, une beauté blonde dans la pure tradition des nouveaux médias italiens, grosse bouche, gros seins, gros sens de l’humour. Pour le reste, Io fut à peine étonnée en survolant les infos : homme d’affaires, mmm, secteur immobilier, fortune colossale, eh ben, originaire de Crotone, tiens, tiens, implanté à Trente, ex-député de la Lega Nord, grr, accusé en 2015 d’avoir blanchi des fonds publics détournés dans le cadre de pompompom, acquitté blablabla, soupçonné d’entretenir des liens avec la ‘Ndrangheta… Nous y voilà !

Io soupira, presque de soulagement, rien d’autre qu’un putain de facho couplé à un enfoiré de mafieux… Elle fit un résumé de ses trouvailles à Martina qui acquiesça avec une mimique signifiant son total mépris pour pareilles calembredaines. Io savait que sa belle-sœur ne regardait jamais la télévision. Quand elle la questionnait sur les raisons de son désintérêt, la cognata répondait juste perché non sono interessata – ce qui n’avait de cesse d’étonner Io. Comment comprendre que Martina ne se passionnât pas pour les reality shows qui envahissaient toutes les télévisions italiennes quand on connaissait son avidité en matière de potins concernant le proche voisinage ? Un manque de temps ? La présence du Nonno ? Autre chose de plus profond, mais quoi ? Bah, ce n’était pas le mystère le plus préoccupant du moment.

Io déposa le GSM et empila l’ensemble de ses documents toujours éparpillés sur la table. Elle jeta un œil au petit, tranquille, plongé dans ses fumetti. Cela semblait louche, mais autant en profiter… Il était seize heures. Elle annonça qu’elle allait un peu se reposer.

Isaac bondit et se mit à brailler.

— Ah non ! T’avais dit qu’on irait à la piscine !

— Une toute petite sieste, vingt minutes, pas plus. Puis, on y va, promis.

— Ouais, ouais, c’est ça ! Égoïste va !

Il lança sa bande dessinée contre le mur.

— Oh Isaac, te fâche pas s’il te plaît, suis fatiguée, je te promets qu’on y va après.

Le petit ne lui répondit plus et fuit vers l’escalier, sans aucun doute à la recherche de son grand-père. Martina feignit l’indifférence à la brève chamaillerie mère-fils, elle ne leur accorda même pas un regard, pour bien signifier qu’elle était une personne qui ne se mêlait pas de ce qui ne la regardait pas. Io se demandait parfois si elle avait suivi des cours de français en secret tant elle donnait l’impression de tout comprendre de leurs altercations – et ceci déjà du temps des vacances avec Stefano.

Elle se coucha sur le lit, ferma les yeux. Elle ne voulait même pas dormir, juste se vider la tête, prendre un petit bain de rien. Mais cela cogitait dans tous les sens, « ça » pensait en elle. Isaac… Il en avait assez, le pauvre enfant. Quelle année pourrie, quelle incapacité à gérer, quelle honte, quelle… Quel plaisir aigu à se morfondre ainsi ! Elle se leva d’un bond, il fallait faire disparaître la feuille intitulée « état des lieux de notre couple et raisons pour s’enfuir ». Personne ne devait la lire, personne ne comprendrait. Où la mettre ? La jeter ? Non, elle ne jetterait rien.

Elle survola les notes. Elle s’était disputé avec Stefano la veille au soir, elle n’en avait parlé à personne. Tout le monde aurait vu un lien avec sa disparition alors qu’elle savait que cela n’avait rien à voir. Stefano et elle se disputaient tout le temps depuis toujours.



21

Le seul à savoir qu’ils s’étaient chamaillés ce soir-là était Isaac, totalement blasé, car trop souvent témoin de leur ridicule folklore intime. D’ailleurs, lui non plus n’avait jamais associé cette ixième prise de bec avec l’absence de son papa. Enfin, Io l’espérait. Elle essayait de se rappeler le motif de leur dispute. Peut-être : où t’as mis le poivre ? Pourquoi ? Tu veux en rajouter ? C’est pas bon ? Ou bien : où sont mes clés ? Là où tu les as mises. T’en as pas marre de répéter toujours les mêmes réponses de débile mental ?

Ils étaient grotesques dans leurs conflits, mais – elle devait bien l’avouer – ils s’amusaient bien. Ils avaient des querelles d’école maternelle, ils en sortaient essoufflés et les joues rouges. Était-il envisageable que Stefano se soit simplement barré parce qu’il était furieux, parce qu’Ionelle l’avait encore insulté, parce que trop is te veel. Impossible ! Stefano ne partait pas à cause d’une disputette, Stefano revenait à l’attaque, invaincu et intrépide. C’était à deux qu’ils jouissaient de leurs continuelles chamailles. La fuite ne faisait pas partie de leurs rituels amoureux.

Le téléphone vibra, c’était un numéro italien inconnu.

— Ciao Ionela. Siete bene arrivati ?

— Ciao Pietro ! Si, siamo arrivati ieri sera.

— Perfetto. Alora venite a cena stasera ! (Parfait. Alors venez souper ce soir.)

Pietro était un ami d’enfance de Stefano, du genre que l’on perdait de vue dès l’adolescence. Leurs chemins de vie différaient tant que les retrouvailles se teintaient d’un malaise que la bienveillance ne suffisait pas à atténuer. Pourtant lors de chaque séjour en Italie, Stefano et Io retrouvaient Pietro et sa femme pour manger une pizza.

Et c’était chouette. Quand même. Malgré ce fossé qui les séparait, malgré les choix différents, les valeurs contraires, malgré… il demeurait une affection sincère entre les deux hommes, une forme de loyauté enracinée dans les souvenirs de leur ancienne complicité. Inutile de détailler leurs différences et désaccords flagrants ! Ils n’en parlaient jamais et se serraient dans les bras au moment de se quitter. Ils ne risquaient pas de se revoir la semaine suivante, leurs séjours étaient trop brefs.

— Non ho la macchina qui.

Ce fut proposé avec naturel : Pietro et sa femme viendraient les prendre vers vingt heures et les redéposeraient après la soirée. Io accepta avec gratitude. Une sortie était bienvenue. Qui plus est, c’était Pietro qui avait relayé en Italie les infos Facebook sur la disparition de Stefano. Elle avait besoin d’en parler avec lui.

Il restait assez de temps pour emmener Isaac à la piscine. Il fallait vérifier les pneus des vélos, relever la selle du gamin qui évidemment avait grandi… Toute une série de défis techniques auxquels son célibat forcé la confrontaient.

Io se leva et retrouva son fils dans le potager. Peut-être que lui oserait demander à Martina de les déposer en voiture pour gagner du temps. Isaac était près du Nonno. Penchés tous les deux, le vieux cul et le petit cul, ils observaient une bestiole, un lézard qui semblait mal en point. Le vieux avait fabriqué un lance-pierre et Isaac avait réussi à atteindre le lézard. Le Nonno semblait très fier de l’exploit de son petit-fils. Io s’approcha, se mordit la lèvre et se tut.



22

Isaac annonça avec désinvolture qu’il n’avait plus envie d’aller nager. Il préférait rester près de Nonno, il s’amusait bien à « chasser » avec Nonno, Nonno était gentil et Nonno allait lui montrer les serpents jaunes et noirs que Nonno avait repérés dans les herbes de la rivière, ensuite il retournerait avec Nonno voir les chatons chez les voisins de Nonno… En plus, Nonno avait promis de lui offrir un gelato quand le vendeur – qui était un ami de Nonno – passerait et Nonno tenait ses promesses, lui. Il allait d’ailleurs aider Nonno à cueillir les tomates, parce que Nonno était ancien et avait mal au genou et…

— Va bene, ho capito, rétorqua Io aussi soulagée qu’agacée par le désaveu de son fils.

Elle se sentait seule, tellement seule. Elle aussi aurait voulu chasser les couleuvres avec Nonno. Ou mieux, être une couleuvre cachée au fond de la rivière, avec plein de copines couleuvres, et se laisser attraper par les grosses pattes de Nonno. Elle aussi voulait cueillir des tomates. Ou mieux, être une tomate et se laisser cueillir par les grosses pattes de Nonno… Elle ouvrit la bouche et s’amusa à répéter plusieurs fois nonononono. Puis se tapota les joues et décida d’aller prendre une douche. Une fois rafraîchie, elle pourrait reconsidérer l’option sieste. Il faisait vraiment chaud, elle avait oublié combien c’était épuisant.

Elle récupéra le petit vers dix-neuf heures. Il brailla qu’il ne voulait pas prendre de douche, il en avait déjà pris ce matin, il n’était pas sale du tout. Elle répondit comme tu veux, c’était plus rapide de céder. Elle avait déjà averti la cognata de leur escapade du soir. Cette dernière avait eu un grognement qu’elle avait interprété comme une approbation. Pietro était un ami de son frère et Martina l’appréciait. En plus, Nives, son épouse, était très propre, avec des T-shirts dorés bien repassés, des cheveux marron bien lissés, des ongles roses bien soignés et de jolis sacs à main noirs décorés de petites chaînes argentées avec de grosses perles blanches bien accrochées. Sans oublier une voiture gris métallisé bien propre, à l’intérieur et à l’extérieur. Martina appréciait tout cela – ce « tout cela » qui mettait justement Io si mal à l’aise.

Lors de ses premiers séjours dans la région, Io avait été ahurie de découvrir la propreté hallucinante des maisons italiennes. Où qu’elle aille, le sol et les sanitaires en particulier « blinquaient » comme dans une publicité. Pas un cheveu, pas une trace de calcaire ou de dentifrice. Un blanc éblouissant qui donnait l’impression que Mastro Lindo, leur Monsieur Propre, allait sortir du pot en chantant parla con me. Elle devait admettre que cette odeur de javel allait un peu contre ses préjugés sur une Italie pauvre et sale, celle des films néoréalistes de l’après-guerre au ciné-club.

Même maintenant, dix ans plus tard, cette Italie du Nord, dense et frénétique, continuait de la surprendre. Les gens travaillaient comme des fous et prenaient pourtant le temps d’aspirer leur voiture et de repasser leurs petites culottes. On ressentait une inquiétude liée au coût de la vie, à la hausse des prix, une peur omniprésente de perdre son emploi, tout ça associé à une effroyable importance accordée aux signes extérieurs de réussite.

Des préoccupations très éloignées de celles d’Io, elle qui avait toujours vécu dans une relative désinvolture et qui savait qu’elle pourrait bénéficier du confortable chômage belge en cas de perte d’emploi. Elle travaillait comme vendeuse dans une épicerie fine Place Sainte-Catherine, vin, foie gras, jambons coûteux… Elle se goinfrait de délicatesses semi-périmées et n’était ni complexée ni agressée par le luxe de certaines clientes friquées. Son look ne déparait pas chez les bobos bruxellois. Les tissus à grosses fleurs genre tablier de grand-mère et les chaussettes tire-bouchonnées connaissaient un franc succès depuis plusieurs années dans les boutiques de mode anversoises de la rue Dansaert. Selon Martina, elle et Stefano ressemblaient à des zingari chiffonnés et mal peignés. Et souvent, après une dizaine de jours passés auprès de la cognata, Io la croyait et se mettait à douter.

Elle démêla ses cheveux et les attacha en une queue de cheval assez haute, passa une robe en acrylique, noire, légèrement décolletée qui ne nécessitait aucun repassage, obligea Isaac à se savonner longuement les mains et lui débarbouilla la figure. Il ne hurla presque pas. Il aimait bien Pietro et Nives et surtout leur fils ado qui était overéquipé en tablettes et jeux vidéo divers.



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À côté des innombrables petites tanneries, la région foisonnait d’usines de pompes, hydrauliques, à pistons, subaquatiques, volumétriques… Puis, il y avait d’autres usines qui, elles, produisaient des pièces de rechange pour pompes, qu’elles expédiaient in tutto il mondo ! C’était dans une de celles-ci qu’avait travaillé Pietro durant de nombreuses années. Il en parlait avec le même enthousiasme que des nostalgiques évoquant leur service militaire dans les sketchs français. Il y avait été employé en tant que « délégué », c’était mystérieux. À l’époque, il « gagnait » bien sa vie. Puis il avait « perdu » son travail. Et quand on perd, on ne gagne plus… En italien, la symbolique était la même, aussi évidente.

Depuis ce licenciement, Pietro « ramait » ! Le plus souvent, il travaillait pour son beau-frère comme peintre, en bâtiment et en noir aussi.

Sa femme était ouvrière. Dans une tannerie. Elle tenait bon, sans trop gagner, mais surtout sans rien perdre. Ils parlaient du prix de la vie, des taxes, du nombre d’étrangers. Tout augmentait, répétaient-ils. Ils étaient soucieux de leur sécurité. Io se méprisait d’être aussi méprisante. Facile de juger ! Mais comment aurait-elle pu faire autrement ?

Parfois, Io tentait de se rappeler où et quand, en Belgique, elle avait approché une usine. Il y avait ces fameuses aciéries à Charleroi et à Liège, toutes fermées. Il restait une ou deux grosses usines de bagnoles tumultueusement « restructurées ». Puis une fabrique d’assiettes à fleurs, fermée aussi. Sinon quoi ? Aucune idée.

Elle était totalement inconcernée. C’étaient des questions qu’elle ne s’était jamais posées. Qui fabrique quoi ?

Jeune, elle avait lu Stefan Zweig – pas Karl Marx, même si elle l’aimait bien, lui et sa barbe, comme ça, juste pour pouvoir placer avec un air entendu que la religion était l’opium du peuple. Penser au monde du travail manuel, s’interroger sur la vie d’un ouvrier, prendre conscience du rôle qu’avaient eu les revendication des syndicats dans l’obtention de droits qui lui semblaient élémentaires, sentir dans ses tripes combien une semaine de quarante heures est longue au corps, s’imaginer devant les machines chaudes et puantes écrasant les peaux de cadavres de vaches à coups de vapeur, les plongeant dans des bains de colorants toxiques… Non, Io n’avait jamais considéré cette vie-là.

Elle vivait dans son micro confort bruxellois, avait toujours déniché des intérims sympas et pas trop fatigants. Si elle n’éprouvait aucune empathie pour le quotidien d’un ouvrier, c’était tout simplement parce qu’elle n’y pensait pas. Ce n’était pas de l’indifférence, c’était de l’ignorance. Stefano lui avait ouvert les yeux, il affirmait : rien de tel que d’aller jober à la tannerie à quinze ans pour motiver un adolescent à s’appliquer à l’école ! Quand le mois est terminé, t’es prêt à étudier n’importe quoi.

Io avait affiché une mine horrifiée en apprenant que Martina travaillait dans une boucherie, qu’elle tripotait des morceaux d’animaux morts à longueur de journée. Stefano s’était fâché, lui avait rétorqué que ce boulot représentait une chance pour sa sœur après quinze ans dans une tannerie où elle s’était ruiné le dos, les mains et les poumons, sans jamais se plaindre ! Io avait baissé la tête, honteuse de son snobisme. Stefano avait lu Gramsci lui… Io ne savait même pas prononcer le nom.

Ce soir-là, assise dans le petit appartement, elle observait le couple. Ils exprimaient beaucoup plus d’inquiétude et de chagrin que ne l’avaient fait la cognata et le Nonno. Ils l’avaient serrée dans leurs bras comme pour lui transmettre de la force. Elle avait laissé glisser quelques larmes pudiques le long de ses joues et Pietro lui avait tendu une boîte de Kleenex, comme un vrai psy. Chaque fois que Nives passait derrière sa chaise, elle lui passait la main sur l’épaule. Ces contacts tactiles la réconfortaient, Io se rendait compte à quel point tout cela lui avait manqué ces sept derniers mois.

Même avec le gamin, elle les avait trouvés parfaits. Ils l’avaient regardé en face, lui avaient demandé comment il tenait le coup, lui avaient assuré qu’ils étaient là. Noi siamo qui per te. Assolutamente. Puis, sans plus de mélo, ils l’avaient envoyé jouer avec leur ado. Une telle bienveillance, droite et sincère, donnait à Io l’impression d’arriver dans un port après une terrible tempête. Elle ne connaissait rien aux métaphores marines, mais il lui semblait profiter d’une accalmie dans sa tourmente.

Elle n’avait pas besoin de ses dossiers pour leur résumer la situation. Elle laissait le Durello pétiller dans sa bouche, entre douceur et amertume, puis reprenait. Elle en arrivait à la visite des carabinieri cette après-midi. Pietro et Nives souriaient, ils connaissaient Martina. Puis Io prononça le nom. Le couple hurla en chœur.

— En-ri-co-Al-zo-ne !!!

— E alora ?

Ils se jetèrent un coup d’œil digne du duo des carabinieri. Nives se lança.

— Questo tizio è un verme patetico. (Ce type est une ordure pathétique.)

— Sì, lo immaginavo. Ma questo non ha nulla a vedere con Stefano ! (Oui, je m’en doutais. Mais ça n’a rien à voir avec Stefano !)

— Come fai a saperlo ?!! (Comment le sais-tu ?)



24

Io offrit un sourire éclatant à Pietro. L’hypothèse qu’ouvrait sa question n’avait rien de joyeux, mais, dans l’obscurité où elle était engoncée, une piste, même épouvantable, ressemblait à un cadeau. Elle avait envisagé la mafia dans son brainstorming dément, mais cela lui avait semblé aussi ridicule que l’enlèvement par des Martiens.

Nives remplissait d’eau la petite cafetière en aluminium. Io allait être incapable de refuser la tasse offerte et elle ne dormirait pas cette nuit… Pietro s’emballait, il s’était levé pour prendre la grappa Nardini et gesticulait avec entrain.

— Hai sentito che una decina di giorni fa hanno trovato settecento chili di cocaina qui vicino. Alla conceria Rosalina. A quattro kilometri. L’avevano nascosto tra le pelle ! I cani non l’avrebbero mai trovata ! A causa della puzza ! (T’as entendu qu’il y a une dizaine de jours, on a trouvé sept cents kilos de cocaïne ici tout près, à la tannerie Rosalina. À quatre kilomètres. Ils l’avaient cachée entre les peaux. Les chiens ne l’auraient jamais trouvée. À cause de la puanteur.)

Io attrapa sans attendre la grappa censée suivre le café et l’avala. Elle grimaça. Elle avait envie de se moquer. Qu’en avait-elle à foutre du trafic de cocaïne ? Qu’en avait-elle à battre qu’un abruti de chauffeur se soit trompé d’adresse de livraison ? Qu’en avait-elle à branler que le directeur de la tannerie redoute des représailles parce qu’il avait appelé la police au lieu de « restituer la marchandise » ? En quoi Stefano était concerné ? OK, c’était cocasse comme anecdote, original. Mais cet enthousiasme exalté lui semblait inadéquat – et même outrancier.

Elle vida le verre que Pietro venait de lui resservir, celui-ci l’imita sans cesser de parler. Nives hocha la tête et resta debout à surveiller le café.

— Maman, on s’en va ?

Dans un coin de son cerveau, Io avait noté qu’Isaac tournait en rond depuis un moment, même s’il ne s’en était pas encore plaint. Leonardo, le fils du couple, était resté scotché à son pc toute la soirée, encore un qui « jouait » à Fortnite avec des « amis ». Il avait à peine salué Io et avait soupé devant l’ordinateur.

Isaac avait déjà regardé un film, mangé une glace, feuilleté des BD… Évidemment que le temps lui semblait long. Io s’empêchait de juger le comportement nullissime d’un crétin d’ado dégénéré qui, au lieu de tout arrêter pour s’occuper de son chérubin d’amour à elle, préférait continuer à griller son misérable cerveau atrophié avec des jeux débiles, et aliénants, et violents. Nives et Pietro n’avaient pas montré le moindre signe de réprobation. Alors Io avait feint de ne pas trouver cela choquant et avait tenté de canaliser au mieux la déception du petit.

— Oui, mon chéri, je bois le café, puis on y va.

— Non, maintenant !

— Juste cinq minutes.

— Ouais, tu dis toujours ça !

Isaac avait crié et s’était enfui sur le balcon de l’appartement. Le couple la regardait,

Va tutto bene ?

— È stanco. Si annoia. (Il est fatigué, Il s’ennuie.)

Elle se demanda pourquoi elle cherchait à excuser son fils. C’était logique qu’un gosse de neuf ans en ait marre. Ils auraient dû comprendre. Elle ne put s’empêcher d’ajouter.

— È deluso. Sperava di giocare con Leonardo. (Il est déçu, il espérait jouer avec Leonardo.)

Nives versa le café sans relever et Pietro enchaîna.

— Ti devi rendere conto, il padrone della conceria è nei guai fino al collo. (Tu dois te rendre compte, le patron de la tannerie est dans les ennuis jusqu’au cou.)

Elle haussa les épaules. Cette histoire tenait du potin local. Elle se servit elle-même une troisième grappa pour rincer sa tasse de café, juste comme le Nonno. Et se leva pour aller al bagno. Elle n’avait pas trop envie de partir, mais elle ne voulait plus rester non plus.

Elle embrassa Nives, ignora l’ado, récupéra Isaac sur le balcon et suivit Pietro jusqu’à la voiture.



25

Pietro roulait trop vite. Io sentait l’effet des trois grappa. En temps normal, elle aurait choisi de s’en resservir encore une, puis une autre, de parler sans fin et de fumer, rire et encore fumer, sauf que là elle avait juste envie de vomir et pleurer.

Pietro se gara au bord de la route, sans rentrer dans le courtil. Elle rassembla son énergie pour le remercier chaleureusement pour la bella serata, répéta mille fois grazie mille, puis ordonna à Isaac de saluer et de se dépêcher. La voiture redémarra toujours aussi brusquement.

Ils s’avancèrent tous deux vers la grande maison jaune où aucune lumière n’était restée allumée. La lune semblait bien basse, presque posée sur le toit, elle était exactement à sa demie, parfaitement coupée en deux, lumineuse et complice. Io chuchota au petit de se dépêcher. La clé serait cachée derrière le troisième gros pot avec les oléandres.

Maintenant qu’ils étaient arrivés, son fils semblait prendre plaisir à traîner, vérifier ses lacets, observer deux graviers, en ramasser trois, toucher l’albero di cachi, sautiller sur les taches de lumière. Io repéra les moustiques autour de la lampe qui s’était allumée automatiquement sous la porte d’entrée. Sales bêtes.

— Bon, merde, tu te dépêches à la fin ?

— Oh, ça va hein ! Relax.

— Isaac, faut savoir. Là-bas, tu m’emmerdes pour rentrer et maintenant qu’on est là, tu traînes ! Tu te fous de qui à la fin ?

Elle était injuste, elle le savait, elle aurait dû s’asseoir avec lui sur le banc en vieux marbre, regarder la lune magique, profiter de l’instant. Tranquille.

— Je t’ai même pas emmerdée ! D’ailleurs c’était nul là-bas ! Je les déteste.

— Super, Isaac ! Merci. Quand tout tourne pas autour de toi, tu râles ! Bravo, mon gars.

— Tu comprends rien ! T’es vraiment chiante !

Io traversa la cour en trottant, bondit sur le petit, l’empoigna et le traîna jusqu’à la porte d’entrée.

— Maintenant tu la fermes et tu viens te coucher !

— Aïe ! Tu me fais mal. Lâche-moi.

Io lui serra le bras un peu plus fort, il geignit et tira. La gifle partit et claqua fort sur la joue du gamin. Un peu sur l’œil et le nez aussi. Io n’avait rien décidé. Pourtant sa main venait de frapper. Elle avait laissé une marque bien rouge sur le visage de son fils. La honte se chamaillait déjà avec l’envie de lui en flanquer une seconde. Elle le repoussa loin d’elle, assez fort pour qu’il cogne le mur. Le gamin gémit un pardon, motivé par la peur plus que par un éventuel remords. Io tourna la clé dans la serrure et l’attira à l’intérieur, comme un paquet immonde, avant de claquer la porte. Trop fort.

Dans la pénombre, ils se dirigèrent vers l’escalier… au sommet duquel une silhouette…

Évidemment, Martina les attendait. En robe de chambre pervenche, un silence de tragédienne grecque collé sur son visage pointu. Il faisait encore trente degrés passés et cette conne passait un peignoir pour venir les guetter. Io escalada les escaliers, passa devant elle, cracha buena sera et se rua dans la salle de bain, où elle s’assit sur la cuvette et laissa couler les larmes.

La zia consolerait le gamin, ils adoreraient ça, tous les deux. Elle était tellement nulle, à boire trop, à taper son gosse, à pleurnicher en pissant. Ma cosa diranno i vicini ? Elle se passa de l’eau sur le visage et rejoignit les victimes à la cuisine. Martina sortait un petit pot de glace du congélateur.

— Basta ! Non c’è bisogno di gelato ! Andiamo a letto. Allez, viens te laver les dents, Isaac. Ciao Martina.

Il suivit sans broncher. Elle s’assit sur le bord de la baignoire pendant qu’il se frottait les dents.

— C’est bon ? J’ai fini, Maman ?

Trois minutes ou pas ? On approchait peut-être des trente secondes.

— Oui, mon poussin, pardon, allez, viens te coucher.



26

Isaac se déshabilla sans ouvrir la bouche, il dormirait en caleçon à cause de la chaleur, le drap roulé en boule à ses pieds. Io aurait voulu se coucher sur le petit matelas, contre lui, le serrer, le dévorer, le remettre dans son ventre, lui murmurer des pardons et l’avaler. Elle se contenta de lui caresser le front et lui conseilla de dormir, vite, bien, bisous.

À son tour, elle se dévêtit, dans le noir. S’allongea et prit son téléphone. Elle tapa « ‘Ndrangheta » dans le moteur de recherche et survola les infos. Mafia calabraise, premier rôle mondial pour l’approvisionnement de cocaïne, détournement de fonds publics européens, des subsides pour l’autoroute du Sud, trafic de déchets toxiques…

Io surfait, bouche ouverte. À Bruxelles, la ‘Ndrangheta a acheté un quartier entier avec l’argent blanchi de la drogue. Elle bondit hors de son lit et partit boire de longues gorgées d’eau au lavabo de la salle de bain pour ne pas risquer de croiser Martina à la cuisine. Elle et Stefano vivaient près du Square Ambiorix. Un quartier très cher, mais elle avait hérité l’appartement de ses parents. Et eux l’avaient acquis bien avant l’expansion de la Commission et les travaux du quartier Schumann. C’est vrai qu’elle avait souvent entendu dire que leur quartier appartenait à la mafia. Mais… Et si… Pourquoi… Non…

Elle continua.

Isaac respirait profondément, il dormait. Mon Dieu. Pauvre gosse. Elle buvait des goulées d’eau tiède dans un gobelet à dentifrice bleu pâle emprunté sans doute au Nonno.

La mafia serbe se spécialisait en paris sportifs et vols de voitures. La mafia albanaise en prostitution, trafic de cigarettes et contrats d’assassinat. La Camora était appelée babymafia à cause des nombreux mineurs impliqués. C’était étonnant, tout ce qu’elle ignorait. Le sujet l’excitait, c’était vraiment comme au cinéma.

Retour sur la cruelle ‘Ndrangheta. Soupçons d’infiltration au sein de la chaîne de supermarchés Lidl. Assassinat de Jan Kuciak, journaliste slovaque enquêtant sur les compromissions de son gouvernement. Scandale du camp de migrants Isola Capo Rizzuto, géré par la ‘Ndrangheta.

Oui. Et alors ?

Io tenta de se remémorer ses conversations avec Stefano. Il lui avait offert le fameux livre de Roberto Saviano qui l’avait d’ailleurs définitivement dégoûtée des tomates et de la mozzarella de buffala produites sur les décharges toxiques de Naples. Elle se rappela que Stefano ricanait souvent en observant les transferts de terre dans leur région pourtant bien au Nord. Il lui montrait des tas qui, de semaine en semaine, étaient transportés d’une route à l’autre. Ils la vendent cher, hein ! Et c’est de la terre polluée en plus, c’est là leur génie, ajoutait-il. Il se lamentait quand, aux vacances suivantes, il découvrait un rond point invraisemblable en plein milieu d’une route de campagne. Il y avait aussi les fameux panneaux routiers qui se succédaient parfois tous les dix mètres, attention vitesse limitée à cinquante, puis à nonante, sans raisons valables, suivis d’attention traversée de gibier, ou traversée d’enfants, alors qu’on roulait en plein zoning industriel sur une quatre bandes entourée de hautes isolations acoustiques ! Même le FBI estimait que la ‘Ndranghetta était une des organisations criminelles les plus dangereuses au monde.

Oui, et alors ?

Le Enrico Alzone de l’aéroport était un homme d’affaires pourri originaire de Crotone.

Oui, et alors ?

Mais pourquoi ce type avait-il suggéré de partager leur taxi ? Certainement pas pour éviter de payer le prix de la course.

À nouveau, Io se demanda… Et si c’était possible ? Et si Stefano avait quelque chose à voir avec tout ça ? Et si l’explication était enfin là, devant ses yeux ?

Elle voulut retourner à la salle de bain pour remplir le gobelet d’eau. La lumière y était allumée, alors elle alla jusqu’à la cuisine, abandonna le récipient en plastique usé sur l’évier et prit un verre dans l’armoire. Elle entendait des bruits bizarres dans le bagno, entre le haut-le-cœur et le sanglot. Merde, Martina !

Elle hésita à vérifier, puis trotta vers sa chambre, ferma la porte doucement et décida de dormir pour recevoir des conseils. Elle se releva pour murmurer une fois encore pardon à l’oreille d’Isaac endormi.



27

Io et Isaac se réveillèrent tôt. Le petit vint se blottir contre elle. Io savait qu’il « fallait » cesser de s’excuser. Il « fallait » être forte et joyeuse, pas plaintive et écrasée de culpabilité.

— Tu sais quoi ? On démarre direct sans se laver ni déjeuner, on prend les vélos, on sera les premiers à la piscine et on mangera des croissants.

Ils trouvèrent le Nonno déjà assis sur le banc de la cour, le saluèrent vite fait, sortirent les bicyclettes sans modifier les réglages et roulèrent prudemment jusqu’au sentier le long de la rivière. Il restait alors quatre kilomètres tranquilles pour arriver à la piscine du village voisin. C’était un endroit magnifique, où ils avaient toujours passé d’excellents moments. Un grand bassin olympique au milieu d’un gazon vert bien arrosé, des acacias, des parasols, et une pataugeoire ronde avec un toboggan « pour gagas » qu’Isaac méprisait depuis l’été précédent.

Ils s’assirent autour d’une haute table en métal avec ses grands tabourets et dégustèrent de délicieux croissants à la crème encore tiède. Io n’avait même pas mal à la tête, elle avala un café et poursuivit le petit jusqu’au plongeoir d’où il s’élança. Elle le regarda sauter encore et encore, assise au bord, les pieds dans l’eau, profitant du soleil du matin.

Une autre maman avec un fils du même âge était installée un peu plus loin. Elles se mirent à papoter en jetant à tour de rôle des anneaux multicolores pour que les deux gamins plongent les chercher, comme de jolis chiens sous-marins.

« Il fallait » réussir à profiter de chaque doux moment et éteindre cette angoisse stérile. Tout à l’heure, elle chercherait les coordonnées de l’Alzone du taxi et le contacterait directement. Pour éclaircir cette histoire…

Io enchaîna une trentaine de longueurs dans la piscine, elle sentait son corps se délier, ses muscles s’éveiller. Ils mangèrent une glace avec le nouveau copain d’Isaac. La mère était une bavarde autosuffisante, c’était parfait, elle ne demanda rien à Io à propos de son mari.

Ils repartirent vers onze heures trente pour être de retour pour midi. Le petit avait déjà pris des couleurs, elle aussi.

Io se jura de ne pas trop boire pendant le repas. Ils arrivèrent à midi moins cinq, la table était mise, le Nonno installé. Martina fit goûter une pâte à Io, comme si son avis sur la cuisson était important. Spaghetti alla putanesca en primo, puis salade, tomates et fromage avec ces petits pains ronds sans goût et trop durs qu’Io avait appris à apprécier. Au final, elle et le Nonno terminèrent la bouteille de vin pétillant. Martina resta à l’eau. Io sentait l’appel de la sieste, elle regarda Isaac, juste une heure, une toute petite heure… Elle demanda à Martina de lui allumer la télévision sur Rai Gulp, il faisait trop chaud pour sortir de toutes manières.

Elle s’endormit sur le dos, les genoux pliés, les talons contre les fesses, elle s’entendit ronfler et sut qu’elle dormait déjà. Enrico Alzone était debout devant elle, il souriait avec des dents de vampire, tenait nonchalamment sa verge en érection d’une main et une dizaine de Rolex en or massif dans l’autre. Il lui tendait – quelle main exactement ? Prends, c’est pour toi, allez, ne fais pas ta mijaurée, il avait un incroyable accent wallon. Derrière lui, tournait une petite bétonneuse jaune, comme celle que son père utilisait dans leur maison de campagne quand elle était enfant. Alzone se dirigeait vers un ouvrier roux et trapu, allora è pronto ? Le gars grognait un acquiescement inquiet, et, à l’aide d’un long tuyau, déversait le béton dans une fosse carrée où Stefano était déjà enfoncé jusqu’à la taille. Io le fixait en silence, elle se sentait étonnamment bien, Stefano levait la main et lui faisait un petit coucou auquel elle répondait par un haussement d’épaule.

— Maman, Maman, ton téléphone !

Isaac agitait le GSM sous son nez.

— Quoi ?

— Ben, il sonnait.

Io prit l’appareil, le numéro n’était pas indiqué. Elle bâilla.

— Olàlà, j’étais en train de faire un de ces rêves !

— Tu me racontes ?

— Non !



28

Io souhaitait partager avec Martina sa lumineuse idée, celle de contacter directement Alzone pour lui demander si, à tout hasard, peut-être, il saurait, éventuellement, où se trouvait son mari.

Autant le matin, quand elle pédalait vers la piscine, l’initiative lui avait semblé judicieuse, autant, maintenant qu’elle se trouvait face à sa belle-sœur, elle prenait conscience de son côté ridicule voire dangereux. Ciao Signore Alzone, forse lei sa dove è mio marito ? Si si, certo che lo so, l’abbiamo ammazzato sei mesi fa. Voi vedere il corpo ? Pecato, è nel calcestruzzo ! (Bonjour Monsieur Alzone, peut-être savez-vous où est mon mari ? Oui, bien sûr que je le sais, nous l’avons assassiné il y a six mois. Vous vouliez voir le corps ? Quel dommage, il est dans le ciment.)

Peut-être Io devait-elle revoir les Affranchis, le Parrain, les Incorruptibles, Scarface et quoi encore ? avant de contacter le bellâtre Calabrais. Ou peut-être pas ? Peut-être devait-elle juste envisager une séance de yoga afin d’aborder la situation avec détachement et détermination. Avec franchise et prudence ? Avec efficacité et charme ? Existait-il un oxymore adapté à sa situation ? Avec fermeté et tranquillité ? Avec quoi ?

Avec rien et avec tout.

Martina avait préparé un café, elle lui tendit une micro-tasse, brûlante. Io remercia d’un petit signe de tête approbateur. Sa belle-sœur était forte pour le dorlotage silencieux. C’était agréable d’être choyée sans l’avoir réclamé. Même par une sale conne acariâtre.

— Martina, cosa puoi dirmi su la ‘Ndranhetta qui, nella Regione Veneto ? (Que peux-tu me dire sur la N’dranghetta ici en Vénétie ?)

— Ma tasi ! (Tais-toi en dialecte vénitien)

— Sul serio ? Raccontami.

Martina grimaça en lui désignant Isaac du menton. Le gamin était installé devant la télévision dans l’unique fauteuil de la pièce.

— Isaac, on descend sous le porche boire le café avec la Zia. Fait trop chaud ici.

Le gamin était happé. Des éclairs de feu contre des éclairs laser rebondissaient contre des éclairs de glace qui fusionnaient avec des éclairs de roche… C’était « pierre, papier, ciseaux » nouvelle génération.

Io suivit sa belle-sœur dans l’escalier, elle se tint à la rampe, et essaya de ne pas renverser le café. Le banc était à l’ombre, et libre, le Nonno avait probablement rejoint l’orto.

Io sentait l’impatience secouer tout son corps. Elle s’observait espérer encore quelque chose de cette future conversation, s’intimait de se calmer, laisser venir et surtout de la fermer. Elle se força à respirer doucement trois fois, avant de se tourner vers Martina, on n’en était pas encore au Pranayama, mais bon…

Martina contemplait avec intensité une mauvaise herbe qui avait survécu entre les graviers blancs du courtil. Elle se leva d’un bond quasi félin pour l’arracher. Io en profita pour relever l’arrière de sa jupe afin que ses cuisses touchent la pierre du vieux banc. Ce n’était pas frais, mais moins bouillonnant qu’elle.

Elle ne supportait pas cette chaleur. Jamais. Elle pensa à son voisin de palier à Bruxelles, à qui elle avait annoncé leur voyage en Italie, il avait rétorqué qu’il faisait bien trop « doef » dans ces pays-là. Il avait ajouté qu’avec des chaleurs pareilles, on comprenait que les Nègres ne foutent rien, au Congo ou ailleurs. Io avait acquiescé, comme une idiote consentante. Il s’appelait Edmond et avait une vraie gueule d’Edmond.

Et une fois de plus, elle avait chaud, vraiment, trop chaud ! Cette chaleur l’oppressait, lui donnait l’impression d’être prisonnière dans le four de feue sa grand-mère. Elle était une fille du Nord, crachin et vent, soleil et vent, nuages et soleil, pas quarante degrés dans un ciel immobile avec des criquets hystériques qui l’angoissaient depuis qu’elle les imaginait hurler : on a soif, on a chaud, on crève, on a soif, on a chaud, on crève.

Elle se leva aussi, se dirigea vers le robinet de l’évier extérieur qu’elle ouvrit et s’aspergea le visage d’eau. Il ne fallait pas qu’elle se plaigne de la canicule auprès de Martina, elle ne recevrait qu’une moue de mépris en guise de réponse.



29

Martina revint s’asseoir. Io crut déceler l’ombre fugace d’un sourire sur son long visage pointu. Sa belle-sœur avait les cheveux châtains coupés trop courts et la peau pâle. Quand aurait-elle bronzé ? En dehors des vacances à la plage, qu’ils passaient alignés sur leurs rangées de transats payants, les Italiens qu’Io avait rencontrés ne s’exposaient jamais volontairement au soleil, fa male. Et contrairement au Nonno, Martina ne jardinait pas.

Ses yeux avaient le même brun-vert mobile que ceux de Stefano, et d’Isaac. C’étaient les yeux de la Nonna. Si Martina avait troqué ses innombrables T-shirt gris et leurs motifs en pierreries dorées pour de simples chemisiers crèmes, elle aurait pu être classe. Si elle avait tapoté sa bouche pour la décrisper, elle aurait même pu être sexy. Là, elle avait la beauté funeste d’une caissière dépressive.

C’était affligeant cette réciprocité dans leur mauvais jugement : Martina critiquait le soi-disant manque d’élégance d’Io laquelle trouvait que Martina ruinait son allure avec un pseudo-chic au clinquant rocambolesque. Jugement contre jugement. Vérité contre certitude contre évidence, tout était contre et bien relatif.

Io s’aspergeait encore d’eau fraîche, se reprochant déjà d’agir ainsi dans un courtil ouvert aux regards de la rue. Curieusement, Martina prit la parole sans attendre d’être relancée.

— Hai sentito parlare di l’Operazione Jonny ? (As-tu entendu parler de l’opération Jonny ?)

— Il cantante ? (Le chanteur ?)

Io regretta illico sa blague. Heureusement Martina ne releva pas.

— La Misericordia !

Io acquiesca. La veille au soir, elle avait lu quelques articles sur le scandale d’Isola Capo Rizzuto, le plus grand centre d’accueil de réfugiés d’Europe, ces hommes et femmes affamés derrière des barbelés. Un des clans de la ‘Ndrangheta « gérait » les subsides versés par la Commission et l’État italien. Martina s’emballa : la méthode de questi bastardi était simple, ils ne nourrissaient que la moitié des résidents, avec de la pourriture que l’on ne donnerait neanche a un maiale (même pas à un porc) – sans compter le curé qui, lui, avait entassé plus de trois millions d’euros pour l’assistenza spirituale aux demandeurs d’asile.

Io trouvait cela réellement incroyable : incroyable que de telles ordures existent, mais surtout incroyable de découvrir sa froide belle-sœur passionnée. Passionnée par quelque chose.

Le père de Stefano avait toujours été clairement à gauche, profondément lié au mouvement ouvrier. Après l’autodissolution du parti communiste italien et son remplacement par le parti démocrate, la loyauté du Nonno était restée sans faille. Il s’inscrivait pour aller voter, systématiquement, suivi de sa fille.

Io se souvenait des années 2000 et de ses débuts dans la famille : le Nonno et Martina tiraient la tête plusieurs jours durant chaque fois que Berlusconi était réélu et ouvraient une bouteille en riant à chacune de ses défaites, avec des quiproquos vaudevillesques quand les résultats étaient indécis, que la victoire changeait de camp in extremis. Cela les lui avait rendus sympathiques. Alors que Pietro et Nives, ses hôtes de la veille, avaient récemment été séduits par les sirènes du mouvement Cinque Stelle, Martina, elle, raclait sa gorge en imprécations bien ciblées quand on parlait du parti de Beppe Grillo, opportunisti, proffitarori, disonesti, imbrogli, mascelloni, palloni gonfiati… Io devait avouer que la conscience politique de sa belle-sœur restait une agréable surprise dont elle ne se lassait pas.

Martina lui raconta même que chaque mardi et jeudi soir, après le travail, elle se rendait au centre Caritas tout proche per aiutare i migranti.

Io l’interrompit. Enfin.

— Ma è possibile ?

— Che cosa ?

— Che ci sia una relazione fra queste et Stefano ?

Martina la transperça de son regard soudain parfaitement vert.

— E perché no ?

Puis ajouta.

— Anche mio fratello ha partecipato a un programma per aiutare i neri.

— Ma quando ?

— Venti anni fa.



30

Vingt ans auparavant ! Vingt ans ! Stefano avait participé à un programme pour distribuer de la soupe à des Africains. Waouw, trop fort ! De qui sa belle-sœur se moquait-elle ? À Bruxelles aussi, Stefano et elle avaient occasionnellement hébergé des demandeurs d’asile du Parc Maximilien en s’inscrivant à la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Et alors ? Io restait silencieuse. Rire, pleurer, réfléchir, mais à quoi ? À l’inattendue fébrilité de Martina ! Io était surprise par l’aptitude de Martina à sortir soudainement de tous les clichés qui lui collaient à la peau.

Sa belle-sœur la fixait toujours en hochant la tête, avec des airs de Sherlock, prête à lancer un elementare, cara mia. Elle semblait excitée et s’exclama dans un chuchotement exalté.

— Adesso bisogno chiamare quest’ uomo. E l’unica cosa da fare !

Moins d’une heure auparavant, Io était, elle aussi, persuadée du bien-fondé de ce projet dément – téléphoner à Alzone – et s’inquiétait d’obtenir le soutien de Martina. Mais d’entendre celle-ci lui proposer sa propre idée, la força à envisager un repli circonspect.

— Sei mata ! E pericoloso.

— Si, si, è molto pericoloso. Ma ho un piano. (Oui, oui, c’est très dangereux, mais j’ai un plan.)

Là Io avait franchement envie de rire. Il faudrait qu’elle raconte cela aussi à Stefano, le vieux banc en marbre, les lézards, les criquets et sa sœur aînée en train de complottare sous la canicule. Martina lui posa la main sur l’avant-bras. Carrément ! Rien que pour ressentir la complicité induite par ce geste, Io aurait écouté tous les plans foireux du monde.

— Andiamo a comprare un cellulare usa e getta. (Nous allons acheter un téléphone à carte prépayée.)

Io aurait bien avoué qu’elle avait projeté la même chose, mais elle comprit que le mieux était de laisser venir la suite. Les doigts de Martina serrèrent la peau de son bras.

— Quell’uomo ha forse il telefono sotto controllo.

— Mmm.

— Dobbiamo chiamarlo da un altro posto, lontano da qui, per non essere intercettati. Non volio piu vedere i carabinieri qui. (Nous devons l’appeler d’un autre endroit, loin d’ici, pour ne pas être repérées. Je ne veux plus voir les gendarmes débarquer ici.)

— Mmm.

Sa belle-sœur était dingue… Io était ravie. Elle intervint modestement.

— Che cosa gli dirai all telefono ?

— Ha ! Ha ! Questo è il punto più importante !

Io regrettait presque de ne pas tourner un film, caméra à l’épaule. Sa belle-sœur, vieille fille rigide, employée à la boucherie du village, complotait comme un agent des services secrets. Elle continuait d’ailleurs à chuchoter en approchant encore sa tête de celle d’Io.

— Bisogno trovare qualcosa di molto avvincente. (Il faut trouver quelque chose de très intrigant.)

— Mmm.

— Anche un po’ spaventoso. Per attirarlo. (Et aussi d’un peu inquiétant. Pour l’attirer)

— Dobbiamo menzionare il nome di Stefano ? (Tu crois qu’il faut citer le nom de Stefano?)

— Forse non direttamente. Meglio una suttile allusione ? (Peut-être pas directement. Ce serait préférable une allusion subtile ?)

Évidemment ! Martina était géniale, elles devraient appeler le salopard, incognito, l’effrayer un peu en évoquant Stefano, de manière mystérieuse, ne rien dire qu’il puisse comprendre s’il n’était pas au courant. Genre « on sait ce que tu as fait au traducteur, viens à minuit sous le grand chêne » ? Io pouffa. Sans oublier que le politicien était forcément sur écoute. Io interrogea sa belle-sœur :

— Hai un’idea ?

— Si, si, si.



31

Martina semblait tellement sérieuse et Io avait de plus en plus envie de boire. La silhouette voûtée du Nonno apparut à la grille du courtil, il tenait un panier en osier rempli de minuscules courgettes. Il héla sa fille qui trottina pour le libérer de sa charge. Au même moment, Isaac apparut.

— Maman, je m’ennuie !

— Ah… tu t’ennuies…

Io avait lu que c’était important d’accueillir le ressenti des enfants sans porter de jugement ni donner de conseils. Elle lui aurait pourtant volontiers suggéré d’aider son grand-père ou de tricoter ou pourquoi pas de tuer quelques grillons à la loupe. Puis, elle avait aussi envie de s’indigner, quoi ? Qu’est-ce qu’il s’imaginait, elle ne s’ennuyait pas, elle ? Non peut-être ? En fait, non, elle ne s’ennuyait plus du tout. Un sourire ravi restait bloqué sur ses joues.

Elle allait docilement seconder Martina et filer acheter un GSM à carte à la boutique Vodafone à l’entrée du village.

— Ben, moi, je vais faire une course, tu m’accompagnes ?

— Tu vas où ?

— Au magasin de téléphones.

— Tiens, ton GSM, il a encore sonné quand je regardais la télé.

— Ah… Tu me l’as descendu ?

— Non.

— Oh, va me le chercher, s’te plaît.

— Non, vas-y toi-même !

— Merci. Super sympa, Isaac…

— Parce que t’es sympa, toi ?

— Pff. OK… Alors tu viens ? On pourra passer par la librairie en rentrant, ou à la plaine de jeux, si tu préfères.

— Ou les deux ?

— OK, les deux, mais alors tu vas chercher mon sac et mon téléphone en haut.

Elle avait aussi lu que chantage et marchandage étaient mauvais, mais ici il s’agissait juste de négociation et de compromis… Le petit partit en bondissant. Et Io en profita pour annoncer son projet d’emplette à Martina qui revenait avec les légumes. Celle-ci s’insurgea à grands gestes, c’était beaucoup trop risqué, si les gendarmes repéraient le numéro de la carte SIM et retrouvaient la boutique du village, ils devineraient immédiatement que c’était elle. Avec son accent en plus ! Io hésita entre admirer le bon sens de Martina ou se gausser de ces précautions de série B.

Martina ajouta alors qu’elle devait faire le plein d’essence à une pompe moins chère toute proche de la sortie de l’autoroute. Une boutique de téléphonie se trouvait tout près, l’endroit était anonyme. Finalement, Io acquiesça de bon cœur, le sourire toujours bloqué sur le visage.

— E per suo numero, lo sai come trovarlo ? ? (Et pour son numéro, tu le sais comment le trouver ?)

— Bah, l’ho già trovato. (Je l’ai déjà trouvé.)

Là Io ne put s’empêcher d’applaudir à grands clap clap. Martina tentait de cacher sa fierté, comme un gosse que l’on félicite et qui se la joue modeste, mais son visage devint tout rose. Et Io ne résista pas au plaisir d’en rajouter une couche.

— Sei fortissima.

Elle allait lui demander ce qu’elle avait projeté pour appâter Alzone quand Isaac réapparut avec son sac à main et son portable. Elle vérifia, le nouvel appel manqué provenait encore d’un numéro masqué.



32

— Sto ricevendo delle telefonate commerciale ogni giorno, déclara Io en surprenant le regard de Martina sur son téléphone. (Je reçois des coups de fil commerciaux tous les jours.)

— Anche noi. Che rottura di pale ! rebondit joyeusement Martina. (Nous aussi. Que c’est emmerdant !)

— Si, ma forse è Papà chi chiama, intervint Isaac. (Oui, mais peut-être que c’est Papa qui appelle.)

Les deux femmes eurent le même geste : elles posèrent leur main sur les cheveux du gamin. Leur complicité semblait scellée. Provisoirement. Même le petit sourit.

Après un rapide hochement de tête destiné à sa belle-sœur, Io jeta le téléphone dans son sac, attrapa la main de son fils et se dirigea vers la route. Elle avait accepté les arguments de Martina et abandonné l’idée de la boutique Vodafone. Ils se rendirent directement à la librairie. Isaac avait récemment découvert les BD de Dylan Dog, vampires, loup garous et zombies – même pas sûr que ce soit pire que les Diabolik de son père. Elle lui en acheta un album, allez, deux… Non ! Pas trois ! Elle prit aussi un Julia pour elle, les enquêtes abracadabrantes de la criminologue au visage d’Audrey Auburn avaient été sa seconde porte d’entrée dans la langue italienne. Elle s’étonnait encore que les BD cultes issues de ce pays méditerranéen aient toutes des décors américains, mais bon… Ce n’était pas cher. Dans la foulée, elle se saisit du Manifesto pour le ramener au Nonno et jeta un œil aux magazines féminins en se demandant quelle offrande conviendrait à Martina. Son regard fut attiré par une photo d’Alzone, main dans la main avec une starlette pulpée, avec comme titre coloré « Mi separo », « Al capolinea la storie d’amore tra Alzone e La Cacca ». Elle découvrit le même couple sur la revue voisine : « Lei : « finita da mesi ». Lui : « Qualcuno voleva altro… » ». Puis encore « Ho detto ADDIO a Enzo ma credo ancora nell’ amore ». Chi, Public, People se disputaient des gossips sur la rupture du politicien et de l’animatrice TV. Elle les prit tous, puis en rajouta deux autres avec la Une sur Kate et William – pour ne pas attirer l’attention des enquêteurs… Elle ricana en se trouvant très bête.

Elle s’approchait de la caisse quand son portable sonna à nouveau.

— Oui, allô ?

— Ciao, sono Alzone, l’uomo dell’aeroporto.

N’importe quoi ! Elle avait mal entendu. Elle répondit en français.

— Hein ? Qui ?… Qu’est-ce que vous voulez ?

— J’ai besoin de vous rencontrer.

Il avait cet accent, différent de celui de Stefano, plus rocailleux.

— Euh… Vous permettez un instant ?

Io regarda son fils qui la regardait. Elle lui fit signe de rester dans la librairie, le menaça en silence d’un doigt autoritaire en grimaçant avec sa bouche un grognement muet, puis lança un petit sourire responsable à la libraire et sortit sur le trottoir. Elle sentait une totale excitatione. IL était au téléphone !!! Et Martina qui n’était pas là.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Elle avait adopté la voix d’une adolescente timide alors qu’elle aurait dû jouer femme froide et sûre d’elle. Elle bégayait presque.

— Je pense que nous devons avoir une conversation.

Elle sentit l’agacement et même la rage surgir. Elle devait demander à quel propos ? Et puis quoi encore ? Pour qui il se prenait ? – quand elle se rappela que c’était justement leur plan, à Martina et à elle, se confronter à cet homme.

— Bien volontiers, monsieur. J’ai besoin, moi aussi, de vous parler.

Ça y est, sa voix s’était transformée, elle ressemblait maintenant à une secrétaire de direction autoritaire et un peu pimbêche. Elle se maudit. Est-ce que ce type savait au moins qu’il était suivi par la gendarmerie de son pays ? Se doutait-il qu’il était certainement sur écoute ? Elle avait envie de l’avertir. Et se rendit même compte qu’elle voulait lui plaire, pas comme une séductrice, non, comme une brave fille, sympa et dévouée, hé mon p’tit gars, méfie-toi des flics. Ridicule, elle parlait à un mafieux fasciste qui avait peut-être tué son mari. Elle reprit la parole, avec cette fois les intonations d’une veuve dépressive.

— Oui… mais où ? Quand ?

— Je pourrais passer chez vous ce soir à vingt-et-une heures ?

— Chez nous ???

— Mais oui, ce sera l’occasion de saluer Alfonso.



33

« Saluer Alfonso »… puis il avait ajouté « à ce soir » avant de raccrocher. Io lança un regard circulaire comme si la rue entière avait résonné de leur conversation et que les passants s’étaient figés en la dévisageant. Il y avait une vieille dame avec un petit chien blanc, vilain. Il y avait deux Chinois qui fumaient contre un mur. Il y avait une grosse femme avec une poussette à jumeaux. Indifférence et chaleur.

Elle devait le rappeler immédiatement. Ben non, évidemment que non, il ne pouvait pas venir chez eux ! Cosa diranno i vicini ? Mais le numéro était toujours masqué. Il fallait avertir Martina, lui raconter. Elles trouveraient ensemble un moyen d’annuler cette visite, lui proposer un autre lieu.

Et puis…

Merde ! Ce « saluer Alfonso » !!! Comme si le Nonno pouvait connaître ce bellâtre, ce politicien véreux, cette ordure de la Ligue du Nord ? Comme si le Nonno pouvait fréquenter ce Calabrais mafieux, cette ridicule ordure trente ans plus jeune que lui ? Non, c’était juste impossible. Le Nonno, ouvrier retraité d’une petite tannerie du Veneto, ne connaissait pas personnellement un homme d’affaires qui faisait la Une des revues people pour ses amourettes avec une starlette de la tivi reality de Berlusconi.

Io agitait la tête en marmonnant. N’importe quoi !

— Maman !!! Tu viens payer la dame !

Elle rentra dans la librairie.

— Scusi.

La libraire lui offrit un sourire vaguement complice, du genre elle aussi connaissait ces coups de fil privés, ceux qui nécessitent de s’isoler loin de nos merveilleux enfants. Io régla sans même lui rendre son sourire, oublia les revues sur le comptoir et sortit. Isaac se chargea d’embarquer le tout et lui rappela sa promesse.

— Et maintenant on va à la plaine de jeux !

— Non, non ! Faut qu’on rentre, je dois parler à la Zia.

— T’as promis !

Le petit n’attendit pas et se précipita vers le haut de la rue, là où se trouvait le parco giocchi. Il ne lui obéirait pas, c’était clair, elle devrait courir pour le rattraper, se fâcher, crier, menacer, elle n’avait pas envie. Non, elle avait de plus en plus envie de boire. Il y avait un bar sur l’esplanade, c’était l’heure de l’apéro, elle prendrait un spritz, juste un. Ou deux. Elle voulait réfléchir.

Pourquoi le Nonno ne les aurait-il pas informées s’il connaissait ce type quand les deux carabinieri étaient venus ? Mais n’était-il pas déjà réfugié au potager quand les gendarmes avaient cité son nom. Martina le lui avait-elle répété ? Peut-être pas. Et comment réagirait sa belle-sœur ? Serait-elle surprise ou pas ? Peut-être que Martina le connaissait elle aussi ? Peut-être qu’ils lui mentaient tous ? Ce serait vraiment le comble. Elle avait la mâchoire serrée et tapait à nouveau ses talons sur le trottoir.

Elle laissa le gamin filer vers les balançoires et s’installa à la terrasse du bar. Elle tenta d’appeler Martina qui ne décrocha évidemment pas, elle renonça à lui envoyer un texto, s’appuya contre le dossier en plastique blanc de la chaise et décida de respirer. Non, elle ne respirait pas, elle avait déjà le téléphone en main, se connectait au profil Facebook, celui créé pour retrouver Stefano, et se mettait en quête du compte d’Alzone.

Ce connard avait plus de dix mille amis et postait des photos de lui et de sa pute tous les jours. Io se rendit compte qu’elle était incapable de raisonner. Elle posa l’appareil sur la table et remercia le serveur qui amenait l’apéritif. Elle le saisit à deux mains, se força à en reposer une sur son genou et à boire doucement. Très doucement. Poser le verre sur la table. Respirer.

Et si Alzone avait bluffé ? S’il ne connaissait pas le Nonno ? Si sa visite était une menace déguisée ? Et pour quoi ? Et s’ils étaient tous en danger ?

Elle fit coucou au gamin qui hurlait « Maman » du haut du toboggan, puis sourit bêtement aux trois jeunes assis à la table à côté. Elle comprit l’ampleur de sa solitude à la honte qu’elle ressentit en voyant leur air étonné, pourquoi cette femme leur souriait-elle ? Elle baissa les yeux et attrapa à nouveau le portable pour se donner une contenance. Comme tous les crétins de ce siècle, elle s’accrochait à un mobile pour résister à l’angoisse. Elle aurait dû le jeter à l’autre bout de la rue et hurler à l’aide ! Aiuto ! Debout sur la table. Même rappeler Martina semblait vain. Ce « saluer Alfonso » lui vrillait le tympan, avait-elle rêvé ? Ses oreilles bourdonnaient, encore plus fort que la veille lors de la visite des gendarmes. Elle avait froid. Ses doigts picotaient. Ça y est, je deviens dingue, murmura-t-elle.

Ou alors c’est une chute de tension ?



34

Elle respirait trop vite, engouffrait de l’air, à grandes goulées, comme l’étudiant assoiffé qui « à-fone » sa bière et beugle « il est des nôtres ». Comparaison ridicule, admit-elle et pourtant…

Pourtant elle connaissait les symptômes de la spasmophilie, cette hyperventilation, cette angoisse. Il aurait fallu respirer dans un sac clos pour se calmer. Elle positionna ses deux mains devant la bouche afin d’inhaler moins d’oxygène. Les jeunes de la table à côté n’avaient pas remarqué son manège. L’extrémité de ses doigts picotait toujours, mais ses oreilles bourdonnaient déjà moins. Elle but une nouvelle gorgée du spritz et aspira un glaçon qu’elle laissa fondre dans sa bouche. Elle s’apaisait. La plante de ses pieds touchait bien le sol. Elle n’allait pas s’effondrer sous la table.

Isaac surgit derrière son épaule, il était accompagné d’un autre gosse.

— Mamma, ho sete.

Le petit lui parlait italien pour ne pas avoir l’air d’un étranger devant son nouveau copain. Déjà ! Déjà cette hideuse préoccupation du regard de l’autre. Elle soupira et lui tendit cinq euros.

— Demande une bouteille d’eau au bar. Et retourne jouer.

Non, elle n’allait pas se saouler avant l’arrivée d’Alzone ! Ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Elle forma à nouveau le numéro de Martina. Cette fois, sa belle-sœur décrocha et annonça :

— Ho trovato un telefono !

— Non importa più, lui viene a casa questa sera. (Aucune importance. Il vient à la maison ce soir.)

— Chi ?

— Il VOSTRO amico… Alzone !

Martina ne répondit pas. Rien. Le silence. Le fameux silence assourdissant. Io, qui espérait une explosion de rage ou de questions, en fut estomaquée.

— Mi hai sentito ?!? (Tu m’as entendue ?)

— Si.

— E perche non dici niente ? (Et pourquoi tu ne dis rien ?)

Io comprit instantanément que ce silence était un aveu. Un aveu de quoi ? Elle l’ignorait, mais c’était totalement suspect. Martina respirait fort dans l’appareil, il lui sembla qu’elle pleurait. La conne ! Io le sentit : désormais elle ne ferait plus dans les subtilités, genre ménager les susceptibilités, flatter les fragilités. Non, non, non ! Style direct !

— VOGLIO CAPIRE !!!

Elle avait hurlé, les jeunes la regardaient en ricanant. Elle se leva, prit son sac, ses revues, beugla, Isaac on rentre, MAIN-TE-NANT ! Et se mit en route sans vérifier si son fils la suivait.

Quelques minutes plus tard, elle traversa le courtil. Martina et le Nonno étaient assis côte à côte sur le sacré banc de pierres. Elle les toisa et leur jeta journal et revues. Les feuilles rebondirent sur leurs corps immobiles et s’éparpillèrent par terre. Martina se leva.

— Andiamo in cucina. (Allons à la cuisine.)

— Si ! Si ! Si ! Via ! Cosa diranno i vicini, gnagnagna… Stronza !

Elle traversa le garage à grandes enjambées avant d’atteindre l’escalier au pied duquel elle stoppa net, pour les laisser passer. Manquerait plus qu’elle trébuche… Tous deux affichaient le même air penaud, docile et soumis, un peu caricatural, celui des coupables de cinéma qui passent aux aveux. Martina gardait la machoire serrée, comme d’habitude, mais sa tête était anormalement baissée. Le vieux avait évité son regard en la dépassant et montait les marches péniblement. Il boîtait, plus mal en point que jamais. Io était persuadée qu’il en rajoutait. Ils s’assirent à table. Elle resta debout, face à eux, les bras croisés, les toisant comme une institutrice en colère.

— E a-lo-ra ?

Toujours ce silence. Incongru. Infernal.

— E A-LO-RA ?

— Beuh…

Io était submergée par cette envie viscérale d’empoigner Martina, de la secouer, elle se contenta de claquer la langue d’une manière qu’elle-même jugea très convaincante.

— Enzo era un compagno de scuola di Stefano, alle superiori.

35

Adolescent, Stefano avait étudié les langues au Liceo Linguistico de Verone. Une école prestigieuse. Oui, oui. Io était au courant. Ce qu’elle ignorait, c’est qu’il s’était lié d’amitié avec un autre gosse, un « povero terrone », un gars du Sud, un peu paumé, éloigné de sa famille, gentil et cafardeux.

« Terrone »… cette appellation qui, à elle seule, résumait tout le mépris des gens du Nord pour ceux du Sud.

Après quelques mois, Stefano avait invité le terrone pour le repas du dimanche. Joli petit Calabrais, mélancolique et timide, Enzo Alzone… Martina racontait maintenant cela comme une simple anecdote d’enfance, avec la même indulgence que la fois où Stefano avait volé des kiwis au voisin ou celle où il avait provoqué un court-circuit dans toute la rue en lançant habilement un clou dans un câble. Le petit Enzo, povero, était tellement content de quitter sa pensione cupa et de partager leur repas dominical. Il appréciait sa cuisine, précisa-t-elle. Évidemment. Cela avait duré quelques années entre leurs quinze, seize, dix-sept ans.

Puis ils avaient suivi des chemins différents, s’étaient totalement perdus de vue. Enzo était devenu tristement célèbre. Rien à ajouter. C’était il y a presque trente ans…

Io n’en revenait pas de l’aisance avec laquelle Martina appelait par son prénom le célèbre homme d’affaires, la crapule médiatique. Surtout Io n’en revenait pas de l’aplomb avec lequel Martina lui avait menti.

Sa belle-sœur souriait maintenant, elle semblait vouloir entraîner Io dans une complicité bienveillante. Elle n’avait rien dit de faux, précisa-t-elle. Elle s’était juste abstenu de signaler aux carabinieri que son frère disparu avait connu le fameux politicien – trente ans auparavant ! Quel intérêt ?

Io avait envie de hurler que ce n’était pas le mensonge aux flics qui la choquait, mais bien à elle, la femme de Stefano, elle qui avait été alpaguée par ce fameux Enzo, comme par hasard, elle à qui il avait téléphoné une heure auparavant pour annoncer nonchalamment sa visite pour le soir même. Elle se contenta de soupirer très fort, pour aérer son front en soufflant de l’air frais vers le haut.

Martina comprit le message et ajouta qu’elle ne lui avait rien dit pour ne pas lui donner de faux espoirs, false speranze.

— Ma quale speranze ??? murmura Io, les larmes aux yeux.

— Non lo so.

Martina perdit vite son récent enthousiasme. Son petit secret éventé, elle-même semblait se dégonfler.

— Hai inventato tutta questa storia di telefono, questo misterioso piano di chiamare Alzone… (T’as inventé toute cette histoire de téléphone, ce plan mystérieux d’appeler Alzone…)

Martina lança un regard inquiet au vieux et grimaça à Io de se taire.

Le Nonno dodelinait de la tête en répétant :

È vero che il piccolo Enzo viene a casa stasera ?

Io pensa qu’il ne faisait peut-être pas semblant finalement, il était en train de virer gâteux pour de bon.

De son côté, Martina se justifiait comme une vraie coupable, elle avait réfléchi, oui, ré-flé-chi ! toute la nuit après la visite des gendarmes. Elle ne voulait pas donner de faux espoirs à sa belle-sœur, si fragile. Elle alignait un rideau de justifications tellement bêtes, tellement ridicules, qu’Io admit que c’était sans doute la vérité.

— A proposito come volevi attirarlo ? Cosa volevi dirgli ? (À propos, comment voulais-tu l’attirer ? Que voulais-tu lui dire ?)

Martina ne lui répondit pas, mais demanda :

— Dove Isaac ?

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