I.
Rien que les pleurs des vagues. Le mur de brouillard. L'amertume du houacame décoloré. Et le pire, c’est que je peux m’estimer chanceux.
Parce que moi, au moins, j’ai de la bouillie d’algues à mettre dans ma panse. La décence m’impose de me mettre à l’écart sur le pont quand j’avale ma ration. Ou bien est-ce la peur ?
Il faut dire que les chiens enragés qui, jour et nuit, s’acharnent à entretenir le navire, ne supporteraient pas de me voir manger. Mais que voulez-vous, le capitaine perd sa raison et le bateau finit au fond de l’eau.
Obéir le ventre vide, ça a beau ne pas être une mince affaire, ça reste faisable. Prendre des décisions, en revanche, c’est tout de suite plus compliqué.
Eneko m’arrache à la contemplation du tapis blanc posé sur l’horizon.
“Toujours pas ?
- Toujours pas.”
Il traîne ses pieds vers la cale.
Ha, ça, le duc n’y avait pas pensé ! C’est bien joli de filer une couverture de panneaux solaires au navire, s’il y a pas de Soleil, on se retrouve comme des crève-la-faim au milieu du désert.
Encore qu’au milieu du désert, on peut toujours prier pour tomber sur des ambulants. Qu’ils se montrent généreux ou qu’ils nous réduisent en esclavage… Au moins, un esclave, on lui donne de quoi bouloter. C’est ce que l’ambassadeur m’a dit devant les petits fours.
En vérité, j’en sais pas grand-chose. J’ai jamais été m’aventurer sur un désert de sable.
Non, moi, ce que je connais – ou plutôt, ce que je croyais connaître jusqu’à y’a trois mois – comme ma poche, c’est bien le Grand Bleu. Ha, le torse gonflé d’assurance, j’ai su lui vendre, mon projet foireux, au duc.
Et il a été ferré net le poisson ! C’est bien ça le plus ironique ! Aujourd’hui, je me demande pourquoi les dèves n’ont rien dit.
D’habitude, ils savent bien nous le faire comprendre, quand ils sont pas d’accord.
Sauf que là, silence total. Naturellement, j’ai pris ça pour un bon augure, et j’ai commencé à concevoir mon gosse.
Voilà qu’un an plus tard, Aurkikuntza est sorti des entrailles du chantier naval. Un beau bébé, plus beau que bien des palais !
Spacieux, autosuffisant, insensible aux vagues les plus furieuses, le genre d’animal qui dévore l’écume comme le marin dévore son houacame.
Et puis s’est posée la brume. Poisseuse, elle vous donne l’impression de suer malgré ce froid de canard. Vous avez beau vous couvrir, aucune peau de phoque ou d’ours ne peut la combattre.
Elle s’insinue en vous, se fixe à vos os et refuse de les lâcher. Quand il nous restait du fumier, on pouvait encore la tromper en se réchauffant auprès du moteur. Certes, ça sent pas bon, mais le nez s’y accoutume.
On en a passé, des belles soirées, à échanger des histoires autour des engrenages.
Puis les lampes ont démissionné.
L’équipage est resté bien civil une ou deux semaines, et puis, quand le cri du ventre s’est fait trop fort, voilà cette jolie mosaïque de gaillards bourrus éclatée en mille morceaux.
Enfin, j’exagère. En deux morceaux. LA question à la mode, qui, depuis, habite presque toutes les discussions ; “Tu veux continuer ou rentrer ?”.
Le problème, mes amis, c’est que dans un accès de colère (je pourrai jamais assez remercier la gnôle pour ça), Zesar a arraché la boussole et s’est mis en tête de donner le cap.
Un faux mouvement et hop ! L'instrument ET le garçon à l’eau. Le gosse, on a pu le repêcher – quoique j’aie vraiment cru qu’il allait y passer – mais la boussole…
Est resté un gros trou au milieu du tableau de bord. Autant dire que Zesar a connu un ostracisme comme peu en ont connu. C’est tout juste s’il avait le droit de lever le petit doigt sans voir un régiment de phalanges se dresser dans sa direction.
Voilà, en bref, un résumé de la situation. Pas bien glorieuse, l’expédition la plus importante du siècle. C’est pas moi qui vais dire le contraire.
Non pas que cette pensée me réchauffe le cœur, mais je me dis qu’au moins, les compatriotes y penseront deux fois avant de retenter cette folie.
***
“Capitaine ! Capitaine ! hurle Eneko à pleins poumons.
- Eh, doucement ! Pour une fois que je rêvais bien, y'a pas intérêt à me réveiller pour de la merde…
- Mais non, Capitaine !”
Le petit part dans un rire nerveux, se jette sur mes épaules, me secoue comme un arbre fruitier.
“Du calme ! Du calme, Eneko ! Misère !
- Capitaine ! C’est Paskoal ! Terre, il a dit, terre !”
Je frotte mes yeux gonflés, ravale la sensation pâteuse avachie sur ma langue, et grogne :
“T’es sûr que c’est pas un dève un peu farceur qui te l’a fait entendre ?
- Mais non, Capitaine ! C’est Paskoal lui-même qui l’a dit ! Et puis des dèves au milieu de ce nulle-part ?”
Aussitôt, le gamin court sur le pont. Là, comme ça, pendant ma roupille, la vigie a pris en otage tout le navire.
J’en ai bien conscience : s’il s’est trompé, si son esprit empoivré a confondu le dos d’une baleine avec… Oh, je préfère ne pas me le figurer.
D’un bond, je me redresse et peux contempler l’agitation qui règne sur le navire.
“Oui, moi aussi ! beugle Aitor.
- Mais oui, là, encore, elle vient de repasser !” ajoute Kepa.
Une terre qui part et qui revient, tiens, en voilà une drôle de découverte. Remarque, ce serait pas surprenant d’arriver au Royaume des Nuages. Reste à savoir quel genre d’être nous allons déranger dans son domaine.
J’arrive au niveau de la figure de proue. Entre deux costauds, j’arrive à me faire une place et guette cette terre vaporeuse.
Et, là, une joie infinie s’empare de moi. Elle me soulève, me passe un baume divin sur le cœur.
Elle prend d’abord la forme d’une boule blanchâtre, flottant à une quinzaine de mètres au-dessus de nous. Je distingue bientôt un petit masque noir, posé autour d’un bec. La vision lâche un battement d’ailes et disparaît derrière la brume.
Je cours jusqu’au gouvernail, verrouille la direction, la déverrouille de peur d’avoir mal appuyé, reverrouille, tire dessus... Ouf ! Ça reste bien en place.
L’instant d’après, les marins - Zésar compris - se réunissent sur le centre du pont, entonnent l’Intrépide.
C’est à croire que les oiseaux veulent assister au concert. Simples visiteurs discrets, ils commencent à se constituer en escorte, persuadés de trouver de la bonne chair dans nos filets.
Désolé, mes amis, mais ça fait bien longtemps que tout le monde à bord a oublié le goût du poisson.
Je baisse la vitesse de l’Aurkikuntza ; ce serait quand même bête de se vautrer sur un rocher juste devant la ligne d’arrivée.
Tout autour, le braiment des marins et le piaulement des mouettes se conjugue en un ensemble qu’un observateur extérieur jugerait au mieux rocailleux et désaccordé. Et, pourtant, à mes oreilles, ça sonne comme la plus belle musique au monde. Rien ne me ferait l’échanger contre un opéra aux sièges feutrés et son armada de violons et clarinettes.
Non, ici, ça n’a rien à voir. On chante la victoire sur la mort. La rôdeuse nous a fait bien des frayeurs, elle a emporté avec elle quelques petits de constitution fragile, nous a longtemps guettés derrière le rideau de brume.
Mais nous avons vaincu.
Aussi, ledit rideau commence à se lever. Les dèves, comme pour nous féliciter d’avoir surmonté leur épreuve, nous offrent alors la plus belle scène qui soit.
Des palmiers aux proportions gargantuesques, une plage au sable de porcelaine, un régiment de crabes alignés vers la mer.
Après tout ce temps, je peux enfin baisser le levier. Le navire cesse aussitôt sa course.
“Mes amis, il va nous falloir nager un peu !”
Oh, pas besoin de le dire deux fois. Comme un seul homme, l’équipage se jette à l’eau et fonce droit vers le rivage.
Un instant, j’observe l’angoisse et la douleur des derniers mois s’évaporer. Comme ça, sans prévenir. Le trou qu'elles laissent derrière elles est aussitôt comblé par un flot d'énergie tempétueuse.
J’avais oublié la sensation d’avoir le cœur léger.
***
Pardi, une eau si chaude ! Même à la cour, on nous enviera quand je leur raconterai, aux aristos ! J’en oublierais presque de prendre pied sur la terre ferme.
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