III.
Milieu d’après-midi. La brume a cédé la place au soleil… Ha, sur le coup, je peux vous dire que je n’en ai pas cru mes yeux. Mais il était bien là, revenu de sa convalescence, le coquin !
Au loin, à perte de vue, une étendue cristalline, ponctuée de rocs à la végétation luxuriante. Je baisse un peu mon regard et tombe sur une barque rouge, installée sur le rivage.
Autour de moi, ça pionce encore.
“Eh, les gars ! Y’a quelqu’un !”
Les matelots s’extirpent de leur torpeur et se dressent comme des poteaux, couteaux à la main.
Eneko le premier se met en tête de regarder derrière nous. Son visage se fige. Je me demande quel genre d’être peut le foudroyer comme ça du regard, et découvre trois gus, debout sur le monticule à vingt mètres derrière nous, qui nous dévisagent.
Le physique semblable à celui de méridionaux, peut-être un peu plus mats. Plus petits que nous, cheveux couleur de cendre. Ils portent des sortes de toges très amples et bariolées.
Ni une ni deux, je me prépare à envoyer mon couteau creuser un canal dans la trachée de celui du milieu. J’ai beau avoir la lame qui ripe à cause de la gnôle, je sais encore lancer.
“Tamo ‘hi sing malatahioné !” s’écrie l’intéressé (ou quelque chose de similaire).
Si mon auditoire comporte des linguistes, je vous prie de m’excuser par avance. Mais là, à ce moment, je m’en cogne de savoir si j’ai mal noté les tons, si j’ai grignoté une voyelle, et si malatahioné est accentué sur la première ou la dernière syllabe. (Oui, j’ai pu assister à bon nombre de séances de déblatérations de ce genre d’âneries chez le duc.)
Non, là, ce qui m’intéresse, c’est de savoir, un : ce qu’ils veulent. Deux : est-ce que, par le ciel, ce sont des foutus dèves du Royaume des Nuages qui s’apprêtent à nous conjurer dans une dimension parallèle pour nous soumettre à des souffrances perpétuelles… Ou si ce sont juste des types comme nous. Sauf que ces types là n’ont pas eu l’envie de traverser une mer soi-disant sans fin mais veulent juste aller pêcher trois daurades dans leur lagon. Et que leur lagon, sans qu’ils parviennent à se l’expliquer, a été occupé par un groupe de marins puants et à bout de forces.
Le fait qu’ils lèvent les mains me conforte dans cette dernière hypothèse. D’un geste, j’ordonne aux gars de rengainer les couteaux.
Deux trois contestations vite réprimées. Je demande aux types d’en haut :
“Qu’est-ce que vous nous voulez ?
- Tamo ‘hi sing malatahioné !” répète celui du milieu, cette fois un peu plus fort.
Bon, il croit que je suis dur de la feuille, soit. L’étranger garde une main levée, approche l’autre d’un sac qui repose à ses pieds, et dégaine un fruit.
Contrairement au mamelon d’Ainoa, celui-là est noir comme la suie, lisse comme le marbre, mais n’a pas l’air bien lourd. Le méridional l’envoie voler à nos pieds.
“Eneko, ouvre-le.”
Le garçon s’exécute, tranche difficilement la coque du machin, et découvre une chair blanche aux pépins innombrables.
En haut, les insulaires ne perdent pas une miette de la scène. Celui du milieu approche sa main de sa bouche et fait semblant de manger.
Bizarrement, ce fruit-là inspire moins confiance que les mamelons de la princesse. Le type sourit, sort une deuxième boule de son sac qu’il entaille sans la moindre difficulté, et avale un gros morceau devant nous.
Je me retourne vers les gars.
“Qui goûte ?
- Moi”, répond Aitor.
Il attrape un morceau de fruit l’avale d’un trait. Ça fait plaisir aux insulaires. D’un pas méfiant, ils s’approchent.
Une fois à cinq ou six mètres devant nous, ils s’immobilisent et commencent à nous examiner sous toutes les coutures. Moi, ce silence, ça m’emmerde, alors je leur demande, en désignant le sol :
“Ici, on est où ?”
L’insulaire de gauche répète en marmonnant ma phrase, baragouine un truc à ses camarades, et dit :
“Re’no al Ba’an.
- Par les dèves que c'est long. Ba’an, ça suffira ?”
Le gars sourit. Il refait son signe avec les mains, nous invite à le suivre. Avant de s’enfoncer dans la selve, je jette un dernier œil à l’Aurkikuntza. Il faut dire que le beau bébé en aura fait, du voyage !
À vous qui m’écoutez étaler mes escapades, je vous interdis d’oublier son nom : l’Aurkikuntza devra figurer dans tous les manuels d’Histoire. Je refuse qu’un mioche, disons, passé dix ans, n’en ait jamais entendu parler. Peu importe qu’il vienne de la capitale ou d’un coin paumé dans les montagnes. Vous m’entendez ? Que le Capitaine Ozan n’ait le droit qu’à une petite note de bas de page, ça a beau m’embêter un peu, je m’en accommoderai.
Ciel, je consens même à ce que tous nos noms soient gommés par l’amnésie perpétuelle des hommes, si ça permet à ce navire de rester sur le flot des consciences !
Je refuse d’avoir traversé l’enfer à son bord si c’est pour le voir sombrer dans l’oubli.
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