IV.
Deux semaines, échappées aussi vite que l'eau turquoise entre mes doigts. Comme le temps disparaît, sous une couette chaude. Les villageois, dès notre arrivée, ont bricolé avec quelques leviers, enfilé des armures aux parties fines comme des os, et… J’ai pas fumé, ni bu, attention hein !
Mais les gars te soulevaient des blocs de la taille d’un cheval comme si c'étaient des pâquerettes : je le jure sur l’Aurkikuntza, c’est dire si vous pouvez me prendre au sérieux !
Imaginez la tête du duc, quand on lui parlera de ces machines ; vous pouvez être sûr qu’ils seront contents, les scientifiques, quand ils seront noyés sous les subventions.
Voilà qu’en une matinée, nos hôtes avaient assemblé un quartier entier, avec lits douillets, eau courante, chauffage solaire, et garde-robe complète.
Ça s’est bien marré quand j’ai enfilé ma toge, mais une fois toutes les paires d’épaules installées dans ce petit nuage de confort, tout le monde a trouvé qu’il valait mieux la fermer.
Le jour, les villageois, tout heureux d’avoir des invités, nous ont fait étalage de leur science. Et quelle science, mes amis !
Des brouettes immenses qui avancent sans bois ni fumier, juste avec de l’eau ; un réseau de tyroliennes avec lequel on grimpe au sommet de la Seha (c’est comme ça qu’ils appellent la montagne à l’ouest) en quelques minutes… Des moules à jouets, pour les gamins. Vous mettez des coques de fruits à l’intérieur, faites chauffer, et voilà qu’un petit bonhomme ou une jolie princesse en sort ; et articulé, qui plus est !
Chaque jour, j’ai pu assister à plus de prodiges qu’en un an à la cour.
De l’autre côté, les gens de Ba’an ont été épatés par la machinerie de notre navire – c’est pas moi qu’ai tari d’éloges à son égard – nos couteaux, ma carabine, le matériel de pêche.
On aurait pu rester longtemps comme ça, à profiter du soleil et de la plage, mais je doute que le duc s’en satisfasse.
D’après le chef du village, la capitale du Pays serait située au nord-ouest de l’île.
Comment j’ai pu le comprendre ?
C’est simple : en trois coups de fusain, un de ses conseillers les plus proches vous dresse une ville, avec ses artères, son cœur, la foule qui l’occupe. Le plus surprenant, c’est l’écriture qu’il a employée pour noter le nom de la ville, au-dessus de son esquisse.
Non pas que j’ai réussi à déchiffrer les glyphes, mais il m’a tout de même semblé reconnaître, dans la forme de certains caractères, un quelque chose de familier. Ça, et, parfois, au détour des discussions qui les animent, des mots à l’allure bien de chez nous, même si cette allure a été bigarrée par les dèves sait quel événement.
Le soir avant le départ pour la capitale, le visage du linguiste nommé par le duc à la tête de l’académie m’est revenu en tête. Sa barbiche trop propre, trop bien taillée, qui crie “Non, je n’ai jamais touché ni le cambouis, ni porté une charge lourde de ma vie. Et je ne suis pas près de commencer”... Ce genre d’aristo là.
Après m’être rappelé ces aspects ô combien désagréables de sa personne, je me suis souvenu de sa théorie, exposée pendant la journée des sciences. J’ai beau avoir trouvé ça chiant comme la pluie, il faut dire que les blagues de Patxi ont su me garder éveillé.
À un moment, le flot de connerie a tari, et j’ai naturellement reporté mon attention sur l’exposé. L’aristo disait qu’il croyait à l’origine commune des hommes. Comme sur un arbre. Et nous, on est des branches. Il prenait l’exemple de ces baragouins du nord, décortiquait leurs mots syllabe après syllabe et affirmait qu’on y sentait la marque d’un passé partagé.
Eh ben, pour la première fois, alors que je cherchais le sommeil face à ce plafond luminescent, je dois dire que j’ai regretté mon manque de curiosité.
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