Kālī était frustrée.

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Être abandonnée au bord de l’extase n’a rien d’exceptionnel, mais Kālī renonçait rarement à son dû. Elle plantait ses ongles dans les fesses de l’indolent et usait de son pubis pour atteindre l’orgasme, lorsque la position s’y prêtait. Sinon, elle employait sa propre main pour se faire jouir. Parfois, cela redonnait de la vigueur à l’amant, mais horrifiait et humiliait les plus imbus de leur virilité.

Cette mésaventure était rare dans ses amours saphiques, ceux-ci n’ayant pas à craindre la période réfractaire inhérente à l’éjaculation, qui engendre ramollissement et désaffection.

Or, curieusement, consécutivement à l’orgasme d’Ambrosia, les doigts de celle-ci avaient fondu comme beurre au soleil. Kālī ne s’attarda pas à chercher une explication à ce mystère. Sans même lever la tête, elle s’attacha à prolonger le plaisir d’Ambrosia, sans pour autant négliger le sien. Décidée à ne pas laisser son désir se dissiper, elle enjamba aussitôt la fille de la chevrière. Invitation sans ambiguïté.

Ambrosia jouissait les yeux fermés, enfin le droit, car la paupière du gauche ne le couvrait qu’à moitié. Plus rien n’existait plus pour elle que la bouche qui la comblait. Elle perçut bien le mouvement de Kālī, mais elle ne lui accorda aucune attention. Cependant, elle fut bientôt enivrée par le suave parfum de la cyprine, manifestation de l’excitation de Kālī. Alors, elle voulut revoir la vulve noire, ses prunelles se dessillèrent et elle la vit, luisante, entrouverte, révélant une intimité cramoisie, qu’elle s’empressa de goûter. Jamais elle n’avait bu telle ambroisie. Aussitôt, elle imita la Dravidienne, prodiguant les caresses qu’elle recevait. Celle-ci, au bord de l’extase, ne tarda pas à se faire jouir intensément, longuement, la langue et les lèvres d’Ambrosia n’étant qu’une extension des siennes.

Haletante, Kālī s’affala sur Ambrosia. Après quelques secondes, s’appuyant sur ses avant-bras, elle s’apprêtait à se redresser, quand la main gauche de cette dernière s’empara de ses cheveux et maintint sa tête entre ses cuisses.

« Pour lui bouffer la chatte quoi ! » (Voix de l’homme qui est déjà intervenu.)

⁽¹⁾

La main gauche… ce n’était pas à cause de son agénésie, car elle avait depuis un moment repris le contrôle de son corps. Mais, parce que la droite était occupée à assujettir les reins de Kālī, lui interdisant de soustraire son joyau à ses baisers et lutineries.

Depuis que la sorcière l’avait élevée, la fille de la chevrière apprenait vite, aussi inversa-t-elle la situation. C’était maintenant elle qui dictait à la vulve de la Dravidienne ce qu’elle désirait pour la sienne. Imaginez le couple qu’elles formaient comme un piano dont le clavier serait un santouri. Les baguettes de l’interprète – Ambrosia dans cette séquence – frappent les cordes du santouri qui, en vibrant, actionne les marteaux du piano qui frappent ses cordes, lesquelles vibrent à l’unisson de celles du santouri.

Durant leurs ébats, subtilement, le jeu changea. Pour mettre fin à cette singulière, mais non exceptionnelle pratique onaniste, un marteau percuta plus fort ou plus légèrement que le bâtonnet. Puis, lui ou d’autres réitérèrent à plusieurs reprises. Ensuite, ce furent des marteaux distincts de ceux attendus qui étaient commandés. Pour finir, le piano exécuta une partition différente de celle du santouri. Elles étaient passées non pas à une cacophonie, mais à une jam-session.

Sans un mot, un duel s’était engagé. Le défi réciproque disait : « Je vais te faire jouir à ma manière, et ça avant que tu ne me procures un orgasme. »

Kālī faisait des variations sur les vamps d’Ambrosia. Puis l’une se lançait dans un solo dès que l’autre reprenait haleine. Celle-ci se laissait emporter jusqu’au sommet de la vague où elle surfait sur le lip, fascinée par le gouffre qui l’appelait. Tentant de prolonger le plus longtemps possible cet indicible plaisir paroxystique précédant l’extase. Point auquel, pour rien au monde, on ne veut être abandonnée, mais qu’elle renonçait à franchir, se retenant de basculer dans la félicité, pour ne pas concéder la victoire à sa concurrente.

Je ne me souviens pas laquelle flottait sur la lèvre de la déferlante quand elle cassa, l’entraînant dans un maelstrom de jouissances, avant de la rejeter pantelante sur le sable – oui, le granit –, où sa partenaire ne tarda pas à la rejoindre dans le même état. La satisfaction d’avoir gagné la joute, le plaisir d’en avoir donné, le désir qui embrasait ses reins, le souffle exhalé par le râle de la première sur l’excitation portée au pinacle de la seconde fit exploser celle-ci. Elle se dispersa dans l’univers, puis se reconstitua, assouvie dans les bras de son amante.

⁽²⁾

Bien qu’alanguie, après un court instant, Kālī réalisa que son corps pesait sur celui d’Ambrosia, aussitôt, elle la libéra en roulant sur le côté. Impatiente de dévisager une Ambrosia comblée et de lui baiser les lèvres, elle se mit à genoux et pivota à la recherche des yeux émeraude. Las ! Elle découvrit la fille de la chevrière.

Bouleversée, elle la prit dans ses bras, la berçant contre elle. Non loin, les loups se recouchèrent.

« Mon pauvre amour, quelle malédiction t’affecte donc ? Écoute l'ode “À une Aimée”, que Sappho aurait pu, n’en doute point, composer pour toi.

Il goûte le bonheur que connaissent les dieux

Celui qui peut auprès de toi

Se tenir et te regarder,

Celui qui peut goûter la douceur de ta voix,

Celui qui peut toucher la magie de ton rire,

Mais moi, ce rire, je le sais,

Il fait fondre mon cœur en moi.

Ah ! moi, sais-tu, si je te vois,

Fût-ce une seconde aussi brève,

Tout à coup alors sur mes lèvres

Expire sans force ma joie.

Ma langue est là comme brisée,

Et soudain, au cœur de ma chair,

Un feu irrésistible a glissé.

Mes yeux ne voient plus rien de clair,

À mon oreille, un bruit a bourdonné.

Je suis de sueur inondée,

Tout mon corps se met à trembler,

Je deviens plus verte que l’herbe,

Et presque rien ne manque encore

Pour me sentir comme une morte.

Ce poème m’est venu à l’esprit quand je t’ai vu danser, puis t’éloigner main dans la main avec ton cavalier. » (Voix chaude prise pour Kālī.)

Notes de l’éditeur :

1) Long silence de près d’une minute, que je suppose accompagné d’un regard lourd de reproches adressés par la narratrice au perturbateur.

2) Silence d’une vingtaine de secondes, manifestement destiné à donner le temps de redescendre à la tension de celles et ceux qui composent l’auditoire.

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