Chapitre 9-1
Une fois dans les toilettes, les jambes de Lucie vacillent dangereusement. Elle s’appuie contre la porte après avoir vérifié trois fois qu’elle l’a bien fermée. Personne ne viendra l’embêter ici – la planque parfaite. Dans cet espace confiné, elle puise un réconfort inattendu. Ses pensées ne peuvent s’enfuir. Elle se laisse glisser le long de la porte et s’assoit à même le carrelage. J’espère que Juliette nettoie régulièrement. Lucie pose ses mains au sol, apprécie le contact froid, écarte les doigts et respire profondément. Les WC lui font face - duel au sommet. Quand elle aperçoit une tache jaunâtre sous la cuvette, ses doigts se crispent. Elle refoule son dégoût. Lucie détourne son regard de la trace, mais elle finit par y revenir et l’observe sérieusement, telle une scientifique : une forme ovale, d'un orange plus soutenu à l’extérieur, pas plus grosse qu’une pièce de vingt centimes, à côté d’une grosse vis. Sa texture séchée, terne, comme figée dans le temps, lui indique qu’elle est ancienne. Cachée, si l’on se tient debout, elle est néanmoins bien visible pour Lucie assise. Ce qui semble parfaitement propre n’exclut pas les secrets. C'est toujours une question d’angle de vue. En effet, le toilette a belle allure, d’un blanc éclatant, une lunette verte accueillante, du papier à disposition et en réserve sur l’étagère. Notes florales. Debout, aucun doute n’est permis, il est parfait. Qui irait se mettre par terre pour vérifier les recoins inaccessibles ? L’apparente propreté est gage de qualité, la surface nette et vierge de trace suffit à rassurer. Et pourtant.
Cette tache interpelle Lucie. Son existence elle-même, si longue, si discrète, la rend digne d’intérêt. Et si je la touche du doigt, s’effacera-t-elle facilement ? Peut-elle avoir survécu si longtemps sans que personne ne suspecte sa présence ?
Lucie tend la main pour dérouler le papier toilette. Elle en arrache un bout et se met à genoux, le nez sur la tache, elle s’apprête à frotter la feuille de papier rose dessus. D’abord doucement. Elle retire sa main. Toujours là. Lucie y retourne. Plus vigoureusement. Le papier s’effrite et tombe en pluie sur le carrelage. Lucie s’acharne, la tache disparaît progressivement. Il ne reste que le contour de son ovale. Le cœur est vaincu. Le papier s’est désintégré sous les frottements successifs. Lucie renifle. Tout doit disparaître. Coûte que coûte. Le WC doit être à la hauteur des attentes que l’on place en lui. Il doit être un gage de qualité, de fiabilité. Lucie jauge ses ongles. Son pouce fera l’affaire. Elle le racle contre la paroi. Le contour durci saute en petits éclats. Ça y est, elle est partie. La tache n’existe plus. Lucie recule jusqu’à s’adosser contre la porte. Elle admire son œuvre. Le toilette est blanc comme neige. L'honneur est retrouvé. Il n’y a plus tromperie sur la marchandise. Lucie esquisse un sourire après avoir ramassé les vestiges de son acte héroïque au sol.
Pourtant, le sourire s’éteint progressivement à mesure que le souvenir de la tache lui revient. Elle était là, à deux pouces de la vis principale. Lucie a envie de pleurer. À cause d’une tache, d’une putain de tache jaunâtre ridicule sur un chiotte !
La voix de Martin lui parvient à travers la porte. Ses poils se hérissent. Il la cherche. Merde. Elle se relève avec difficulté. Avant de sortir de cet antre protecteur, elle en profite pour se regarder dans le miroir et se laver les mains avec frénésie, en insistant sur l’ongle du pouce. Son reflet lui retourne l’estomac : des yeux fous, des joues rouges et des lèvres tremblantes. Est-ce bien moi ? Elle peine à se reconnaître tant la vision est éloignée de la femme qu’elle est habituellement. Que va penser Martin ?
Elle se rafraîchit le visage, en prenant soin de ne pas se le tapoter pour ne pas aggraver ses rougeurs. Sa main posée sur la poitrine, elle constate que son cœur bat encore trop vite. Elle inspire et expire lentement, ferme les yeux pour se concentrer sur sa respiration, une méditation expresse pour retrouver une contenance. Exercice difficile, presque impossible. Elle craint le regard inquisiteur de son mari. Que va-t-elle lui répondre quand il lui demandera si elle va bien ? Lucie doit trouver des réponses convaincantes qui ne laissent aucune place au doute.
Manger, sourire, partir. Juste ça. Rien de plus. Tu arrêtes tes délires tout de suite et tu te comportes comme une épouse digne de ce nom. Tu rentres, tu dors, et demain seulement tu prendras le temps de repenser à tout ça. Uniquement demain, compris ?
Lucie hoche la tête, son reflet approuve. Elle tire la chasse et regarde, fascinée, l'eau s'évacuer dans un tourbillon fou. Elle évacue en même temps l'impression de saleté qui s'était glissée sous sa peau.
Elle ouvre enfin la porte et sort chargée d’une confiance nouvelle. Elle traverse le couloir en direction du salon. Tout le monde est autour de la table. Les convives l'attendent pour le plat principal. Lucie est gênée d’arriver la dernière et s’excuse de son retard. Martin se lève et s’approche pour prendre son épouse dans ses bras. Surprise, Lucie reste sans voix pendant quelques secondes. Juliette détourne les yeux.
— On passe à table, chéri ? se force Lucie en essayant de dégager Martin.
— N'ai-je pas le droit de faire un câlin à ma splendide femme ?
Lucie se fige dans ses bras. Son mari est méconnaissable dans cette étreinte. Elle qui déteste se donner en spectacle a toujours été pudique dans les marques d’affections. Aucun des deux n’a pour habitude de se comporter ainsi. Cette partie-là est réservée à l’intimité du couple. Elle voudrait décoller son corps sans ménagement, mais les regards des convives l’en dissuadent. Tu es sa femme. Il n’y a rien d’anormal à cela.
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