Chapitre 9-2
— Vous êtes beaux ! s’exclame Arnaud. Chérie, tu nous imagines au bout de seize ans de vie commune, nous faisant des câlins comme au premier jour ?
— C’est beau, oui... répond Juliette en regardant sa main jouer avec le verre à vin. Eluard disait après la mort de Nusch : « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ». C'est un peu cela, n'est-ce pas, Lucie ?
Lucie reçoit ce vers en plein cœur. Elle en est sûre : ces mots lui sont destinés.
— J’avoue ne pas voir le rapport, intervient Martin, avant que sa femme ne puisse répondre quoi que ce soit.
— Ouais, c’est pas faux, comme dirait le célèbre Karadoc, conclut gaiement Arnaud. Mais si tu as froid je peux te réchauffer quand tu veux !
Arnaud ouvre ses bras, Juliette mime un refus poli. Quant à Lucie, elle s’efforce de ne rien montrer mais elle fixe les mains d’Arnaud qui cherchent celles de Juliette. Il semble déçu que Juliette se tienne loin. Il lance, avec dépit :
— Dites-moi votre secret ! C’est si rare de nos jours qu’un couple tienne si longtemps en continuant à s'aimer comme cela !
Quel secret ? Il n’y en a pas. Le nombre d’années ne veut rien dire. Il n’a de sens, de force, de puissance, de beauté, que lorsqu'il est exhibé devant un public. En coulisse, il écrase les rêves, tasse les élans, fabrique l'amertume. Le temps ne se vit pas de la même façon d’une personne à une autre. Pour Lucie, il ressemble à un après-midi qui s’étire sans fin. C’est doux, et pourtant, le soleil lutte pour ne pas céder sa place. Reviendra-t-il demain ? Le temps est incertain.
Martin affiche un sourire conquérant. Alors, je ne suis qu' un trophée ? Il n’est pas comme ça, d’habitude. Il passe de l’ours mal léché au prince charmant. Au lieu de la ravir, cela l’embarrasse profondément. Martin se détache, mais retient la main de son épouse et l’accompagne jusqu’à sa chaise, qu’il écarte pour qu’elle puisse s’asseoir.
— Quel homme galant, siffle Arnaud, admiratif.
Martin se contente de sourire, visiblement fier de son effet et prend place entre Lucie et Hélène, qui commence à manger.
— Alors, dis-moi tout ! C’est quoi le truc ? relance Arnaud.
— Il n’y a pas de truc. J'ai rencontré la femme idéale. J'ai eu de la chance !
— C'est une pluie de mots d'amour ce soir ! Et toi Lucie, tu peux en dire autant, c'est ça?
Manger, sourire, partir. Lucie avait pourtant un plan ! Un plan qui ne comportait pas de déclarations d’amour à son mari, ni un soudain comportement d’adolescent démonstratif à supporter. Elle doit pourtant faire bonne figure.
— Je pense qu’une bonne communication aide beaucoup, répond-elle timidement.
On peut changer de sujet ?
— Ah la communication, c’est le socle de n’importe quelle relation. N’est-ce pas, Juliette ?
L’intéressée se contente d’acquiescer. Lucie n’ose même pas la regarder, ni imaginer les pensées qui la traversent. Cela ne fait qu’augmenter son malaise. Hélène mange silencieusement, buvant une gorgée de vin rouge de temps à autre, sans s’impliquer dans la conversation.
— Tu oublies l’admiration, ma puce, relance Martin. J’ai toujours été fier du parcours de ma femme, et de tout ce que qu’elle a pu entreprendre jusqu’à présent. Elle est une femme et une mère fabuleuse.
D’où sors-tu ces mots trop neufs pour paraître naturels ? Même le jour de notre mariage, tu n’avais réussi à aligner deux phrases sans bafouiller. Alors que se passe-t-il ?
— Arrête Martin, somme Lucie.
— Nous avons une fille géniale, une jolie maison, et nous nous aimons comme au premier jour, enchaîne Martin en ignorant la remarque de son épouse.
— Ça y est, je suis envieux ! Mais c’est rassurant de voir que l’amour avec un grand « A » existe encore.
— Arrête tout de suite, Martin !
— Quoi, ma puce ? Je dis des bêtises ? Ce n’est pas la vérité ?
Martin saisit la main de sa femme et la porte à ses lèvres pour l’embrasser. Lucie se dégage rapidement.
— Tu peux arrêter de dire des conneries pareilles ? lâche-t-elle, s'attirant les regards surpris de la tablée, sauf celui d'Hélène qui poursuit son repas.
Lucie ne peut plus se contenir. Trop c’est trop. Même pour elle. Surtout pour elle.
— Comment ça ?
— Ton beau discours, là ! Personne n’y croit, pas même toi !
— Mais…
— Non, arrête !
Martin affiche la même expression que s'il venait de recevoir une gifle. Il oscille entre la douleur, l’étonnement et la honte. Lucie ignore son air de chien battu, c’est au-dessus de ce qu’elle peut supporter. Elle vide son verre de vin d’un trait avant de s’adresser à Arnaud, perplexe.
— Tu veux savoir quoi exactement ? Est-ce qu’il me fait encore rire ? Est-ce qu'on baise encore après seize ans de mariage ? Est-ce que ça me fait chier de faire à manger tous les jours et de n'avoir jamais un « merci » ? Si ça ne m'exaspère pas de passer des heures à chercher une ceinture oubliée sur un pantalon ? À vider les poches avant de lancer la machine à laver ?
Je viens de dire « baise » … Devant tout le monde ?
— Ce n’est pas la peine…. Je ne veux pas savoir … C’est votre vie…
Arnaud ne parvient pas à la calmer. Personne n’ose affronter le déluge de mots assassins qui se déverse sur la table. Seule Hélène continue de boire par petites gorgées son verre de vin.
— Quoi, tu ne veux pas connaître ton avenir avec Juliette ? Tu peux tirer un trait sur les mots doux au réveil, les petits cadeaux, les fleurs, les baisers. Tu ne seras bon qu'à être père, à avoir peur qu’il arrive quelque chose à ton enfant, à payer la facture d’eau, à penser à la prochaine révision de la bagnole, à nettoyer le frigo avant de faire les courses de la semaine, à ramasser les chaussettes dépareillées… Puis tu recommenceras, encore et encore, et c’est sans fin ! C’est toujours la même chose qui se répète. Tu ne peux pas y échapper. Les années nous enchaînent si facilement ! Tu n’as pas idée comme c’est simple de rester ensemble. Il suffit de ne rien attendre, de ne rien espérer, de se laisser bousculer, de ne surtout pas demander d’explications…
Lucie n’est plus tout à fait elle-même. Son vocabulaire la choque autant que sa colère. Jamais elle n’avait employé de tels mots, ni formulé de telles pensées. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.
— On a compris, se risque Martin au prix d’un grand effort.
Lucie le regarde avec défiance.
— Ah bon ? Tu as compris quoi, dis-moi ?
Martin ne dit rien.
— C’est bien ce que je me disais. Elle est belle la communication. Tu vois Arnaud, mes mots ne sont peut-être pas dignes d’être écrits pour un serment de mariage, mais ils sont la réalité. C’est le quotidien d’un couple marié. C’est pas bandant, hein ? Je vois à ta tête ta déception, je te comprends. Pour être un couple, il faut faire le deuil de soi, de l’autre aussi, et d’un nous fantasmé. Moi non plus je ne pensais pas que ce serait comme ça. Si j’avais su…
La voix de Lucie se meurt. J’ai dit « bandant » … J’ai bien dit « bandant » …. Moi…
— Si tu avais su ? relance Martin.
La jeune femme plante ses yeux dans les siens.
— Si j’avais su, je n’…
— Arnaud, tu vois ce qu'est un vrai couple, couvre d’une voix profonde Hélène. Lucie a raison. C’est trop facile de ne parler que d'amour sans aborder les travers d'une relation qui dure. Un couple, c’est du travail au quotidien. Ça se construit à deux. L'amour tout seul, cela ne veut rien dire. L'amour, c'est peut-être se frayer un chemin pour se rejoindre encore, de temps en temps, dans l'usure de la réalité. N'est-ce pas ce que tu voulais dire, Lucie ?
La jeune femme approuve, reconnaissante. Sa colère est redescendue aussi vite qu’elle est montée. Sans l’intervention d’Hélène, elle aurait pu dire le mot de trop. Ou l’a-t-elle déjà prononcé ?
— Oui, c’est vrai ! Juliette est déjà prête à me tuer parce que je mets les casseroles dans le lave-vaisselle, lance Arnaud en souriant. Que cela sera-t-il, dans dix ans ?
— Parce que ça ne les nettoie pas ! Je suis obligée de repasser derrière ! Autant les laver à la main tout de suite, rétorque Juliette sur le ton de la plaisanterie tendre.
Tout le monde se veut maintenant léger et gai, mais personne n’est dupe. Lucie le sent bien. Il y a des vérités qui ne peuvent être évoquées au cours d'un dîner entourés d’inconnus, ni dans un serment de mariage, ni jamais d’ailleurs. Les vérités sont comme des poisons qui rongent lentement. Les assiettes sont à peine touchées. Manger, sourire, partir. Recalée, Lucie. Copie à revoir.
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