Chapitre 10-1

9 minutes de lecture

Hélène est mal à l’aise pour Lucie qui est affligée de le voir si attentionné. On dirait une cocotte-minute prête à exploser. Et Arnaud qui pose trop de questions. Tais-toi s’il te plait ! Comment peut-il être si aveugle ?

« Ma chérie » par-ci, « mon amour » par-là, autant de mots affectueux qui sonnent faux dans sa bouche, lui si habitué au silence et aux regards équivoques. Il les prononce avec maladresse, en évitant soigneusement son regard. Que cherche-t-il à prouver ? Il est amoureux de sa femme ? Tant mieux. Le cœur d’Hélène se resserre. C’est de la comédie. Il n’est pas comme ça. Ne rentre pas dans son jeu, Hélène. Ne te fais pas avoir par ses mots mais observe ses yeux fuyants et son sourire crispé. Il est en colère contre toi. Sois plus forte que ces enfantillages. À trop vouloir mettre son épouse sur un piédestal, il lui dit, dans leur langage, à quel point il se sent blessé. Doit-elle garder pour elle ses secrets ? Il ne semble pas si heureux qu’il souhaite le montrer…

Lucie s’enferme dans une expression indescriptible. Attention, explosion à venir ! Hélène jette un œil à Juliette, qui s’obstine à jouer avec son verre à vin. Quelque chose est-il en train de lui échapper ? Juliette, d’ordinaire si enjouée, semble vouloir ignorer la conversation.

Effectivement, Lucie ne tarde pas à lâcher ce qu’elle a sur le cœur. Les mots sortent avec force et détermination. Où est donc passée la frêle jeune femme blonde aux joues rouges ? Elle prend de court tout le monde. Arnaud reste bouche bée, il réalise qu’il est celui qui a allumé la mèche. Trop tard. Juliette relève enfin la tête avant de la baisser à nouveau. Elle touche ses cheveux d’un geste nerveux. Martin reçoit le boomerang en plein cœur. Hélène a mal pour lui sans être capable de le plaindre. Il s’est mis tout seul dans cette situation. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de vouloir voler à son secours. Lucie est si déchaînée qu’elle risque d'aller trop loin dans ses mots. Hélène se souvient qu’un simple refus peut mettre fin à des années d’une relation intense. Ce qui a été construit se retrouve dépourvu d’âme du jour au lendemain, aussi haute soit la construction.

À trop tirer sur le fil invisible qui nous lie à l’autre, il risque de se casser.

En regardant la jolie blonde déverser sa rancœur et le comportement maladroit de Martin, elle comprend que c’est elle qui avait lâché la corde des années plus tôt. C’est elle qui l’avait abandonné. Le poids des mots est terrible. Ils sont meurtriers. Hélène a pitié de la jeune femme. Elle lui vole la parole avant qu'elle puisse prononcer le mot de trop. Ainsi, elle parvient à détourner l'attention, à faire baisser la tension. Arnaud vient à sa rescousse. Enfin, il a compris. Même Juliette y met du sien. Tout le monde s'apaise, sauf Martin qui est encore sous le choc. Hélène voudrait le réconforter. C'est impossible après l'échange houleux qu’ils ont eu plus tôt. Elle ne peut pas supporter de le voir ainsi et préfère s'éclipser, prétextant un appel urgent à passer.

Une fois dans sa chambre, elle se dirige vers la commode en chêne, sort du premier tiroir un paquet de lettres qu'elle n'ouvre pas. Elle n'en a pas besoin. Elle les connaît par cœur. Les voir, les caresser, suffit à la replonger dans ses souvenirs. L'homme qui rumine en bas est-il le même que celui qui les lui a écrites ?

***

La culpabilité est le sentiment le plus étrange. Elle nait d'une idée qui part à la dérive, qui ne trouve pas un écho rassurant. Elle est capable de changer une personne, une trajectoire bien lancée, d’éteindre des feux intérieurs, d’en allumer d’autres ailleurs. Elle peut aussi prendre des formes nouvelles, se taire parfois pour mieux revenir à la charge l’instant suivant. C’est un sentiment mouvant. La culpabilité habitait désormais le cœur d’Hélène. Elle s’était introduite en elle, par une lettre que son amie Irène lui avait envoyé. Celle-ci lui révélait un mensonge dans lequel tout son entourage avait participé. Abasourdie, Hélène était rentrée en catastrophe en France. Irène était venue la chercher à l’aéroport. Elles avaient fait le trajet dans un silence inédit. Hélène devait voir de ses yeux pour y croire vraiment — joindre le mot à la vue. Une jonction nécessaire pour faire exploser les — faux — souvenirs.

Hélène posa ses valises dans l’entrée de la maison familiale. Les volets étaient fermés et ne laissaient passer qu’un maigre filet de lumière entres les battants. Elle y voyait à peine. Une odeur de renfermé lui prit les narines, la demeure bourgeoise ne respirait plus depuis longtemps. Pendant quelques secondes, Hélène ferma les yeux, et imagina sa mère débouler de la cuisine en essuyant ses mains sur le tablier. Un instant fugace. Le souvenir s’éloigna et Hélène n’ouvrit pas les yeux car elle savait que seule la pénombre de l’entrée l’accueillerait.

— Hélène ! Tu bloques le passage !

Instinctivement, elle fit un pas sur le côté pour laisser passer Irène, chargée d’un carton.

— Tu devais ouvrir les volets. Je t’avertis, je ne compte pas me taper tes affaires toute seule.

— Comme si j’allais te laisser t’en occuper, répondit Hélène en attrapant le carton des bras de son amie pour le poser par terre.

Les deux femmes se tenaient côte à côte sans être dérangées par l’obscurité de la maison. Même dans l’ombre, elles connaissaient par cœur l’emplacement des meubles.

— Ce n’est pas trop dur ? s’inquiéta Irène.

— Je suis partie si longtemps ? Pour moi ce n’était qu’un jour.

Irène inspira profondément et déposa sa main sur l’épaule de son amie.

— Un jour pour toi, cent ans pour eux, douze ans dans la réalité. Le temps ne s’apprécie pas de la même façon suivant les personnes. Mais maintenant, tu es de retour.

De retour. Hélène n’était plus si sûre de son choix. Elle aurait pu faire demi-tour et oublier ce qu’elle venait de voir — le temps perdu. Hélène est surprise par les pensées qui traversent son esprit. Pensait-elle vraiment que sa vie, ici, était mise sur pause, le temps pour elle de parcourir le monde et de revenir au petit matin dans son lit d’ado ? Pensait-elle vraiment, que ses parents seraient toujours à leurs occupations, sans vieillir ? Pensait-elle vraiment qu’elle pourrait reprendre le cours de son ancienne vie naturellement ?

Oui. Hélène le pensait vraiment jusqu’à cet instant où elle réalisa que c’était impossible.

— Je ne sais pas, Irène. Je t’avoue que je ne m’attendais pas à ça. Enfin si. Non, en fait. Je…

— Je sais. Tu n’as pas à dire quoi que ce soit. Je n’imagine pas la violence que ça doit être de rattraper toutes ces années.

Était-ce seulement possible ?

— Pourquoi ils ne m’ont rien dit ?

— Ça aurait changé quelque chose ? Tu serais revenue plus tôt ? Honnêtement, Hélène, nous savons toutes les deux que tu ne l’aurais pas fait. Ils le savaient aussi. Tu es une vraie tête de mule, tu sais !

— Peut-être pas pour leur séparation mais pour ma mère…

— Je ne pense pas, trancha son amie.

— Toute cette comédie pour donner le change sur quelques jours ?

— Ils l’ont fait pour toi, pour eux aussi je pense.

Hélène encaissa. Elle eut envie de pleurer. Elle avait mal d’admettre son égoïsme et la part de vérité qui se cachait dans les mots d’Irène. Elle était partie, autrefois, pour découvrir le monde. Et il avait été au rendez-vous — épuisant et fabuleux. Hélène s’était investi pleinement dans des missions de bénévolat. Elle envoyait régulièrement des cartes postales, des lettres décrivant les pays qu’elle visitait à son entourage. Ainsi elle s’acquittait de son devoir de bonne fille. Puis son esprit pouvait à nouveau étancher sa soif de curiosité. Elle était revenue en France, à quelques reprises, pour les fêtes de fin d’années. Sa famille ne lui avait jamais fais aucun reproche. Tous lui souriaient, lui demandaient de raconter des histoires du bout du monde. Ils passaient des soirées entières à ses côtés à braver les jungles, les nuits froides dans le désert, les réveils hors du temps. Elle ramenait même dans ses bagages, des fleurs séchées, des herbes inconnues de son père. Hélène s’étonnait toujours de constater la croissance incroyable de Juliette et Irène se contentait de lui répondre « Tu la vois trop rarement » avec une pointe de regret — ou de reproche. Puis Hélène repartait pour une nouvelle mission, le cœur serein. La porte familiale se refermait sur sa mère le sourire aux lèvres mais le visage humide. Son père, tapait sur le toit de la voiture pour signifier le départ imminent. Hélène hésitait toujours à ce moment-là précis. Et si je restais ? Le passeport en main, elle finissait par se dire que le monde ne pouvait attendre. Qu’ici, rien ne changerait. La prochaine fois, tout serait identique, chaque chose à sa place, chaque personne au bon endroit. Et tout le monde reprenait sa vie.

Tout était parfait, jusqu’à la lettre d’Irène lui avouant la séparation de ses parents, des années plus tôt, mais aussi la maladie de sa mère, qui ne pouvait plus vivre seule sans assistance. Dans ces mots pudiques, Hélène découvrit qu’un mensonge en avait créé un autre, plus gros, puis un autre encore — les retrouvailles pour les fêtes n’étaient qu’une mise en scène pour donner l’illusion d’une famille intacte. Son père était parti et ne revenait que lorsqu’Hélène était de retour. Et il repartait, en laissant son épouse seule dans la demeure. Il continuait à l’aider financièrement. Irène, accompagnée de Juliette, s’occupait de sa mère. Après des années de service, la charge devenait trop lourde pour son amie. Une infirmière passait deux fois par jour. Irène s’occupait des courses et du ménage. Elle décrivait aussi le quotidien — le vrai — de sa mère qui passait son temps à parler des voyages merveilleux de sa fille à qui voulait l’entendre. Irène termina sa lettre par « Reviens chez toi, Hélène ». C’était la première fois que quelqu’un lui demandait ça. Hélène pleura.

— Merci Irène, pour tout ce que tu as fait. Pour moi, mes parents… Tu n’y étais pas obligée.

— C’est un peu comme mes parents aussi et toi, idiote, comme une sœur qui n’en fait qu’à sa tête.

Hélène sourit.

— Ne me laisse pas repartir.

— Compte sur moi ! Maintenant que tu es là, on ne se sépare plus. À part si tu comptes rendre visite à ton Martin. Il sait que tu es retour ?

Hélène marqua une pause. Penser à Martin en cet instant la déstabilisait. Pourtant, elle devrait bien finir par lui annoncer son retour — définitif ? Une chose à la fois, se disait-elle, pour calmer son coeur.

— Non. Je voulais me donner quelques jours pour m’organiser et… me familiariser ? Je crois que c’est le bon mot. Tout s’est passé si vite. J’ai encore du mal à réaliser.

— Je comprends. Prends ton temps, et nous irons voir ta mère quand tu le souhaiteras. Allez on va se ramollir, là ! Le coffre ne va pas se vider tout seul !

Hélène lui attrapa le bras.

— Elle ne va vraiment pas bien ?

Tout en douceur, Irène posa sa main sur la sienne.

— Cents ans… Hélène.

Le regard voilé d’une vérité qui ne pouvait se dire à voix haute, Irène avait eu du mal à soutenir celui de son amie. Sa famille était morte le jour où Hélène avait décidé ne pas revenir d’Australie. Elle était le socle du couple mais l’ignorait. Irène prit le soin de ne jamais l’accuser de quoi que ce soit. Hélène comprit qu'elle était responsable.

Le jardin avait été laissé à l'abandon, le courrier était éparpillé à même le sol, les meubles recouverts d'un lit de poussière, les aliments périmés, Hélène avait du travail pour ressusciter une maison en mal d’âme. Elle passa d’une pièce à une autre, dans l’attente d’être cueillie par les souvenirs. Sa mémoire lui fit défaut. Des sensations se présentèrent à elle, assez vagues, mais aucune vision, ou image. Elle avait oublié son passé. Cent ans pour eux — un jour pour elle. Et si elle s’était fourvoyée ?

— Ça fait juste un mois que la maison est inhabitée, rassura Irène.

Sa chambre d’enfant était fermée à clé. Ses premières années se résumaient à une pièce vouée à l'oubli. Une autre version d'elle pouvait y être enfermée. Meilleure que la fille égoiste qu’elle était devenue ? Elle détourna son regard. C'était une autre vie, elle était une autre fille. Aujourd’hui, elle pouvait être meilleure que son fantôme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Ainhoa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0