Chapitre 12-1
Le discman entre les mains, Martin relança le morceau Tu ne m'as pas laissé le temps de David Hallyday pour la dixième fois. Il avait passé l'été à l'écouter en boucle, le tube résonnait dans les écouteurs. Il couvrait la voix de sa mère qui s'engueulait avec son père au téléphone : même divorcés, rien n'avait changé. Il ferma les yeux, la guitare débuta, les larmes montèrent, les mots qu'il ne parvenait pas à sortir étaient là, formulés par un autre que lui. Martin avait la gorge serrée à force de se contenir. Assis en tailleur sur son lit — son îlot de solitude — la lettre d’Hélène entre les mains, ses adieux dans le cœur, il avait mal. Aussi mal que la fois où il était tombé de son vélo en se râpant contre le grillage du voisin. Il était en sang. Des écorchures de la cheville jusqu’au bras.
Martin ne savait pas comment mettre à distance cette nouvelle souffrance. Comment mettre un pansement sur cette douleur qui ne saignait pas. Il avait besoin de souffrir, d'apprivoiser son mal. Il n’avait pas d’autres choix. Alors il sanglota, lisant et relisant ses mots avec la même émotion.
Du haut de ses seize ans, il avait le sentiment d’avoir joué à un jeu cruel que son jeune âge ne pouvait excuser. Martin avait un sens des responsabilités qui l’honorait. Il était bien plus sérieux, bien plus grave, que ses seize ans. Il se détestait, convaincu qu'il méritait cette souffrance comme une punition. Ses mots étaient blessants. Suffisamment pour tenir Hélène à distance. Martin avait écrit des choses qu’il ne pensait pas. Il avait menti, trahi et blessé la seule personne qui tenait véritablement à lui. En réalité, il prenait les devants. Il était mort de peur à l’idée d’être abandonné une fois de plus. Alors, il préférait renoncer. A Hélène, à lui, à un possible bonheur, à un possible chagrin. Sa lettre avait beau être douce, Martin était sûr qu'elle souffrait et qu'elle finirait par le détester comme il se détestait à présent. Ils seraient deux alors, unis dans le même sentiment. Mais les larmes qu’il versait étaient moins amères que celles qu'il aurait versé, si Hélène l'avait abandonné. Il connaissait déjà le goût acide de l'abandon. Il le haïssait au-delà du reste.
L'adolescent côtoyait des camarades de classe depuis des années en se contentant d’un « salut, ça va ? ». Il mangeait à la table de sa mère avec l’idée que chaque jour passé le rapprochait de sa liberté. Il allait chez son père, en se promettant de ne jamais lui ressembler. Les journées se succédaient avec la certitude qu’une fois affranchi, il pourrait commencer sa vie. Un jour, ses armes seraient suffisamment affûtées pour affronter le monde. Pour le moment, il n’était encore qu’un enfant. Il deviendrait un homme tôt ou tard. Cette certitude l’aidait à survivre. Mais quel adulte serait-il exactement ? Martin avait peur de ce reflet en devenir — peur surtout qu'il reste le même. Martin ne vivait pas. Il respirait, marchait, courait parfois, écrivait souvent, mangeait, allait en classe, dormait, regardait la télé, se douchait, allait faire des courses, mais il ne vivait pas. Il traversait les journées en automate. Il attendait patiemment que sa vie débutât. Il rongeait son frein sur la ligne de départ. Trépignait d’impatience. Il attendait le coup de pistolet pour brûler la piste de course. Le temps pouvait-il se rattraper ? Pouvait-il le dépasser, le surclasser, sans entraînement, avec son unique désir de revanche ?
Mais Hélène avait surgi au milieu de son impatience et elle avait rempli le désert effectif de sa vie. Et il avait peur d’Hélène. Peur du regard qu'elle portait sur lui. Elle voyait en lui une personne si noble de cœur qu’il craignait de la décevoir. Elle voyait aussi ce qu'il croyait invisible, ce qu'il avait toujours tenu à l'abri des autres. Martin redoutait sa clairvoyance, sa perspicacité, son entêtement à rester près de lui. Elle avait trouvé le chemin de son cœur si facilement... Lui-même, jusque-là, n'était pas sûr d'en avoir un. Et finalement, sa carapace présentait des failles qu’il ne soupçonnait pas. Il devait y remédier au plus vite. D’autres pourraient en profiter pour l’atteindre. Pourtant, qu’avait-il à protéger de si précieux ?
En une lettre, il avait mis fin à ce qui le rendait heureux, effrayé à l’idée de perdre ce premier bonheur. Il avait préféré se l’ôter lui-même que de vivre avec l’angoisse qu’un autre ne le lui arrachât. Ou pire, qu’Hélène se rendît compte de son erreur. Qu'elle s'aperçût qu'il n’était qu’un gamin sans relief, sans accroc. Mutique plutôt que mystérieux.
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