Chapitre 14 - 1
Deux chiens aboient dans le voisinage, suivi d’un « Fermez vos gueules ! ». Martin sourit. Dehors, tout paraît si normal. Des volets se ferment sur des vies fatiguées, des lumières s’éteignent, la nuit impose sa cadence lente et feutrée. Toutes ces vies cachées, empaquetées, soigneusement mises à l'abri du monde extérieur, derrière les murs, derrière les fenêtres, donnent un sentiment curieux au jeune homme. Les bruits se font plus rares, plus intenses, plus inquiétants aussi.
Dans cette lenteur hivernale, les cigarettes se succèdent à un rythme soutenu. Martin tire dessus frénétiquement. Peu habitué à fumer autant, sa gorge s’irrite. Sa voiture est à proximité. Juste quelques petits pas et il peut partir d’ici. Dans sa poche, les clés tintent, les clés le tentent. Il s’amuse avec le porte-clé que lui a fait Sophie pour la fête des pères. Le simple fait d’imaginer le moteur qui gronde suffit à l’apaiser. Bientôt… Il voudrait filer à toute allure. Loin d’ici, de cette rue faussement calme, loin de ces maisons sans charme, loin de ce dîner pesant, loin de Lucie en colère, loin d'Hélène, loin de lui-même. Il voudrait tout oublier. Jusqu’à son nom. Définitivement. Se mettre au volant et rouler. Rouler sans fin. Cette idée folle le brûle, le temps d’une cigarette. Tout claquer. Sans but. N’est-ce pas terriblement effrayant et excitant à la fois ?
Dans son esprit, d’autres pensées furtives vont et viennent, s’entremêlent, s’entrechoquent, sans qu’il essaie de les retenir : Sophie endormie dans son petit lit, le regard accusateur de Lucie, le silence d’Hélène, son conseiller Pôle emploi qui veut le recaser dans son domaine, son mal de ventre qui revient, à nouveau le visage de Sophie parsemé de boutons de varicelle, l’odeur du tabac qui imprègne ses vêtements, les yeux tristes d’Hélène, ses économies qui s’amenuisent, les joues rouges de Lucie, le sourire de Juliette, les deux collègues qui discutent, sa femme heureuse près d’elle, le score du match, le lendemain qui s’annonce déjà difficile, le retour en voiture, se séparer d’Hélène, la souffrance de la perdre à nouveau sans avoir pu s'expliquer. Cette dernière pensée le saisit à la gorge. Martin resserre son étreinte sur les clés de voiture.
Une telle occasion ne se représentera plus. Martin n’a jamais cru en rien sauf en ce qu’il pouvait toucher, voir et entendre. Hélène est là, à sa portée. Ce n’est ni un fantôme du passé, ni un mirage, ni un rêve, ni une illusion, ni une apparition ou toute autre forme évanescente. Elle est là, dans cette maison qu’il veut fuir.
Cela fait des années qu’il espère secrètement la revoir au détour d'une rue. Maintenant qu’elle lui fait face, il se dérobe comme un lâche et se comporte comme un idiot. Pourtant ce n'est pas la solution. Le temps lui a démontré qu’il n’était pas assez fort pour l’oublier. Alors prends ton courage en main et fait lui face, pour de vrai ! Si tu te défiles maintenant, tu ne pourras plus jamais… C’est ton unique chance, Martin. Tu seras libre ensuite, tu pourras passer à autre chose. Elle ne viendra plus dans tes rêves. Tu ne seras plus triste de la quitter au réveil. Tu ne commenceras plus tes journées avec le sentiment d'être incomplet.
Oui, Martin en est convaincu. Il doit lui parler, lui dire ce qu’il a vraiment sur le cœur. Il doit abandonner l’idée qu’elle détient à elle seule la clé secrète de son bonheur. Il doit vider son sac. Peu importe si elle le blesse en retour. Il se le doit.
Martin a mal au ventre. La douleur lui rappelle avec violence que la difficulté n’est pas là, finalement. Avouer ce qu’il a sur le cœur n’est pas le vrai problème.
Pourquoi ne peut-il pas l’oublier ? demandait-il à Hélène plus tôt dans la soirée.
Parce qu’il ne veut pas, tout simplement. Il s’accroche aux souvenirs, aux lettres échangées, à sa voix chaude, son rire, à l’espoir que quelque part sur terre elle pense à lui de temps à autre, même rarement, même en colère. Il aimerait habiter encore ses pensées. Alors que sa femme s’allonge auprès de lui dans le lit conjugal et partage son quotidien, Martin est conscient que son désir n'est pas acceptable, ni pour la société, ni pour Lucie, ni pour lui. Il ne devrait pas penser à Hélène, le temps aurait dû l’effacer. Mais il y a un goût d’inachevé qui hante cette histoire.
Sa vie serait-elle différente si Hélène n’était pas venue le voir dans son appartement d’étudiant ?
Oui.
Sa vie serait-elle différente s’il savait mettre des mots sur ce qu’il ressent pour elle ?
Peut-être.
Martin a renoncé depuis longtemps à nommer ce qu’il ressent. C’est là, posé dans un coin de son esprit, ça s’amplifie la nuit, et disparaît au petit matin, ça fait « boom » quand il entend une voix chaude dans les parages, ça gonfle quand il relit de temps en temps sa correspondance, et ça finit toujours par s’estomper sans jamais le quitter définitivement. Ce sentiment n’a pas de nom, ce qui lui convient parfaitement. Le nommer rendrait les choses affreusement difficiles à supporter.
Aujourd'hui, après des années de rêves, Martin brûle surtout de connaître la fin de leur histoire. Aujourd'hui, il n'y a que le mur d'une maison qui les sépare. Et ces derniers mètres sont infranchissables. Plus jeune, il nourrissait l’espoir de prendre le premier vol pour la rejoindre dans n’importe quel pays, tant qu’elle s’y trouvait. Il n’attendait qu’un mot d’elle, un mot qui n'est jamais venu.
Et aujourd'hui ? Que reste-t-il à dire ? Il a tellement admiré l'indépendance d'Hélène, sa curiosité aussi, qu'il a refusé de devenir un fardeau pour elle. Il s’est contenté d’être un port d’attache. Sa vie simple, trop normale, l’aurait ennuyée. C’est sûr. Il préférait qu’elle soit loin, mais heureuse, que l'avoir près de lui, à regarder par la fenêtre. Elle ne pouvait s'échapper si elle était déjà ailleurs. L’imaginer dans son élément, libre, l’aidait à supporter le manque.
— Tu ne devrais pas fumer autant, Martin.
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