Chapitre 17 - 1

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La jeune Lucie rassemblait son courage pour aller voir son père qui regardait son jeu télévisé. C’était quitte ou double. L’attention de son paternel était focalisée sur le petit écran et avec un peu de chance il dirait oui sans s’en rendre compte. Lucie misait tout sur le pouvoir hypnotique de la télévision. Elle savait que ce n’était que dans ces moments-là qu’elle pouvait soumettre ses requêtes. Elle l’avait appris en observant sa mère. Elle aussi en profitait pour glisser mine de rien un achat compulsif, une facture élevée, une contravention, un examen médical à venir, et tant d’autres couleuvres que l’écran aidait à digérer. Il acquiescait presque systématiquement et reportait aussitôt son attention sur le jeu.

— Je peux faire du judo cette année, papa ?

— La deuxième ! Mais qu’il est bête ! Tout le monde sait ça !

— Ça me plairait beaucoup, tu sais.

— Non. Ce n’est pas un sport pour une fille, lâcha-t-il sans quitter l’écran des yeux.

— Mais les copines vont en faire, insista Lucie.

— Comment faut-il te le dire ? J’ai dit non. Tu iras à la danse. Point final. C’est clair ?

Pour la première fois, son père regarda sa fille. Son regard était sans appel. Lucie savait à quoi s’en tenir. Habituellement, il n’avait pas besoin d’élever le ton. Un simple « non » franc mettait un terme à tout désir.

— Je n’ai rien entendu.

Lucie serra son poing le long de son corps tendu, la tête baissée. Elle ne pouvait pas, en l’état, soutenir son regard. Elle avait peur d’y voir un deuxième refus, plus tranchant, peur aussi que son père ne vît de la rancoeur dans le sien, le sentiment d’injustice qu’elle ressentait.

— Oui, papa.

Elle quitta le salon, laissant derrière elle le rire gras de son paternel et les applaudissements du public. Lucie ne laissa rien transparaitre. Ce n’était pas son premier refus à digérer, ni le dernier. Malgré son expression impassible, elle bouillonnait. Raté, une fois encore. Sa collection d’échecs s'allongeait. Elle s’en retournait dans la case « jeune fille modèle », une jolie boîte, qui l’enfermait dans ce rôle qu’elle subissait. Bon nombre de fois elle avait essayé d’en sortir avant d’y replonger, contrainte et forcée. Une belle prison dorée, un poids lourd, que de porter l’étiquette de fille parfaite. On y étouffait, suffoquait, mourait lentement. L’individu s’effacait au profit d’une image lisse, existant uniquement dans le but de satisfaire l’égo d’un patriarche en mal de reconnaissance.

Lucie ne savait pas dire non. On ne lui avait jamais dit qu’elle avait le choix, qu’elle pouvait décider de sa vie. Devenue adulte, elle se demandait bien ce que ce mot pouvait vouloir signifier quand son esprit était encore prisonnier de cette boîte.

Elle se souvenait avoir essayé de nombreuses fois auprès de son père, avant d’abdiquer. Les armes déposées, les arguments répétés maintes fois, ne faisaient pas le poids face à lui. Il savait briser ses rêves, sa volonté en quelques phrases. Si les raisons lui manquaient, ses yeux noirs dissuadaient la jeune fille pour de bon. Elle n’aurait jamais le dernier mot. Pire, elle n’aurait jamais un mot à elle.

Ce que père ordonnait, père avait.

Ce que Lucie souhaitait demeurait sans suite.

Au quotidien, la jeune fille n’avait qu’un seul exemple à observer : ses parents. D'un côté, une mère soumise, vivant dans l’ombre d’un époux autoritaire. Une femme au foyer qui s’occupait du ménage avec ferveur. Le repas était prêt à la minute où la grosse voix du père se faisait entendre sur le palier. De l'autre, un mari tyranique qui choisissait pour tout le monde, jusqu'au programme du soir à la télé, des activités le week-end, tout en se faisant masser les pieds sur le canapé, et qui s’endormait le premier devant l’écran. L’homme n’hésitait pas à s’acheter des vêtements de marques pour lui et sa famille. Lucie portait des tenues entièrement coordonnées, des chaussures noires vernies au serre-tête assorti à sa jupe. Quelle mignonne petite fille !

La fillette assistait en spectatrice muette, en actrice docile, à ce quotidien bien huilé, sans dispute, sans accroc, sans difficulté. Ainsi, le bonheur c’est ça. Un qui voulait, l’autre qui donnait. Cela lui semblait être une vision un peu terne de ce que le mariage pouvait offrir. Cependant, la petite Lucie n’avait pas à réfléchir, juste à exaucer les vœux de son père. Et il en avait beaucoup dans sa poche. Lucie serait sa vengeance sur la vie. Elle réussirait là où il avait échoué. Elle serait érudite, là où lui n’avait obtenu qu’un CAP de conducteur d'engins. Lucie serait lui en mieux.

Une jeune fille doit savoir se comporter correctement en tout instant. Lucie apprit très tôt à prendre soin de ses affaires, à ne pas les tacher, ne pas sauter dans les flaques et ne pas courir inutilement. On ne dit pas de grossièretés. C’est pas beau dans la bouche d’une fille. Alors Lucie ne dit jamais un mot plus haut que l'autre. Elle ignorait ses camarades qui voulaient lui apprendre des blagues salaces. Elle se concentrait pour tourner ses phrases de la plus jolie des façons. Une jeune fille doit connaître son pays. Lucie, à peine âgée de huit ans, connaissait déjà Louis XIV, Louis XVI, Napoléon. Son père, tel un professeur, l’abreuvait d’anecdotes, lui montrait des films, lui imposait sa lecture : la Révolution Française, la bataille de Waterloo, le château de Versailles, n’avaient plus de secrets pour cette petite fille. Il se chargait de combler sa culture. Ce n’est pas à l’école que tu vas apprendre ça ! Très tôt, Lucie fut initiée à la musique classique ; Mozart, Debussy, Beethoven, Vivaldi, ah Vivaldi ! … Elle ignorait tout du Top 50, se demandait qui étaient Charlie et Lulu que ses camarades adoraient.

Un jour, un camarade de 5 -ème lui posa cette question :

— Tu es pucelle ?

Pétrifiée, ne comprenant pas le sens, Lucie dut faire un effort démesuré pour répondre. C’est un piège. Elle le pressentait. Avec le temps, la jeune fille avait appris à se méfier de tout le monde. Lucie n’avait donc aucune spontanéité. Elle calculait, pesait et soupesait chaque mot qu’elle sortait en respectant la charte de la fille modèle à la lettre. Elle se rappellait Jeanne d’Arc, la Guerrière, la Pucelle. Alors elle répondit par la seule réponse qu’elle connaissait : Oui. Le garçon se contenta de ricaner, visiblement fier de lui et abandonna Lucie. Il était parti, elle avait gagné. Ce jour-là, l’Histoire et son père l’avaient sauvée. Jeanne d’Arc l'avait protégée. La culture était un bouclier dont elle ne se séparerait jamais.

Lucie était une bonne fille. Une fille docile, facile à vivre. Elle ne causait jamais de problème, ne reçevait jamais d’avertissements ou d’heures de colle, ramènait de bons bulletins scolaires, ne réclamait jamais rien en allant faire les courses avec sa mère, ne faisait pas de bêtises ou de choses inconsidérées. Lucie était sage comme une image. C’était bien ce qu’elle était : une image. Trop polie, trop souriante que ça en devenait suspect. Une autre version filtrée, bien loin de ce qu’elle aurait pu être si elle avait goûté à la liberté d’être soi. Les gens, les inconnus de passage s’émerveillaient de ses jolies phrases, de sa politesse. Elle glanait des chouquettes supplémentaires pour un s’il-te-plait et un merci. Ça ne coûtait pas grand-chose.

La jeune fille comprit très tôt que savoir rester à sa place lui ouvrait des portes insoupçonnées. Ses parents se targuaient d’avoir une si bonne petite. Les autres les jalousaient, eux qui n’en pouvaient plus de leurs monstres. Le père se gargarisait de l’exposer à qui voulait écouter la Marseillaise, la dernière poésie avec l’intonation bien sûr, les tables de multiplication, à l’endroit, à l’envers, au pif, du tac au tac. Les prouesses de son singe savant, longuement répétées soir après soir, étaient au centre des discussions lors du repas dominical. Ah ! Qu'elle est bien cette petite ! Tout le monde l’enviait, cette perfection de petite fille, mais personne ne l’invitait. Qui voudrait jouer avec une enfant qui avait peur de se salir ? Qui était incapable de comprendre les blagues ? Qui ne connaissait pas les dessins animés du Club Dorothée ? Personne. Lucie, on aimait la voir uniquement, telle une poupée qui ne savait dire que oui.

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