Chapitre 20 - 1
Lucie est un vrai moulin à paroles. Les bavardages sont une bonne diversion. Elle ne laisse aucun blanc s’insinuer entre deux phrases. Elle rebondit sur chaque intervention. Elle asperge de ses mots gais la table et les convives. Aucun moment de répit n’est accordé. Personne ne doit se rappeler son coup de sang. Lucie soigne son vocabulaire, présente son plus joli sourire, se montre délicate en reposant ses couverts ou en portant son verre à ses lèvres. Elle se donne du mal. À chacun de ses gestes, elle se sent épiée et jugée. Avec un peu de chance, ils vont oublier. Lucie n’a jamais été très chanceuse, ni malchanceuse. Elle suit sa route sans obstacle, sans surprise, sans se poser de question. Un évènement se produit dans sa vie tranquille et la voilà dans tous ses états. Elle ne sait plus comment se contrôler. Elle peut donner l’illusion de loin. Ça, elle sait faire ; donner l’apparence d’une femme calme. Ce n’est qu’un vernis qui s’écaille dangereusement.
Elle redoute un règlement de compte sur le chemin du retour avec Martin. Lui n’oubliera pas l’épisode de sitôt. Elle regarde son mari. Il ne bronche pas. Le sourire de Lucie s’efface. Qu’a-t-elle fait ? Que peut-elle bien dire pour sa défense ? D’autres ont pété les plombs avant elle. Est-ce une excuse qui se tient ? Son oncle a claqué la porte après plus de vingt ans de mariage et trois enfants, certes grands. Cela n’a choqué personne. Il était temps, ça n’allait plus depuis longtemps, il est bien mieux maintenant. Toute sa famille était soulagée. Sauf ses parents.
Quand on se marie ma fille, c’est pour le meilleur et le pire. C’est un engagement devant Dieu. Devant ses parents. Ce ne sont pas que des paroles en l’air. Réfléchis bien, Lucie. Si tu épouses Martin, tu t’engages avec lui pour la vie. Elle avait dit oui, papa, à nouveau oui devant le maire, oui devant le curé. Il est trop tard pour apprendre à dire non. Personne ne l’y a obligée. Et Martin ne lui a jamais donné matière à regretter. Elle l’aime. Je pense. Peut-être pas comme dans les romans qu’elle lit dans son lit tandis qu’il feuillète un magazine de sport. Mais la vie n’est ni un film ni un livre. La vie est une enfilade de jours où l’on doit cohabiter dans une bonne entente. Deux vies, puis une troisième dans un 75 mètres carrés. C’est beaucoup d’agitation.
Peut-on quitter son mari irréprochable ? Jamais elle ne pourrait faire face à son père. C’est inenvisageable. Les autres peuvent bien se séparer comme ils changent de chemise. Tout ne peut être rose dans une vie conjugale. Il faut être plus fort alors, redoubler d’efforts, pour mieux apprécier les temps de félicité. Il faut penser aux enfants, à leur équilibre. Sophie serait traumatisée même si le divorce devient monnaie courante. Pourtant cette banalité ne parvient pas à cacher qu’une famille s’éteint, éclate, se disperse. Il n’y a plus assez de temps pour s’aimer. Alors quoi ? Un mariage, c’est du travail. Lucie n’est pas exempte de tous reproches. Elle assume sa part de responsabilité.
Quand elle ferme son roman d’amour, alors que Martin s’est endormi à côté, elle aime s’amuser à changer trois choses dans sa journée. Trois décisions différentes parfois à l’opposé de ce qu’elle a décidé réellement. Elle imagine alors le changement dans le cours des évènements. Elle fait ce jeu depuis toute petite. Cela lui donne du courage et de l’espoir. Elle se dit qu’un jour, elle osera dire ce qu’elle veut, en attendant le jour où elle saura qui elle est vraiment. Cette habitude légère est un exutoire pour ne pas totalement s’oublier en chemin. Ça n’a pas suffi. La routine bien huilée a fini par avoir sa peau. Cette récréation intellectuelle ne fait pas le poids à côté des responsabilités qu’elle a au quotidien. Enfant c’était drôle, amusant. Aujourd’hui, elle a juste envie de pleurer. Il lui renvoie cruellement tout ce qu’elle s’interdit de faire, d’être, mais elle s’y accroche malgré tout. Elle se contente alors d’aller piquer une cigarette à Martin et de la fumer au rebord de la fenêtre du salon. Elle passe les minutes suivantes à parfumer l’air pour masquer son forfait. Personne ne doit le savoir.
Martin marque toujours un temps d’arrêt quand il pénètre dans la pièce au petit matin. Il ne lui pose pas de question. Il ne peut pas la soupçonner. Elle n’a jamais officiellement touché une cigarette. Une fois ou deux, elle a oublié de ranger le flacon de chèvrefeuille. Elle a su le cacher avant qu’il ne s’en aperçoive. Jamais elle n’a été attrapée. Un gentil vice. Une petite cachoterie sans conséquence. Martin aussi a des secrets qu’elle préfère ignorer. Ce n’est pas bon d’aller trop fouiner dans les affaires de l’autre. Il y a une clause tacite dans son mariage qui l’empêche de poser des questions. Un veto à l’indiscrétion. Après tout, elle a obtenu tout ce qu'elle attendait. Une jolie maison rénovée, une bonne situation qui lui assure un travail à vie, un époux peu démonstratif, mais fiable, une fille adorable. Alors que manque-t-il pour qu’elle soit heureuse ? Elle pimente son quotidien à coups de cigarettes nocturnes, de livres érotiques, de longues courses, de rêveries dans la voiture, de commérages avec ses collègues et de son petit jeu des « si ». Dans de rares moments de lucidité, Lucie se trouve pathétique. Jusqu’à l’arrivée de Juliette la flamboyante.
Le bonheur ne dépend pas d’une personne. Son attirance pour son amie est juste révélatrice d'un mal-être au sein de son couple. Son esprit cartésien a analysé cette situation dans tous les sens. Depuis qu'elle connait Juliette, elle a changé chaque soir le cours de son existence avec plus de passion. Dans ses vies alternatives, Lucie a embrassé Juliette plus d’une fois, elle a couché avec elle aussi dans une salle de chimie sur les tables carrelées. Dans ses vies alternatives, Lucie a quitté Martin, pas pour Juliette, mais pour être indépendante, affranchie, libre. Dans une vie alternative, Lucie s’est imaginée heureuse. Quelque part, en modifiant trois fois rien, en provoquant juste un effet papillon, Lucie a entrevu un avenir meilleur que son présent avant de sombrer dans un profond sommeil, avant d’enchaîner une nouvelle journée à choix multiples. Une succession de décisions à prendre ; des directions s’ouvrent, d’autres se ferment, d’autres sont à peine effleurées. Tant de routes inexplorées, perdues à jamais. Lucie vit avec ce poids. Elle tente en vain de leur donner vie grâce à son jeu. Cela reste illusoire. Lucie est terrifiée par quelque chose qui ne peut se trouver sur les réseaux sociaux, ni sur les photos de familles, ni sur sa fiche de paye. Personne ne peut lui donner de réponse. Elle a peur de traverser sa vie sans savoir qui elle est. Elle est à la fois paralysée par l’ampleur de la tâche, affolée par les nombreuses possibilités, incertaine à cause de son inexpérience. Depuis deux ans, Lucie rattrape son retard. Depuis Juliette, elle se découvre petit à petit. Mais ce n’est pas encore assez rapide. Elle veut plus, plus vite. Le temps file à tout allure. Lucie a tout simplement peur de gâcher sa vie, l’unique qui se présente à elle. Elle l’a passée à suivre le chemin que son père lui a tracé jusqu’à l’autel. Elle n’a pas eu de temps à elle. Seule sans parents, sans mari, sans enfant. Jamais elle n’a eu l’occasion de douter. La peur de se disperser, de se tromper, la retient dans ses choix. Plus les années s’égrènent, plus la pression augmente. Elle y pense souvent quand elle fume en cachette, à d’autres choses aussi, mais surtout à cela. Elle finit par aller se coucher, le spleen dans les tripes, la vision de la rue endormie dans la tête, et le cœur en pause. Son inertie l’agace. Elle aimerait s’auto-flageller, se crier dessus, se gifler, se mordre, pour provoquer une réaction humaine. Ne plus sourire pour sourire. Ne plus être ce que l’on attend d’elle. Crier un immense « merde » au monde, à ses élèves, à Martin, à sa voisine de palier pour les poubelles laissées devant la porte, à son père.
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