Chapitre 21 - 2

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Face à son insistance, le jeune homme daigne enfin lui accorder son attention.

— Quoi ?

— Fraise ou citron ?

— Mais de quoi tu parles ?

— Du dessert ! s’emporte Juliette. Je te parle de mon cheesecake qui attend bien sagement dans le frigidaire d’être mangé, un cheesecake que j’ai mis du temps à préparer hier soir après une longue semaine de travail, avec des gosses qui hurlent toute la journée alors que j’avais juste envie de dormir profondément, mais non, je devais m’occuper du repas du lendemain, parce que je pensais, naïvement, que l’on passerait une bonne soirée. Je voulais juste vous recevoir correctement. J’ai choisi ce gâteau car je ne sais pas faire de pâtisserie, sur Marmiton, le titre disait qu’il était inratable, alors je l’ai fait pour ça, il était impossible que je me rate…

Juliette sent une pression sur sa main. Celle d’Arnaud couvre la sienne. Depuis quand ? se demande-t-elle.

— Oui, bien sûr... Il faut que j'apporte le dessert. Je parle, je parle mais vous devez être affamés. Arnaud, tu peux t’occuper de débarrasser et de sortir les petites assiettes ? Tout est prêt dans la cuisine.

En ouvrant la porte du frigidaire, Juliette constate que sa main tremble. Elle s’inquiète aussitôt pour le transport du gâteau jusqu’à la table. Un si beau dessert doit faire une entrée parfaite. À la hauteur des efforts fournis. Les tremblements ne la quittent pas. Elle verse avec difficulté les deux coulis dans des contenants en verre car c'est plus joli pour la présentation.

— Laissez-moi vous décrire les coulis que j'ai réalisé, reprend Juliette après s'être raclée la gorge. J’ai acheté des fraises surgelées. Ce n’est pas un fruit de saison, évidemment. Mais comment résister à l’appel de ce fruit rouge ? Doux, sucré, délicat, typique des saveurs de notre enfance. On aime revenir à lui les jours de déprime. Le citron, lui a été acheté en grande surface. Pas de congélation, il est frais. Peut-être un transport en cargo. Au milieu de ses congénères, suffocant, dans le noir, balancé par la houle. Acidulé à souhait. Il se marie à la perfection avec le fromage blanc. Une union parfaite des saveurs. Alors, Martin, je te repose la question : fraise ou citron ?

Juliette lui adresse un sourire forcé, armée d'un couteau et d'une pelle à tarte. Une grimace furtive traverse le visage du jeune homme. Ses doigts s’enfoncent dans sa serviette.

— Alors tu veux fraise ou citron, Martin ? Ce n’est pas un choix difficile. Je comprends que tu aies du mal pour le reste à te décider mais là, franchement, tu peux au moins faire cet effort ! Même un gamin de six ans saurait répondre à cette question !

Juliette frappe la table. La vaisselle en porcelaine de sa mère tressaute, provocant un tintement aigu saccadé. Arnaud lâche l’emprise sur sa main pour se précipiter sur son verre qui manque d’être renversé. Toute l’attention des convives se tourne vers elle : L’hôtesse parfaite. Même Lucie.

— Un peu des deux, gronde-t-il.

— Bien ! On avance ! Hélène ?

— Fraise pour moi.

— Arnaud ?

— Peu importe, fais-moi la surprise.

— Très bien, je choisis pour toi alors. Lucie ?

C’est la dernière à devoir répondre. Juliette l’a fait exprès. Son amie se tourne vers elle, et la regarde longuement. Il suffit qu’elle dise un seul mot pour redevenir la Lucie qu’elle connait. Un seul mot pour redonner l’illusion d’une soirée agréable. Fraise ou citron ? Choisis bien Lucie. Fraise ou citron ? Des yeux, Juliette l’implore. Des yeux, Lucie s’excuse et se tourne à nouveau vers Hélène.

— Alors, vous n’avez pas été un couple… Donc vous n’avez jamais couché ensemble ? Echangé un baiser ? Aucune promesse ? Aucun mot doux ? Rien ? Absolument rien ?

Le ton de sa voix est différente. Hélène se racle la gorge et jette un dernier coup d’œil vers Martin.

— Ça remonte à si loin, Lucie ! C’était une autre époque ! Franchement, je ne vois pas l’intérêt de remuer le passé maintenant. On peut se contenter de manger le dessert qu’à préparé Juliette pour l’occasion et se quitter. Nous ne nous reverrons plus. Je suis un courant d’air.

— Un courant d’air toxique, asséne Lucie.

Sans un mot, Juliette ramene le cheesecake vers elle et entreprend la découpe des parts sans aucune délicatesse. La tête baissée, elle fait mine de ne rien entendre qui pourrait mettre en péril la fin de son dîner.

— À bien y réfléchir, je peux aussi bien quitter la table tout de suite, répond Hélène en se levant.

Seuls les hommes sont encore assis. L'un vide son verre, l'autre regarde dans le vide.

— Non, attends ! Tant que je n’aurais pas mes réponses, je veux que tu restes ici, se radoucit Lucie. Je veux savoir.

— Chérie, je ne pense pas que ça soit le bon endroit, ni le bon moment pour parler de tout ça.

— Je vais te dire quelque chose Martin. Le bon endroit ou le bon moment, ça n’existe pas, pas plus que le Père Noël. C’est une excuse bidon pour retarder ce qui doit arriver. Pour éloigner de soi la merde qui va à coup sûr nous éclabousser. Un parapluie de secours mais qui n’empêche pas de sentir l’odeur nauséabonde qui se dégage de la vérité. Sache que ce n’était pas non plus le bon moment pour te décider un beau matin de changer de métier sans avoir un plan B parce ce que « tu comprends, je ne me reconnais plus dans les valeurs de l’entreprise ». Ce n’était pas le bon endroit pour rencontrer cette femme qui n’a jamais quitté ton esprit. Des excuses vaseuses je peux t’en sortir en vrac, au poids, comme tu veux. J’entrepose toute la merde malodorante dans une pièce cachée de notre superbe maison décorée avec goût. C'est sur que sur une jolie photo d'instagram, on ne sent rien. Heureusement !

Lucie saisit son verre à la volée, observe le vin onduler à la surface avant de le boire d'un seul trait et pointe du doigt son mari :

— Toi aussi tu sais cacher tes secrets. Mais tout, tout finit toujours par sortir d’une manière ou d’une autre. Au cours d’une conversation, d’un lapsus, d’une soirée toute simple. Est-ce que tu sens la même chose que moi ? Ça pue, non ? Nous sommes donc au bon endroit et au bon moment. Je te laisse mon parapluie, si tu veux. Je n’en ai plus besoin. Je n’ai plus peur d’être salie. Je n’ai pas peur... Non ! Plus peur de vos regards, de votre jugement. Vous n'êtes pas digne d'être des juges. Rien ne devrait faire peur. Rien ne devrait nous dissuader de choisir la vérité.

Hélène se rassoit silencieusement.

— C’est effectivement le bon endroit et le bon moment pour avoir une discussion à cœur ouvert.

— Parfait ! Je prendrais le citron, Juliette, si tu veux bien, déclare Lucie en s’asseyant à son tour.

Seule encore debout, Juliette se demande ce qu’elle doit faire. Une légère pression d’Arnaud sur la main la ramène à son rôle d’hôtesse.

Les assiettes se succédent et se remplissent d'une part de cheesecake que Juliette dépose à la va-vite. Le fromage se décolle de la base aux spéculos et tombe sur son flanc. Le coulis est ajouté sans modération, il dégouline de partout.

— Bon appétit à vous tous ! se force à prononcer Juliette.

Arnaud est le seul à plonger sa cuillère dans le gâteau. Hélène marmonne un merci tandis que le couple se tait. Juliette efface une larme discrète. Une larme qui était le temps de quelques minutes un océan ; de colère mais un océan tout de même.

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