Chapitre 22 - 1
Son cheesecake est rapidement englouti. Boire donne faim et manger donne soif. Un cercle vicieux qu’Arnaud prend plaisir à entretenir. Il boit de tout avec une nette préférence pour le vin rouge et les bières fraîches, des blondes IPA, mais s’il reste des Kro ou toute autre marque plus classique, il ne se refuse pas une mousse pour une étiquette. Quant aux sucreries, Arnaud n’a jamais pu résister à l’appel d’une bonne pâtisserie, ou d’une papillote accompagnée d’une clémentine. À chaque saison ses plaisirs coupables. Peu importe si le visuel n’est pas au rendez-vous. Le goût est là. Il voudrait partager son plaisir gustatif avec les autres et saluer le travail mérité de la pâtissière mais aucun d’entre eux n’y a touché. Juliette s’est contentée de mélanger le coulis au fromage, réalisant un camaïeu rosé qu’elle étale ensuite sur les bords de l’assiette. Arnaud essaie d’y déceler une forme reconnaissable mais rien ne lui vient à l’esprit hormis une peinture abstraite qu’il a vu en sa compagnie. Il frissonne en repensant au musée qui faillit avoir raison de lui et de son couple. Lucie enfonce sa cuillère dans le fromage, la ressort, l’enfonce à nouveau dans un geste mécanique. Il est lacéré de toute part. L’image furtive de Norman Bates tuant à coup de couteau Marion Crane dans Psychose, provoque un rire inattendu. Personne ne réagit. Arnaud continue son film où Hélène deviendrait la jeune automobiliste égarée et Lucie, le psychopathe à double personnalité. Un massacre.
Martin, lui, observe son assiette en silence. Avec le dos de sa cuillère, il fait des va-et-vient entre les deux coulis. Un zig-zag rosé et jaune se forme peu à peu. Un soupir d’Hélène qui joue à effectuer des ronds avec le pied de son verre ramène Lucie à elle.
— Où nous sommes nous arrêtées ? lance-t-elle en faisant mine de réfléchir. Ah oui ! Le fameux « rien ».
Hélène arrête de jouer avec son verre. Martin se redresse et Juliette continue sa peinture figurative sur son assiette. Le ventre plein, Arnaud est prêt pour le deuxième round. Lors du premier, il a pris un sérieux uppercut de sa voisine d’en face. Une jolie fille blonde peut cacher des armes redoutables. Ce qui ne l’a pas affecté outre mesure vu qu’il s’est resservi un nouveau verre. Petit celui-là. Pour la forme presque. Pour la beauté du geste. Les bouteilles vides s’additionnent à ses pieds. Le réservoir est presque vide. Avec un peu de chance quelques bières de secours doivent se trouver dans la cuisine. Lucie est à l’affut des moindres réactions d’Hélène. Celle-ci inspire profondément, regarde furtivement Martin, avant de s’adresser à la jeune femme.
— Allons-y alors.
— Oui, allons-y, répète Lucie.
Arnaud s’attend à tout désormais. La blonde a prouvé qu’elle savait montrer les crocs et mordre si besoin est. Hélène s’est aussi défendue avec panache. Quant à son homologue masculin, Arnaud est déçu. Pas de prise de position claire et nette. Ni pour son épouse ni pour Hélène. Ni pour de la fraise ou du citron. D’ailleurs il ne sait toujours pas ce qu’il s’est vraiment passé entre Hélène et lui sous le réverbère. Ce mystère le tient en haleine. Une curiosité presque malsaine le tenaille. L’homme parvient à rester de marbre alors que tout s’effondre à ses côtés. Que se passe-t-il en lui qui le paralyse à ce point ? Et surtout, comment cet homme taiseux peut être au centre du conflit de ces deux femmes ? Arnaud a beau le dévisager, il ne sait pas en quoi ses lèvres minces, son nez fin et son regard dur peuvent émouvoir la gente féminine. Il n’est ni un top model, ni moche. Martin est le type d’homme passe partout, comme on en voit dans la rue tous les jours. Alors sa voix ? Sa façon de parler ? La profondeur de ses propos ? Le cours de la soirée ne lui a pas vraiment donné l’occasion de statuer sur ces critères. Il s’exprime peu, assez bien malgré tout. De tous, c’est bien lui qui apparait comme le plus grand mystère de la soirée.
Il ne semble pas ailleurs, ni dans de profondes pensées. Parfois, Arnaud croit apercevoir un mouvement léger de son visage, une ombre rapide. Quelque chose qui ressemble à une grimace mais ne renvoie à aucune émotion. Comme s’il attendait son tour, le moment où il devrait jouer son personnage, sortir sa réplique, tout en ignorant qu’il tient le rôle principal. Son attitude est étrange. Lui n’aurait jamais laissé les évènements dégénérer. Jamais ! Lui serait intervenu bien plus tôt dans la soirée, tel un sauveur, un homme, un vrai, même saoul jusqu’à imprégner sa chemise ridicule de sa transpiration alcoolisée. Il aurait même pris ses affaires et quitté la maison depuis un moment. Tant pis pour la bienséance. Il aurait fait ça, oui. Dans sa tête, la scène a de la gueule. Une certaine poésie même. Car c’est ce que doit faire une personne qui se respecte et respecte les autres. Il faut savoir protéger les êtres qui nous sont chers. Son épouse ne le mérite-t-elle pas ?
Une forme d’excitation gagne Arnaud. Qu’importe s’il se prend quelques coups perdus. Il ne manque que les cacahuètes. Il attend la prochaine réplique sanglante mais rien ne vient. Qui démarre les hostilités dans ces cas-là ? Coup d’œil sur Hélène qui fixe Lucie, et inversement, mais elle ne semble pas vouloir se lancer. De même pour Lucie. Un duel du regard digne d’un spaghetti. Tout y est ; la lenteur des gestes, l’atmosphère pesante, les spectateurs silencieux et le bruit répétitif d’une cuillère contre de la porcelaine, qui marque le tempo. Juliette poursuit sa fresque. Arnaud ne s’intéresse pas à Martin dont l’inertie viendrait à coup sur plomber son enthousiasme.
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