Chapitre 24
Quand Juliette revient avec les herbiers dans les mains, Martin sait que la soirée s’achèvera dans les larmes, les reproches et peut-être même les cris. Cependant, il a un faible espoir, celui que Lucie parviendra à se maîtriser pour ne pas perdre la face devant tout le monde, quitte à exploser une fois dans la voiture, à l’abri des regards indiscrets. Un autre espoir, plus mince, plus fou, qu’elle ne fasse pas le lien avec les herbiers accrochés à la maison et celui que Juliette lui tend. Impossible. Il les avait trimballés durant des années.
Les études terminées pour l’un et l’autre, ils ont décidé d’acheter une maison rien qu’à eux. Lucie la voulait avec un grand séjour d’au moins 40 m2, trois chambres pour nourrir ses rêves de maternité, une cuisine ouverte, des WC séparés, une buanderie avec lave-linge et sèche-linge, une baignoire et une douche à l’italienne, du parquet dans les chambres et du carrelage dans le reste de la maison. Elle a ramené du garage de ses parents de vieux meubles de famille, des tableaux que Martin a renommé « les croûtes psychédéliques de tatie Josy », un tapis persan poussiéreux, la vaisselle de soixante pièces en porcelaine de Limoges de sa grand-mère, ses dessins de la maternelle jusqu’au CM1, et des photos soigneusement collées dans de volumineux albums. Martin n’en avait jamais vu d’aussi gros, ni d’aussi lourds. La mémoire est un poids mort. Toute une vie passée au scanner, encore et encore, à chaque fois qu’il se rendait chez ses beaux-parents. Les mêmes anecdotes ressassées, jusqu’au même rire prévisible à la page suivante. Il connaissait tout d’elle : son premier amour qui la griffa (et dont elle garda une discrète cicatrice à la joue), ses déguisements de sorcières pour mardi gras, son meilleur copain binoclard « Clément », sa période joufflue au début du collège, les tenues impeccables, les poses surjouées, le même carré avec une frange droite. Martin connaissait mieux l’enfance de son épouse que la sienne. Elle amenait tout chez eux, ses souvenirs, sa famille et ses rêves d’une vie maritale parfaite.
Martin, quant à lui, n'a exigé que deux choses : une grande télé et les herbiers. Lucie lui a demandé leur provenance une seule et unique fois. Il avait parlé d’un héritage familial. Elle n’avait pas cherché plus loin. Cela lui convenait.
Ses souvenirs à lui n’étaient pas encombrants. Martin a réussi à tout compacter en une seule boîte. Au fond de celle-ci, sont disposées soigneusement les lettres et les cartes postales d’Hélène. Le temps a fini par les abîmer aussi. L’encre s’effaçait par endroit, certaines pages se déchiraient sur la pliure. Par-dessus, il a ajouté d’autres vieilles correspondances pour ne pas attirer l’attention. Jamais il n’évoqua Hélène devant Lucie. Leurs premières années étant à distance, il pouvait appeler Hélène sans risque la semaine et être avec Lucie le week-end. Elles se sont croisées sans que sa future femme n’en sache rien. Il n’a jamais ressenti de culpabilité, car il considérait Hélène comme une sœur. Même si sa relation n’était pas ambiguë à ses yeux, il préférait la garder pour lui. Personne ne pouvait soupçonner son existence. Il a reconnu ses sentiments envers Hélène le jour où elle lui échappa. Lucie a pansé les blessures invisibles qui n’ont jamais totalement disparu. Engagée en tant qu’infirmière sans le savoir, sans y consentir. Aurait-elle accepté de jouer un second rôle ? La doublure d’une autre ? Martin en doutait. Alors il n’a rien dit. Il a porté en lui la souffrance d’avoir été abandonné sans vouloir en parler à quiconque et encore moins à son épouse. Il ne pouvait plus faire confiance à quelqu’un de façon si inconditionnelle.
Il aurait voulu aimer son épouse comme elle l’aimait lui. Avec la même avidité, la même envie de tout partager, de se dévoiler entièrement à elle sans aucune restriction ni retenue. Etait-ce la peur de se faire voler encore des morceaux de lui ? Martin a gardé cette réserve, cette double peau qu’il l’a protégé de tout. Tout naturellement, il a renfilé le costume qui lui allait si bien avant de rencontrer Hélène. Il a aimé Lucie comme il était capable d’aimer : sérieusement, simplement et rationnellement.
L’inventaire est assez rapide sur son investissement au sein du couple. Ils ont connu des jours heureux, et d’autres moins. Peu de cris, peu de larmes, peu d’effusions surtout en public. Il est meilleur père que mari. Officiellement, Martin est pudique. Officieusement, Martin se laisse porter. Il ne s’est pas posé beaucoup de questions avec Lucie. Sa façon de rendre les choses faciles, évidentes, sans prise de tête ont largement contribué à la pérennité de leur union. Le couple, c’est elle. Lui se contente d’y faire acte de présence. Un équilibre qui lui convient. Ses bras sont réconfortants, ses caresses l’ont même fait frissonner. Ses « je t’aime » l’ont embarrassé un temps, avant d’y être accroché, la peur au ventre de n’en mériter aucun. Lucie a la fraîcheur, l’innocence d’une fille qui ne veut pas grandir pour ne pas décevoir. Lui qui avait grandi trop vite, il l’a rassurée par son air si sérieux, elle le divertit. Deux opposés, qui se sont trouvés sans se chercher.
Pourtant Martin ressent de la peine pour cette femme qu’il n’aime pas passionnément, qui aurait mérité mieux que lui sans aucun doute, une mère avant d’être une femme, mais qu’il chérit à sa façon. Son vernis n’est plus. Envolé. Rongés jusqu’au sang, ses ongles font grise mine. Elle si soucieuse du « qu'en dira-t-on ». Ses joues vont rougir. Ses doigts vont se tordre. Je vais finir par la trahir à mon tour. Martin juge que son comportement risque de la mettre mal à l’aise. Il montre un intérêt poli pour les herbiers. Il les a si longtemps observés durant ces dernières années. Ils n’ont plus aucun secret pour lui.
Lucie est tétanisée. Il ferme les yeux, prie un dieu capable d’accepter en dernière minute un non-croyant, prêt à plier le genou pour un miracle exaucé. Viens, on rentre à la maison. Chez nous. Et on parlera, se dit-il. Lucie ne l’entend pas, bien sûr. Quand elle pose sa première question à Hélène sur ses liens avec lui, Martin se dit qu’il n’existe vraiment pas de forces supérieures en ce monde.
Les questions s’enchaînent, le ton monte, Martin se fait petit. Hélène fait face à Lucie. On doit partir. Il ne pense qu’à trouver une issue de secours. Loin de tous, même loin d’Hélène. Les deux femmes parlent à cœur ouvert devant des témoins muets.
Il voudrait se lever, frapper la table, surprendre tout le monde, imposer son silence, sa presque voix, sa présence mais il se contente de faire quelques pas à l’écart. Prendre de la hauteur. Comme autrefois, il souhaite être un spectateur de la vie. Et uniquement ce rôle.
Être un spectateur de la vie — Martin se demande à présent ce que cela lui a apporté. Il vu ses parents se battre, ses camarades jouer sans lui, Hélène s’éloigner sans rien dire. Il n’a jamais eu aucune exigence sauf celle de n’être pas un enjeu que l’on se dispute pour être par la suite abandonné.
Puis Juliette intervient. Alors tout prend un sens, s’imbrique parfaitement. Une histoire laisse des traces, se répercute sur d’autres. Même les plus discrètes déposent dans leurs sillons des trésors chéris, des souvenirs tronqués, des parfums délaissés.
Martin a du mal à réaliser les propos d’Hélène. Des années qu’il attend d’entendre ces mots, qu’elle s’obstine à ne rien lui donner, et voilà, qu’il les découvre à table devant son épouse. Il ne parvient pas à prononcer un mot. Ses émotions le clouent à sa chaise. Il enregistre chaque parole, les sauvegarde dans sa mémoire pour les réécouter quand son cœur sera apaisé.
Pourquoi as-tu attendu ce moment-là, Hélène ? Tu n’appartenais qu’à moi, qu’à mes rêves, et nous voilà exposés. Tu n’es plus mienne. La dernière chose que je gardais pour moi vient de se disperser, de s’étaler aux yeux de tous. Tu me lâches ce que j’ai tant réclamé de toi si facilement, si ouvertement, que je mesure à cet instant que tu me dis adieu. Et moi, alors ? Quand-est-ce que je pourrais avoir l’occasion de faire mes adieux convenablement ?
C’est Juliette qui trouve le chemin de ses bras. Pas lui. C’est Juliette qui parvient à la réconforter. Pas lui. C’est pour Juliette qu’elle a mis un terme à leur relation. Pas pour lui. Il n’avait jamais considéré sérieusement qu’Hélène puisse entretenir une relation aussi forte que la leur avec quelqu’un d’autre. Existe-t-il une hiérarchie dans l’amour qui lui échappe ? Pourquoi se sent-il si triste ?
Il passe son manteau comme automate et quitte la maison imitant les gestes de Lucie. La descente des marches du perron, la vue des mégots de cigarette par terre, le passage sous le réverbère, Martin est encore plus triste. Quelque chose lui échappe. Ou quelque chose de trop grand, de trop vrai à supporter, l’écrase. Une vérité peut étouffer.
Il fait terriblement froid dehors. Martin presse le pas pour regagner leur voiture, sans se retourner. Une fois dans la voiture, Lucie pose sa tête contre la vitre froide. La radio se met en route automatiquement, Martin l’éteint.
— Tu veux en parler maintenant ?
— Roule pour le moment. On peut encore faire semblant le temps du trajet d’être un couple heureux ?
Dans l’habitacle de leur voiture familiale, Martin se sent en confiance dans cet espace familier, sécurisé. Il a envie de pleurer pour la première fois de la soirée. Les larmes lui montent et dans l’obscurité, il les laisse couler.
— Oui, bien sûr.
Il met le GPS, enclenche la première, et sort de la place de stationnement. Lucie tend son bras, allume la radio. Le Requiem de Mozart emplit de ses notes l’habitacle. Un rire lui échappe. Martin ne réagit pas. Plus ils s’approchent de leur domicile, et plus Martin se demande s’il n’a pas rêvé cette soirée. Ne serait-il pas en train de somnoler devant son match de foot ? Pour une fois, il aimerait que ça soit juste un songe. Habituellement, ses rêves ne finissent pas sur une conclusion. Ils restent inachevés et gardent en eux des réserves pour un chapitre suivant. Est-ce que le fantôme reviendra après l’avoir revu en chair et en os ? Martin n’est plus sûr de rien.
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