Chapitre 2 - 5

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La soirée fut étrangement enjouée. Des poissons pêchés à quelques mètres de là, peu de marche, un bon feu et le ronron du flux constant de la cascade. Souvent fermée, impassible, la brune aux yeux dorées esquissa un moment de décontraction. Allongée jambes croisées, les pieds vers la braise. Elle avait tiré jusqu’à son dos une souche molle. Les mains nonchalamment derrière la tête. Elle fit une sieste après le diner.

Le guide ayant mangé plus que de raison se sentit bien trop leste pour tenter une fuite à grande enjambée. Il contempla alors le feu se consumer et les nœuds du bois crépités. La chaleur et la digestion le firent lentement vaciller. Les paupières devinrent lourdes, il s’efforça à les rouvrir, mais elles retombaient comme le rideau sur une pièce de théâtre.

Chaleur. Lente goute de sueur descendant son front. Un écœurement.

Les voix le réveillèrent si faible dans la moiteur de cette geôle. Les épais murs en pierres rougeoyaient devant le puit de braises vivaces. Des voix assez peu distinctes, des cris surtout. Le bruit d’un être meurtri par un tison brûlant appliqué sur son torse. Un gredin maintenu par quatre gardes vociférait de douleurs pendant que le fer s’enfonçait dans sa peau, sous le regard passionné du maître de maison. Le quatuor de costauds avait agenouillé le prisonnier les épaules bloquées en arrière. Il couina comme un porc, des cris de plus en plus aigus, manquant de plus en plus de souffles. La peau se fendait, se rompant sur toute la longueur de la zone d’application du tison jauni par la fournaise. En plus, de l’étouffante température s’ajouta l’odeur immonde de l’épiderme saisi à vif.

Il ne pouvait soutenir le regard devant la torture, derrière ses barreaux tenaces et rouillés pas le sang et l’humidité, il tenta d’esquiver le macabre spectacle. Mais le son entêtant de la douleur, lui rappela ses propres supplices et tous ceux qu’il avait dû admirer. Il pleura se mordant le bras pour ne pas céder à une folie, propre à ceux qui ont trop vu d’horreurs. Malgré la meurtrissure infligée par ses dents, il ne put fuir son présent et l’écoute involontaire de l’action. Son inconscient brisa la barrière de son espace mental, il fit ressurgir tout le poids du passé et sans même l’homme torturé son cerveau lui faisait deviner par les sons et l’odeur ce qui se passait. Cette brûlure profonde du haut du sternum jusqu’au bas de l’estomac. Maudite tête. Sa compréhension de la scène était trop grande, l’horreur devenant l’habitude, elle recréait seule l’absence d’images.

Epuisé et larmoyant, il se tourna dans ce caveau barré d’acier, bouchant ses oreilles. Il se recroquevilla sur lui-même, en gesticulant comme un pantin, frénétiquement. Oublier, il ne le pouvait. Il se secouait. Oublier, il ne devait pas. Il se secouait. Oublier, jamais. Il ouvrit les yeux. Dos aux tiges de métal. Il savait sans même relever la tête ce qui l’attendait. La vision cauchemardesque d’un cadavre, avec qui il partageait son étroite cage. Un squelette enveloppé encore d’une peau boursouflée parcouru d’asticots. Un morne compagnon, qui de ses orbites dévorées toisait le rescapé. Dans une posture figée et putréfiée, elle n’était plus que les lambeaux de ce qu’elle fut. Prit de spasmes et haletant, le survivant tenta un timide coup d’œil, comme pour espérer que tout ça n’était vrai. Que deux vies étaient encore présentes dans cet espace confiné. Les yeux dans les yeux, il ne vit que le visage mortifié dans lequel dansaient les vers et les blattes. Il hurla.

« Pardonne-moi ! »

« Je ne sais pas si je te l’accordes, guide. » Lança brusquement une voix.

« Hein ? Quoi ? Qui est là ? » Pesta l’homme en un bond de stupeur.

« Je disais que je ne sais pas si je t’accordes mon pardon. Après tout, tu fais toujours le même cirque. Gesticulations plus cris. C’est bien la première fois que tu sors dans ton sommeil quelque chose de censé et de compréhensible. » Sourit la sorcière en plissant légèrement les cils.

L’homme se rembrunit, mais restait sous le choc de son songe. Il envoya une mimique peu amicale en guise de réponse. Ses traits marqués auguraient d’un mal profond. Une ombre entachait le ciel de ses réflexions. Il releva doucement la tête affichant toujours un mécontentement.

« Il ne fait pas encore jour, tu peux te rendormir. » Proposa-t-elle en le scrutant, attendant une réaction à analyser.

Il jeta ses pupilles dans les siennes avec une tension palpable et violente. Elle soutint le geste, impassible. La scène tira en longueur dans un silence saturé de colère. Il eut un rictus mauvais apparaissant dans les commissures de ses lèvres. Elle baissa les sourcilles pour marquer une désapprobation provocante et rageuse, en entrecroisant ses doigts devant son menton. Elle serra, un léger craquement de phalanges retenti.

« Je ne te demande rien ! » articula-t-il lentement d’une voix sombre, presque caverneuse.

La phrase eut un effet plus heureux qu’escompter.

« Tu me tutoies maintenant. Je croyais ne jamais l’entendre. » Explosa-t-elle en un rire cynique.

Exaspéré l’homme s’en retourna violement dans sa couche. Cette réflexion lui déplut au plus haut point. Lui qui mettait une attention particulière à ne pas être familier avec cette foutue sorcière. Il regagna les limbes qu’il venait de quitter. Une ombre planant sur sa léthargie.

Au matin, son humeur ne s’était arrangée. Il ne voulait pas parler, il se terrait dans un mutisme mêlé de hargne. Pourtant la sorcière resta enjouée, comme si elle n’avait rien perçu du manège de son guide.

Le soleil fila dans le ciel, mais l’équilibre des sentiments ne changea en rien. Ils marchèrent ainsi, dans un duo de grimaces opposées. Le soir et le repas eurent l’effet de délier les langues.

« Tu ne manges pas ? » Commença la guillerette éclaireuse.

« Vous croyez que ça me plait de cauchemarder presque toutes les nuits ? » Siffla furieusement l’homme emmitouflé dans son long manteau.

« Cela n’a rien à voir avec ma question. » Pouffa la sorcière la bouche pleine de viande.

« Si cela à tout à voir avec votre question, mais vous ne pouvez pas comprendre. » Insista le guide le regard sombre.

« Peut-être, mais j’en ai rien à foutre ! » Gloussa la sorcière, surprise par sa propre décontraction verbale.

Vexé il ne répondit pas.

« C’est comme du poulet, c’est plutôt …

« J’en ai rien à foutre de votre poulet, vous pouvez le finir. » Coupa vivement l’ombrageux.

Elle répliqua à sa façon, en s’emparant du reste du diner.

« Si tu veux déjà te coucher, je ne te retiens pas. Se moqua l'affamée. Mais tache de ne pas trop faire de bruit en dormant. J'aime manger en paix. »

Ils échangèrent un duel de regards lourd de sens.

Elle savait que cette provocation avait touché la cible en plein cœur. Être méprisée pour une aussi futile remarque l'amusait. Peu lui importait le fond de cette rancœur. À quoi bon préserver les égos et les façades. Les humains et les faux semblants ne faisant qu'un. « Qu’il s'énerve et qu'il boude ! Pensa-t-elle. Le tintement de la culpabilité ne résonnera pas. »

Chacun ses problèmes. Donc, autant ne pas se voiler la face.

Elle piocha dans la carcasse des morceaux de viande cuite. Admirant cyniquement la détermination humaine de son compagnon, à faire de son problème invisible le centre de l'attention, qu'ironiquement il tentait de cacher.

Puis elle cogita. Ce voyage allait bientôt faire étape. Son amie se chargerait du guide. Puisse-t-elle extirper des réponses.

En attendant, son guide grommelait en s’enfonçant dans sa couche.

Le triste vagabond n'appréciait pas les remarques sur ces dires de la nuit. Ce reflet de sa mémoire qu'il tenait à taire. Quand son inconscient parlait sans son assentiment, cette copie du passé se révélait être un lourd fardeau. Pour ne pas sombrer dans son mal, il déversait toute sa colère sur une autre personne. Fusse-t-elle un anonyme ou son geôlier.

Cette présence vint à l'insupporter, car personne ne devait connaître son antécédent. Il voulait déjà partir loin d'elle. Mais cette réaction de défense, contre sa propre faiblesse, faisait naître une conviction bien plus profonde. La liberté à venir, le laisserait en paix avec ses démons intérieurs.

Une nécessité pour ne pas trop penser à ses souvenirs, pour contourner cette folie qui lui tend les bras.

Fuir. Encore et toujours. Une question devenant maintenant si centrale qu'elle en devint une certitude. Il savait qu'il restait peu de temps avant que ses cauchemars ne viennent le poursuivre dans son présent, sa réalité. Oublier et s'oublier étaient le seul rempart. Vivre et survivre à cela, tel était sa tâche.

Le silence, enfin. Une respiration lente. La chaleur de son souffle. Il allait s’endormir. Le perturbé jeune homme tenta de s’apaiser, imaginant un petit ruisseau arrosant un pâturage grassement fourni. Mais les songes et le cri des morts ne faisaient qu’un. Le passé lui arracha sa quiétude et sa douce pensée de campagne. Seul le tourment s’installa dans la nuit profonde.

Le petit déjeuner fut calme. Les deux marcheurs étaient extrêmement silencieux à l'approche du départ. Elle jeta un coup d'œil vers lui. Mais il ne la regarda pas. Dans un malaise profond, ils partirent, happés par la brume matinale et son épais manteau. Noyant la verdure sous son panache gris blanc, la fraîche évaporation floutait contours et formes précises. Les pas et les craquements des brindilles pour seul son. Difficile d'imaginer plus pesant silence. Le pâle soleil peinait a réchauffé le sous-bois. Du sol, on n’apercevait qu'une triste tâche jaunâtre ondulant dans un ciel de nacre qui dissimulait les cimes des arbres et des champignons géants.

De sa vision, l'homme ne pouvait distinguer le paysage au-delà de trois mètres. Soit presque la distance qui le séparait de l'éclaireuse.

Soudain un oiseau s'envola d’un buisson à côté de lui. Le volatile le frôla en piaillant. Surpris, il se figea, et par réflexe se protégea avec son bras. À cet instant il perdit de vue le dos de la jeune femme. Il pressa le pas. Une silhouette apparue. Celle d'une biche en travers de son chemin. L'animal releva la tête en mâchonnant la large feuille d'une plante grasse. Elle l'avala en toisant l'être devant elle, avec un regard doux et tranquille. À l'arrêt le promeneur vit la bête repartir d'un pas léger, presque lascif, dans le nébuleux brouillard. Un arbuste caressa le cervidé, et se fut le dernier signe de sa présence.

Emu par cette rencontre, l’homme resta un moment en suspension. Quand son esprit revint à un présent plus terre à terre, il s’aperçut qu’il était seul. Aucun bruissement de feuilles, aucune résonance de bottes, pas une branche cédant sous le poids.

Il lâcha un juron et couru droit devant lui, dans la dernière direction connue de la sorcière. Il ne tarda pas a retrouvé le dos reconnaissable de sa méprisable sentinelle. Pas un mot, pas un échange de banalités. Un retour à la marche et au silence, dans les débris de la tempête.

A la pause du midi, ils abordaient de fortes pentes. Ils mangèrent sur le pouce, avant de s’attaquer aux passages rendus périlleux par les dégâts du vent et de la pluie combinée. La difficile montée s’entreprit. Les gravats et les brisures de branches et de troncs glissaient sous chaque pas. La brume se faisait moins dense, mais ne rendit pas le parcours plus évident.

La forêt avait été comme couché toute entière, étendue sur le sol. La progression devint de plus en plus ardue. Les arbres sur pied se faisant de plus en plus rares. Une crête a nue apparue entre les nappes de nuages. Le soleil commençait à percer.

Ils durent laisser le sol pour ne vadrouiller que sur les grumes. L’abattage avait été terrible. Bientôt une odeur nauséabonde se fit sentir. Celle de la mort.

Sous les enchevêtrements de bois pourrissaient de nombreuses créatures piégées par la catastrophe. Un bestiaire d’animaux communs : cerfs, chevreuils, sangliers, loups,… . Mais d'autres corps étaient étranges et parfois terrifiants.

Peu identifiables, écrasés, broyés, des fois simplement cachés sous la masse végétale. Des monceaux de bois sur des tas de chaires. Cette montagne avait été battue par les vents et le résultat apocalyptique devenait perturbant. Les êtres de la forêt n’avaient pas eu le temps de se cacher ou de fuir dans les vallées. Avaient été t ils surpris ? Ne l’avaient-ils pas senti venir ? Non et c’est ce qui faisait froid dans le dos. Leur abri était devenu leur tombe. Seule la chance avait séparé les lieux sûrs, des lieux mortels.

Être au bon endroit au bon moment, voilà ce qui différenciaient ceux qui gisaient là et ceux qui marchaient sur la lande mortuaire. Ce triste sort fit froid dans le dos au présumé guide.

À mesure que le brouillard se levait, il levait aussi le voile sur l’ampleur des dégâts.

L’ascension d’une montagne décharnée, sur plus de mille mètres de dénivelé, plus une seule pente préservée. La végétation à raz. D’autres sommets apparurent bientôt. Eux aussi dépouillés de leurs habits de verdure. Une scène remplie d’une beauté funeste se dégagea à mesure que les nuages des hauteurs se dissipaient. Alors qu’un épais brouillard noyait les vallées et le bas des contreforts montagneux, les pics rocheux se déployaient hors de la mer d’humidité nacrée.

Le ciel immense d’un bleu turquoise se parait de son astre aveuglant. Resplendissant et morne tableau. Celui d’une catastrophe bercée par l’un des plus beaux spectacles de la nature. Le tendre bleu surnageant dans un océan de coton. Une veillée funèbre teintée d’espoir.

Une inspiration, un élan de joie, un bouleversement. Une petite goutte d’eau dans le coin intérieur de son œil droit, le triste suiveur tenait sa chance. Derrière ce panorama, il perçu l’adéquation miraculeuse entre son plan et cet horizon ouvert. La seule chose qui lui avait manqué, la certitude d’une route à prendre. Il savait maintenant où aller. Ce petit sommet au fond du vaste monde de coton. Si loin. Si loin, d’ici. Et de celle qui ouvrait la marche.

Mètre après mètre. Cadavre après cadavre. L’espoir de plus en plus grand. Il ne manquait plus qu’une pièce. Mais elle ne saurait tarder.

La chance est un état de grâce qu’on saurait laisser passer… !

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