Chapitre 9 : Fête d'engagement (1/2) (Corrigé)
« Buvez, dansez, festoyez ! On ne vit qu’une fois. On a besoin des gens comme nous, autant que les agriculteurs et les chasseurs. Profiterions-nous de la vie si on se cantonnait à boire de l’eau ? Rien ne m’extasie plus que l’ambiance chaleureuse d’une taverne. Quand les clients lèvent leur chope tous ensemble, quand leurs chansons éclatent les vitres poussiéreuses, je sais que j’ai accompli mon boulot à merveille. Et je souris. Tenir un tel établissement exige beaucoup de travail, mais le résultat en vaut toujours la peine. Parfois il y a quelques bagarres, jamais rien de grave. C’est ici que la véritable nature de mes compatriotes se dévoile. »
Déclaration de Belusse, tavernier orônien (1181 AU – 1217 AU)
— Levez-vous ! tonna la générale. Bientôt vous ôterez ces uniformes qui furent vôtre. Vous avez tous prouvé votre valeur, votre force, le poids de ses convictions. Puissiez-vous être aussi vaillants à la guerre qu’à l’entraînement. Vous êtes maintenant de véritables soldats. Fêtez cette victoire dignement, car demain nous ferons route pour la capitale vauvordienne où nous nous rassemblerons avec les autres unités. Le conflit débutera pour vous à ce moment précis !
Sept mois. Tout ce temps écoulé pour devenir ce que je n’étais pas. Au crépuscule sonnait l’heure des réjouissances, où nous allions célébrer notre victoire sous l’auspice de la hiérarchie. Ainsi nos problèmes seraient écartés… Un plaisir éphémère contre l’angoisse permanente. Parfois des nuances écarlates avaient jailli, souvent la silhouette vermeille nous avait maudits. Il n’y avait plus de raison de se plaindre, toutefois. Ce séjour constituait un simple avant-goût de notre avenir.
Qui étais-je ? Le miroir face à moi, à un moment où je ne me reconnaissais plus. J’étais une soldate, désormais. Mes abdominaux saillaient sur mon uniforme alors que mes biceps et quadriceps s’étaient épaissis. Je ne souffrais plus que de ma dépossession, de ce corps étranger, de ce cœur battant à tout rompre. Mes cheveux plus rêches étaient attachés en queue de cheval, et mes iris azur brillaient moins qu’auparavant… Et mes doigts s’étaient durcis. Adieu la délicatesse d’antan, au revoir les songes d’un monde imaginé.
— Nous devons y aller, proposa Kolan derrière moi. Il fait trop sombre ici, je veux voir la lumière. Contempler ton reflet dans la glace ne fera que te refroidir.
— J’observais ma trop rapide évolution, soupirai-je. Irréversible, il semblerait… Sommes-nous obligés de participer ?
— Mon amour nous y a vivement encouragés ! Il est mieux de se détendre que de passer une éternelle nuit dans la peur du lendemain. Il paraît que, pour l’occasion, ils ont amené des tonneaux contenant un breuvage des temps anciens : la bière.
— Sa réputation chez les nobles n’est pas des plus fabuleuses. Mais tu as raison, cette soirée ne peut pas nous faire de mal.
Kolan esquissa un sourire, infime certes, mais il avait assez tendu ses lèvres pour briller dans l’obscurité. Il entreprit de saisir la poignée de la porte et… glissa en arrière ? Lisime s’y était engagée avant lui. Se tordant d’un rire aigu, elle rattrapa Kolan à temps, le redressa et l’amena vers ses lèvres. De nouveau ils se lièrent de corps et d’esprit ! Portraits de citoyens engagés contre leur gré, trouvant un bonheur dans cette calamité. Et moi, trop occupée à les contempler, je ne sentis qu’après l’étreinte de ma consoeur.
— Je suis venue vous chercher, vous traîniez trop à mon goût ! s’exclama-t-elle. Ou alors c’est moi qui suis partie trop tôt, allez savoir !
— Un plaisir de te revoir, Lisime ! complimentai-je malgré ses bras appuyés contre mes côtes. Vu combien tes pommettes ont rosi, tu dois bien t’amuser.
— Je m’amuserai encore plus si vous étiez présents ! Qu’attendons-nous ?
— À quoi ressemble la fête ? Je ne sais pas trop comment les soldats s’amusent puisque ma vision se limite à celle des nobles…
Soudain une lueur étincela en elle. Sur sa lancée, elle m’ébouriffa les cheveux avant d’enrouler son bras autour de la taille de son compagnon.
— Sans vouloir te froisser, ma chère, les nobles ne savent pas s’amuser ! se gaussa-t-elle. Vous êtes sympas, je ne dis pas, mais parfois un peu coincés.
— Mais que…, bafouillai-je en m’empourprant. Comment sais-tu la manière dont les nobles font la fête ?
— J’ai participé à une de leurs festivités ! C’était un bal masqué, organisé par une baronne dont j’ai oublié le nom. Soirée privée peut-être, mais la nouvelle avait fait le tour de la capitale ! Alors mes amis et moi avions décidé de nous emparer des masques afin de pouvoir participer. On se disait qu’il suffirait de s’inventer des noms tarabiscotés et que le reste passerait ! Et ça a marché ! Au début… À peine avait-on goûté les merveilles locales et exploré les jardins que nous avions été démasqués ! La baronne et ses amis nous ont insultés de tous les noms avant de nous jeter en prison pendant un mois. Oh, que ce fut mémorable !
— Je me souviens de cette histoire, toute la noblesse en avait parlé des semaines durant ! Attends un peu… Tu as purgé une peine de prison, Lisime ?
— Assez perdu de temps ! Rejoignons les autres !
Inutile de s’éterniser sur les erreurs du passé. Ce qui exhortait ma partenaire, c’étaient les plaisirs du présent. Ce vers quoi elle se ruait à brûle-pourpoint. Elle nous entrainait sur sa voie, non malgré nous, là où un parfum enivrant éveillait nos sens.
Une vive lumière émanait depuis le sixième bâtiment en sus du tapage. Les pauvres animaux autour du camp ne dormiraient pas… Mais il s’agissait là de notre dernière préoccupation. Qui que nous fussions auparavant, nous étions dorénavant égaux dans le statut et l’avenir. On désirait partager les mêmes divertissements sans avoir vécu les mêmes histoires.
Un tableau flamboyant se déploya dès que nous entrâmes. Entre soldats et buveurs existaient peu de différences tant ils se complaisaient dans les bienfaits de l’alcool. Ils occupaient les tables par dizaines, remplissant leurs chopes grâce aux fûts dispersés çà et là. Les uns s’abreuvaient de bières, les autres jouaient aux cartes, certains combinaient les deux. Notre commandant s’adonnait à une partie avec quelques camarades de notre unité, parmi lesquels Emar et Ilza s’illustrèrent par leur vitesse de déglutition. Shimri aussi était avec eux : bien que plongée dans la discussion, elle se montrait encore trop réservée… Vimona et Kiril se livraient à la même exception, même si leur compagnie était moindre quoique plus diversifiée.
— Alors, camarades ? apostropha Lisime. Il reste de la bibine pour nous ?
— Évidemment ! confirma une soldate dont la mousse débordait de sa bouche. Elle va couler à flots ce soir, c’est moi qui te le dis !
Ladite militaire sauta alors du banc pour rejoindre ses compagnons de boisson. D’un cercle se forma leur rang unique, des jeunes dansant sur un air qu’ils chantaient eux-mêmes. Ressentais-je de la chaleur sur chaque parcelle de ma peau ? D’inébriantes volutes ondulaient dans la salle et s’imprégnaient chez la plupart des occupants. Plus personne ne se souciait de la guerre ni n’évoquait de sujets sérieux. Nous nourrissions l’amusement comme objectif commun.
— Voilà le fût intéressant ! désigna Lisime. De la bière blonde en provenance des îles Marône ! Un grand cru, je vous le garantis è Je te sers une chope, mon chéri ? Et toi, Denna ?
— Je veux bien goûter, accepta Kolan. Ça ne doit pas être si mauvais si tout le monde zn boit.
— Je passe mon tour, déclinai-je. J’avoue préférer les jus de fruits.
— Aucun souci ! dit mon amie. Tous les goûts sont dans la nature, après tout. Je sers donc deux chopes !
Un tonneau ferré, couplant le brun au noir, telle était la cible de mon amie. Ni une, ni deux, Lisime remplit une paire de pintes toutes fraîches. De la mousse faillit en déborder mais, à l’aide d’un petit couteau, se débarrassa de l’excédent. En quoi consistait le but sous-jacent. Quoi qu’il en fût, elle tendit la boisson à son partenaire, lequel l’attrapa avec hésitation.
— Et santé, surtout ! s’écria Lisime. Étanchons notre soif !
Main calée contre la hanse, elle cogna sa chope contre celle de Kolan. Elle vida sa bière en quelques gorgées tandis que son compagnon l’avait à peine entamée. Charmante éructation, au passage.
— Alors, que penses-tu de ma boisson préférée ? s’extasia-t-elle en sautillant.
— Pas mauvaise mais pas excellente non plus, jugea Kolan en examinant le liquide doré remuer dans sa chope.
— Je vais prendre ça pour un compliment !
Ses pas se méprenaient à des bonds. Sitôt arrivée que Lisime déglutissait une seconde pinte. Dans l’empyreume s’entrechoquaient des soiffards avides de récits épiques et de barcarolles. Beaucoup trouvaient leur compte dans un univers où eau et jus de fruits n’existaient plus. On ripaillait, on célébrait le triomphe, jusqu’à biture ou ivresse de l’âme. Tout était prétexte à se claustrer plus longtemps dans ce royaume commun à toutes les origines.
— Vas-y, Hintor ! encouragèrent plusieurs soldats. Il ne peut pas tous nous battre, quand même !
D’où ces ovations provenaient-elles ? La réponse me fut octroyée à la réplique des Tordwalais ! Un grand blond à la barbe hirsute affrontait Vandoraï dans un bras de fer. Tous deux appliquaient une intense pression, si bien que leurs tremblements se propagèrent jusqu’ici ! La table vibrait avec intensité sous l’effet de leur force ! Aucune subtilité, pas de réflexion, ils restaient appuyés sur l’autre, suant comme des forcenés, modérant tout gémissement malvenu. Et alors que kyrielles de frères et sœurs d’armes stimulaient leur favori, alors que le souffle de chacun se coupait sur le moindre geste, les opposants se fixaient comme deux parfaits antagonistes. On attendait. On observait. On s’accrochait à leur rythme. Et en un clignement d’œil, Hintor remporta le défi.
— Tu as enfin trouvé quelqu’un à ta taille, Vando ! se targua-t-il. Pas trop déçu ?
— Pas le moins du monde ! admit le guerrier de bon cœur, une amie lui tapotant le dos. La vie serait trop ennuyeuse sans personne à surpasser… C’est la preuve que je dois encore progresser !
Les deux adversaires entreprirent de se serrer les mains. Nouvelle manifestation de camaraderie au sein de nos remparts, brûlerait-elle aussi ardemment quand les flèches siffleraient et les épées résonneraient ? La hache en acier allait frapper : une autre concurrente s’invitait dans le jeu. Rohda confrontait son regard à celui de ses camarades.
— D’habitude je prends pas part à ce genre de trucs, lâcha-t-elle. Mais vous avez l’air plus robustes que les autres. Et si je me mesurais au vainqueur ?
— Oui, car moi, je passe mon tour ! annonça Vandoraï en s’écartant. Tu as déjà prouvé que tu étais plus forte que moi et je ne me suis pas amélioré depuis.
— Je suis volontaire ! accepta Hintor. Il paraît que personne n’a jamais réussi à vous battre ! Voyons voir si j’en suis capable !
Éloges et encouragements s’intensifièrent comme la sergente craquait ses doigts. Des lourdes enjambées résonnèrent tandis qu’elle s’installait. Les chopes furent brandies : le bras de fer allait débuter. Hintor et Rohda croisèrent le doigt, appliquèrent leur pression, et sous nos yeux ébaubis…
Rohda vainquit son adversaire en un rien de temps.
Nous ne pûmes admirer ni profiter. Dans son triomphe, notre supérieure roula des épaules et se releva. Quelques coups d’œil hostiles l’encerclèrent, cependant… Et pour cause : la paume de son adversaire avait rougi et des fissures s’étaient créées autour du point d’impact. Aucun plissement ne traçait pourtant le visage d’Hintor. Il… éclata de rire ?
— Vous êtes à la hauteur de votre réputation, sergente ! louangea-t-il.
— Ah bon ? douta Rohda. Tu trouves pas que je suis un monstre inhumain ?
— Pourquoi je penserais ça ? Vous avez plus de force et de caractère que quiconque ! Vous êtes la plus admirable militaire que j’aie jamais rencontré et ce sera un immense honneur de me battre à vos côtés ! Vous tous, buvez à la santé de la sergente Rohda !
D’argent fut l’éclat des chopes en contact ! Chaque buveur acclamait la militaire à sa manière : derrière sa figure de marbre se dessina un sourire en coin. Et même si elle baissait la tête, nous l’apercevions toujours s’empourprer.
— Pas la peine de m’applaudir comme ça ! fit-elle. J’accomplis juste mon devoir.
— Encore de la fausse modestie ? dit Maedon en se levant. Allons, si je t’ai nommée sergente, c’est que tu le méritais amplement ! Mais ne célébrons pas uniquement ton nom. Ce soir, nous fêtons votre engagement à tous ! Plus jamais nous vous appellerons « recrue » ! Plus jamais vous n’aurez à porter un uniforme malpropre et une épée en bois ! Vous avez prouvé votre valeur à de maintes reprises malgré l’entraînement raccourci pour des raisons d’urgence. Nous combattrons tous comme des égaux !
Ainsi se répéta la même scène, toujours plus tonitruante. Toutes les festivités se déroulaient-elles selon des étapes similaires ? Alterner entre beuveries et dialogues devait en divertir plus d’un mais rencontrait vite ses limites. De leurs talons ils tournoyaient sur les interstices. Sur les tables ils épuisaient le stock d’alcool. Tant à apprendre et à explorer au-delà de la voie des épées… Nous nous suspendions vers les plaisirs primordiaux de l’existence. Encore fallait-il y identifier un propos.
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